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  Sommaire - Livres -  M - R -  Car je suis Légion
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"Car je suis Légion"
Xavier Mauméjan

Editeur :
Mnémos-Collection Icares
 

"Car je suis Légion"
Xavier Mauméjan



10/10

On pourra s’étonner que des critiques s’amusent parfois un peu trop à donner d’excellentes notes pour des oeuvres soi-disant sans grand intérêt, confirmant ainsi l’opprobre jeté par ceux qui peuvent supputer quelque complaisance malsaine ou copinage opportun de la part du dit chroniqueur. De là est probablement né ce réservoir à massacre pas toujours justifié constitué par l’équipe Bifrost, qui, s’ils peuvent faire figure de Mad-Movies de la littérature de genre, s’acharnent parfois un peu trop généreusement sur des oeuvres qui méritaient plus d’éloges et d’attention que de hargne à martyriser. A moins que, comme il se fait parfois ailleurs, ils aient préféré ignorer tout simplement de lire avant de critiquer. Le cas de Fabrice Anfosso est à ce titre significatif quand à un traitement par trop facile et totalement injustifié, il va de soi. Anfosso est probablement l’une des meilleures plumes du genre et une valeur de la fantasy tout court, tout comme peut l’être un Thierry Di Rollo en Science-fiction. Alors pourquoi de tels partis pris ? A contrario, vu de telles erreurs appréciatives et d’impasses de pure critique, devrions nous jeter la pierre sur une équipe qui est également celle des remarquables éditions Le Bélial, l’une des meilleures de notre petit monde éditorial, pour autant que nous aurions quelque peu raison quand à souligner ce "zèle" parfois trop dogmatique ? Non, certainement pas. Disons qu’ils sont peut-être nécessaires pour donner un contrepoids au genre et lui conférer ainsi une légitimité plus critique, moins complaisante.

En arpentant l’écriture subtile et progressive de Xavier Mauméjan, auteur discret mais toujours aimable lorsqu’on vient à lui parler tout simplement d’écriture, on aura envie de remercier une narration riche, une expressivité sans grand maniérisme mais puisée en quelques flots anciens, quelques fontaines obscures drainant avec elles ce souvenir des anciennes peines et des antiques sagesses, pour reprendre Mervyn Peake, à moins que ce ne soit, concernant Xavier, une tentative de saisie du théorème même qui se nomme le mal originaire et originel. Car non seulement Xavier s’attelle à une recherche et une "mise en scène" topologique de cette trame, mais encore, il tente avec une certaine intelligence à en édifier le pathos, la première fondation à la fois symbolique et "archétypales" , ce que sera son nom et ce que sera son action dans le monde des hommes. Sur le même chemin ouvert par le remarquable duo, Nicolas Jarry et France Richemond dans leur premier roman commun, "Sphinx", Xavier Mauméjan s’aventure à son tour sur les sentiers du clair obscur de la proto-histoire. Et, nous allons le voir, Xavier fait oeuvre dans ce roman d’un certain art pour allier l’art de l’exégète au pur récit d’aventure fantastique, brassant allègrement conjectures romanesques fantastiques et, de loin en loin, quelques nouvelles perspectives sur ce qu’englobe le mal et les archétypes qui lui sont traditionnellement attachés, à moins que ce ne soit un homme qui s’élève à un autre pouvoir, une autre saisie sur le monde de la croyance et des relations que posent la croyance, les règles et les lois. Dès lors, comment penser le mal sous la dénomination de Satan comme un pur opposé au bien quantifié par un Dieu ? C’est ce que soulève de loin en loin cet incroyable récit totalement assumé par son auteur de bout en bout.

