10/10
Si un jour le grand Cocteau dit à propos de Lovecraft qu’il gagnait à être lu, le critique qui serait en charge de lire les nouvelles de Michel Rozenberg pourrait être fort tenté d’affirmer la même chose. Dans notre société qui s’est depuis longtemps convertie à la culture de masse, la remarque aura également peu de portée. Lovecraft étant mort dans la misère, on s’étonne de temps en temps de découvrir de ces auteurs qui savent trancher sur le vif et nous parler un peu d’autre chose que ce que le consensuel nous assène régulièrement en policiers et autres livres qui s’ajoutent aux autres livres comme des produits. Non, la lecture de Rozenberg s’affirme comme une cure de jouvence, mieux un retour renouvelé aux grandes plumes de jadis. En attendant la réédition très attendue de son premier recueil, " Altérations ", les éditions Nuit d’Avril ont eu la très bonne idée de nous faire l’honneur de son nouveau recueil, " Les maléfices du temps ".
Six nouvelles composent ce recueil, six regards hallucinatoires sur nos grandes profondeurs qu’il était fort judicieux de lire dans le détail afin de savoir si cet auteur pouvait supporter une comparaison avec le grand Jean Ray.
" Les maléfices du temps ", la nouvelle titre, reprend un grand classique du fantastique, le sortilège. Une femme, la quarantaine, titillée par une publicité mensongère que distribue un clown dans une galerie marchande, pénètre un midi dans une vieille brocante, " La brocante interdite ". Là, elle tombera sur un homme à l’âge indéfinissable mais dont l’aspect porte à croire qu’il est dévoré par une maladie dégénérative. Attirée par un livre à la couverture rouge mais à la lecture interdite aux profanes et réservées aux " initiés ", elle sortira finalement du magasin avec le fameux cadeau promis par le prospectus, une boîte au couvercle en plastique. Intriguée, elle ouvrira la boîte sans se douter un seul instant qu’elle va mettre les pieds dans une redoutable mécanique. Tout au long de sa nouvelle, l’auteur jongle entre deux récits parallèles, celui de la femme, Dominique, ainsi que celui de Michel Van Pee, l’ami d’Université du mari de cette dernière. En un jeu de confessions qui racontent la lente transformation de sa femme, son mari fera un sort particulier à celui que le hasard dressera sur la route de leur malheur et ainsi, passer la main en quelque sorte. Si on cite souvent Jean Ray à propos de Rozenberg, dans cette nouvelle, c’est le fantôme du grand Monthague Rhodes James qui se profile. Lente, insidieuse, la nouvelle fini par prendre une allure de redoutable récit lovecraftien autre épigone qui se devine dans cette histoire " ensorcelante " de perte et de rédemption. Faut-il y voir également une métaphore sur les rapports humains dans notre vécu quotidien ? C’est un parallélisme possible quand on suit cette prose forte, méticuleuse, se déroulant selon un véritable cheminement Hitchcokien.
" Le Temps d’aimer " use d’un autre thème classique du genre, celui de la mort tout simplement. Mais là où Michel Rozenberg innove c’est dans le changement de perspective. Jeanne est un femme qui, arrivée dans la maison de vacance où jadis elle se retrouvait avec son mari, se met à faire des cauchemars. Le récit, suscite d’autant plus le malaise qu’il juxtapose les rêves, les enchaînant selon une procédure irréversible de chevauchements qui brouille tous les repères spatio-temporels. Jeanne rêve, et à chaque fois, se retrouve dans une maison où elle entend des pas, ceux de son défunt mari, qui, encapuchonné comme un moine à la manière des romans gothiques, l’invite à le suivre, dans un tombeau. Quelque soient les lieux dont elle rêve, Jeanne se retrouvera toujours soumise à la même et irrésistible fatalité, suivre son mari dans la tombe. Rares sont les nouvelles à savoir distiller un sentiment de claustrophobie telle que par un processus d’identification, le lecteur ne pourra que se sentir chuter en ses propres abîmes tout simplement. Car sous le prétexte du thème de la mort et sa hantise, l’auteur nous met finalement en face d’une seule évidence, celle de se voir mort, sous la terre, sous la vie, et dire encore " je suis vivant ". Un texte remarquable, âpre et qui laissera longtemps au lecteur un sentiment de malaise absolu.
" A rebrousse temps " est quand à lui encore plus redoutable, puisqu’il remet au goût du jour la thématique de la hantise, et notamment celle que peut engendrer l’infanticide, à moins que ce ne soit encore plus pervers. En effet, la nouvelle pourra également être lue comme un lent récit de conversion au meurtre, par un récit " à rebours ". L’auteur fait comme dans la nouvelle précédente, il bouleverse les perspectives. Ainsi, de simple enquêteur, le personnage principal va peu à peu voir les bornes de la réalité se brouiller pour mettre à jour par le jeu de la hantise sa propre vérité, celle qui se cachait dans ses profondeurs. En jouant avec les perspectives, l’auteur nous montre combien l’âme humaine est productrice de ses propres pièges, tares et enfermements, mais aussi de ces banlieues infernales ou c’est sa propre altérité qui la révélera à elle même, et en même temps au réel.
Ainsi, le " Deviens ce que tu es " se réalise par le récit des cheminements qui de la folie au meurtre invite à nous interroger encore une fois sur la frontière ténue existant entre la parole, le récit et l’acte, véritable trilogie magique avec laquelle l’auteur joue à merveille.
" Les Spectres du temps " reprend une thématique extrêmement difficile à mettre en scène, celle de la culpabilité. Le lieutenant Sanders, sur le point de prendre des vacances, est sommé d’enquêter sur l’étrange mort d’un homme âgé, Marc Lefèvre, un grand solitaire comme nos villes en comptent beaucoup. Celui ci a été retrouvé un jour la gorge et les poignets tranchés par un couteau. A ses côtés, se trouve un appareil enregistreur ainsi que quelques cassettes en guise de testament ou plutôt, dans ce cas, de témoignage. Peu à peu, au grès des confessions de ce vieux solitaire tourmenté par des lettres de menaces dont l’écriture ressemble étrangement à la sienne, l’enquêteur parviendra à rentrer dans la propre psyché d’un homme qui ne cesse de répéter ses manques et ses erreurs passées, avec au bout l’acte final et radicale. La fin est comme un choix définitif, un homme, sa femme et ses enfants. Peut-être une solution provisoire face à la terrible conclusion de cette nouvelle. Par delà la culpabilité, ce récit nous parle de
" nos solitudes " et leurs cohortes de démons.
Réfutant le classique exercice démonstratif à la manière du religieux, Michel nous montre tout ce qu’une nouvelle fantastique peut générer comme processus de mise en questionnement de l’homme, sa pysché, le réel et le monde. Car, sous l’excuse de la leçon cruelle et sans concession pour " l’échappée ", le récit fantastique génère bien des processus curatifs et libérateurs. De fait, la plume de Michel le démontre indirectement, la fonction d’un récit fantastique peut également être de crever l’abcès, dépasser le moralisme brut pour permettre de mettre en relief l’homme et le monde, l’homme et la vie. Et par la mise à jour de nos tares et cette puante culpabilité, peut-être nous permettre de nous en annexer, du moins essayer...
" Le Temps fissuré " est à la fois la nouvelle qui pourra se juger comme la plus dure et en même temps la plus sincère du recueil. L’histoire nous raconte les tentatives que fait un écrivain pour engendrer de la nouvelle policière parfaite. Ouvrant sur son personnage, Gerard Bergh, le récit entrecroise les questionnements d’un écrivain sur sa capacité à se réaliser, ses doutes, ses rapports avec ses amis du lycée par le truchement de ses personnages dont il ne cesse de conter et d’expliquer la chute. Son personnage, Gerard Bergh nous montre une chose, c’est que quand on est engagé dans le chemin du meurtre, il est toujours difficile de s’abstenir de sa fonction, et c’est bien même le hasard qui le condamnera à répéter inlassablement l’acte, la violation du " Tu ne tueras point ". Par un constant aller retour entre les personnages de fiction, l’écrivain et ses propres errements, Michel Rozenberg met en question de multiples thèmes, comme celui du meurtre, du pouvoir de l’écriture, du rapport entre fiction et réalité, pour finir par le truchement du fantastique dur, par nous signifier combien les frontières délimitant le réel du fictif peuvent être minces quand il s’agit des jeux d’identité. Passer derrière ses fictions a quelque chose de définitif dans le fantastique, un pouvoir dont semble user la société de consommation. Ce qui expliquerait la situation actuelle des médias incapables de poser les règles entre normes et valeurs et de confondre identité et groupe et leurs inévitables conséquences. Ce qui n’enlève pourtant rien à leur vocation d’informer et de distraire, bien au contraire. Autant de stupéfiantes réflexions auxquelles peut amener la lecture d’une telle nouvelle. On cite Jean Ray pour Rozenberg, il serait peut-être également non négligeable d’évoquer Lucius Shepard, pour ce fantastique qui par d’infimes détails nous entraîne dans des mondes clos qui portent à la fois la marque de nos solitudes individuelles mais aussi celles de nos sociétés, deux enfers " psycho actifs " se renvoyant éternellement leurs mêmes productions d’inégalités, de différences, d’injures, de racisme, ou tout simplement des regards et des jugements qu’on porte sur les autres et sur soi-même, comme si la brisure restait définitive, comme si le confinement millénaire qu’est le notre dans le grégaire et le tribalisme de nos sociétés resterait indépassable. Car qu’est ce qui se dessine également dans cette nouvelle si ce n’est une amitié ratée, au travers du fictif que l’auteur parvient à mettre remarquablement en abîme mais que le lecteur pourra décrypter ? L’amitié, c’est une parole mais également un regard. Et dans nos sociétés de l’apparence, il arrive souvent que le regard des autres devance le notre propre et ainsi participe indirectement à un échec. Ainsi, en lisant le récit de fiction que raconte un écrivain, nous lisons également sa propre histoire. Il n’y a pas de véritable frontière, tout est porosité, et en devenant ce qu’il raconte, le personnage de l’écrivain nous montre les grands possibles que comporte l’acte d’écrire tout comme l’échec, définitif. Ce qui justifie d’autant plus l’acte ultime et sublime qui est celui d’écrire...
Que dire d’autre sur Michel Rozenberg sinon qu’il est en train de devenir une référence du genre fantastique en France...
Mais il serait également juste d’affirmer que les éditions Nuit D’Avril comportent également les futurs grands prosateurs du genre fantastique moderne Français, émergeants parce que trop ignorés par les médias, et c’est très regrettable...
Ce sont des auteurs comme ceux là dont on devrait parler un peu plus dans les médias, par leur capacité à soulever des siècles d’interrogations par le subversif du fantastique, mais également par cette langue radicale et définitive qui, tout en nous ôtant les bornes de notre réel et de nos certitudes les plus fondées, nous aide simplement à nous ouvrir à ce qui nous fait être ce que nous sommes dans nos comportement et nos jugements : d’incroyables échecs de la vie et en même temps de superbes mécaniques célestes. Serions nous les seuls Dieux de cet univers ou sommes nous également " agis " ? Les mécaniques du conte sont là depuis toujours pour nous montrer que la réponse reste double...
Michel Rozenberg est en train de devenir l’un des 7 piliers du récit fantastique européen, et les éditions Nuit d’Avril en comptent plus d’un dans leurs rangs fertiles...
Les maléfices du temps, Michel Rozenberg, Editions Nuit d’Avril, 174 pages, 14.50 €.
L’avis de Cécilia :
Michel Rosenberg est le lauréat 2004 du prix du fantastique de Robert Duterne pour son premier roman Altérations.
Site officiel de l’auteur http://www.michelrozenberg.com/
Michel Rosenberg est désigné comme le successeur de Jean Ray.
Alors qu’elle se balade tranquillement, Dominique reçoit une invitation à se rendre dans un nouveau magasin d’antiquités. À son entrée dans la boutique poussiéreuse, elle découvre un livre poussiéreux qui l’attire irrésistiblement. Elle l’ouvre malgré l’avertissement : « Lecture dangereuse pour les profanes ». C’est le premier de cinq récits que regroupe le livre
Les récits se déroulent dans une atmosphère glacée, trouble et obscène. Ils ont l’irréalité de contes de fées qui auraient sombré du côté obscur de la force. L’écriture est belle.
Auteur : Michel Rozenberg
Éditeur : Nuit D’avril
Date de parution : février 2006
Format : 16 cm x 24 cm
ISBN : 2350720195
Prix : 14,50 €
Cécilia