L’histoire prend ses racines dans l’ancienne Babylone, celle de 585 av. JC. L’auteur use d’un cadre simple mettant en scène une famille qu’on croirait issue directement de l’exégèse biblique. Avec simplicité et délicatesse, Xavier parvient à rendre une ère ancienne prégnante, en quelques lignes, par les mots échangés entre ses personnages, les traits, précis et comme relatés par un historien ayant vécu les événements, un homme ayant caressé de ses yeux les couleurs, vécu le temps d’une époque qui semble être le premier temps de tous les temps. L’auteur nous brosse le tableau d’une époque où l’existentialisme ne s’est pas encore annexé du regard verticale vers le sacré d’un ciel qui se love dans les esprits comme dans les coeurs, comme une seconde nature, de cette nature non encore mise à mal par les aphorismes Nietzschéens. Le monde dont Xavier nous dresse l’alpha et Omega parfait est un monde sur lequel veille encore les yeux des Dieux qui peuvent prendre l’allure de l’étoile du matin venant caresser encore l’aurore naissante ou un ensemble de rites et de coutumes qui participent de la vie intime et communautaire d’une société éparpillée, une société ayant encore quelques centres, mais dont les distances sont vues comme des parcours d’un lieu vers un centre sacré. C’était le temps de ces Jérusalem, de ces capitales du sacré desquelles venaient parfois des sacrificateurs ou vérificateurs. Or, un jour, l’un de ces personnages chargés de trouver et d’élire les enfants présentant certaines qualités précise, fait irruption dans une petite ferme. Il annoncera aux parents que le père se devra d’emmener son fils unique, Sarban, vers la mythique cité de Babylone. Il y sera élevé et éduqué comme Novice et futur juge de loi. Avec un sens du détail et une authenticité d’écriture, l’auteur nous raconte alors cette rencontre entre un petit villageois et la cité céleste d’un monde encore balbutiant, soumis à des Dieux multiples et rompu à des rites et traditions pleins de pittoresque et de sauvagerie.
Xavier nous raconte ainsi l’histoire de ce juge de loi immergé dans un monde qui, peu à peu, va crouler sous les signes significatifs d’un mal infame inscrit au coeur de son monde qui commence à devenir cet ancien monde dont on connaît au fond si peu de choses et qui engendrera quelque part les premiers monothéismes. Quinze ans après sont arrivée au sein de "l’Ordre des Accusateurs", Sarban découvrira peu à peu un certain pouvoir et accompagnera un monde et un système de croyances qui le fera être en action ce qu’il était en puissance. Babylone pâlit sous l’oeil malade d’un soleil dont les Dieux semblent s’être détournés et le chaos avec tout son cortège d’infamies s’installe dans la cité. Intrigué par un étrange et soudain meurtre au sein de la grande Babylone, Sarban ne sait pas qu’il va connaître là le théorème premier qui changera à jamais la vie des hommes mais aussi et surtout la sienne, celui où le mal décidera une bonne fois pour tout de s’installer au coeur du monde des hommes pour s’en instituer le maître secret et éternel. Ce que Sarban ne sait pas c’est à quel point ce temps des grands changements est lié à son histoire personnelle ni quel rôle il va endosser dans ce gigantesque artefact qui ouvrira le monde et celui de la croyance à des nouveaux rapports et à un nom qui fera bon gré mal gré notre culture, quelque soient ses variations et ses appelations. Mais ce qu’il y a de plus extraordinaire dans ce monde des premiers âges du "croire" c’est ce qu’on entend par un nom qui sera l’enjeu de bien des discussion sur ce qu’on pourrait nommer de façons scolaire "la nature et la fonction du mal". Un théorème que sans s’en rendre compte, Sarban accompli avec la ferveur d’un croyant des premiers âges...

De La Grande Babylone comme du berceau des croyances primitives ou l’art inversé de l’Hagiographe.

La question des origines pose toujours problème quand un romancier veut se faire historien et se saisir de ces fameuses "racines du mal" qui ont autant fait courir les romanciers que les doux rêveurs et croyants de ces "impossibles lieux et idoles quantificatrices". L’idée donc de commencer à partir d’un topos comme celui de la grande Babylone ne sera pas pour déplaire à un public un peu trop habitué à ces lieux et personnages communs de la fantasy ou à un fantastique basé sur l’immédiateté du spectaculaire et ce "palpable de l’inquiétante étrangeté". Xavier fait ici à la fois office d’historien, d’exégète et d’hagiographe dans cette curieuse méthode d’établir non pas seulement la vie d’un être d’exception comme ceux qui narraient la vie des saints, mais également se faire l’auteur d’une histoire parallèle et fabuleuse, anachronique et indistincte, celle de Satan en personne.
Un tel pari, qu’on aurait juré trop risqué pour porter quelque fruit romanesque, l’auteur semble le remporter haut la main. Il nous donne pour cela une histoire qui dans sa narration linéaire et belle, collant parfaitement à une histoire qui dans ses premiers balbutiements, rappelle toutes "nos histoires" (le Christianisme, l’Islam, le religion Hébraïque) dont on aime tant à faire le commencement d’un tout. Ainsi, l’histoire du voyage et de l’apprentissage de cet enfant se déroule en parfaite synchronie avec une description d’une époque à un moment donné de l’histoire humaine où on sent suinter la fin d’une certaine idée du croire, ou plutôt la fin d’une manière de croire. Sarban va donc suivre un chemin, celui de la perte et de la ré-appropriation de soi, banni par ses pairs, gagné à son trône, celui du monde. Et Satan connaît ainsi son histoire de chaire avant de se faire archétype puis finir telle l’idée, une pensée même. Chemin double conté avec justesse par Xavier Mauméjan, "Car je suis légion" est le récit inaugurale du grand Satan, celui qui éprouve, bien encore loin de son utilisation chrétienne, en un mode primitif mais passionnant pour qui s’interroge sur les origines de ce "Satan", si loin si proche, dans le clair obscur, toujours à quelque pas de soi et bien loin du coeur quand il ne se met situe plus seulement qu’à l’autre bout de la volition d’aimer son prochain (le christianisme) , pratiquer l’amendement de ses fautes par le sacrifice du guerrier au sens propre ou au sens figuré (le vrai sens du Jihad de l’Islam) ou suivre le juste chemin sous le soleil et la lune qui sont les deux regards du Dieu d’Israël à la fois bienveillant et vengeur. Le livre de Xavier Mauméjan nous parle donc des premiers temps du grand Satan mais dans le sens de "ennemi" ou "adversaire", ce binaire de "l’être là au monde", celui qui met en procès, matière et personnalisation du mal, créateur du monde selon les Cathares, le monde où est absent l’esprit qui est Dieu. En un peu plus de 350 pages, Xavier Mauméjan nous édifie l’histoire de notre monde par le subterfuge de cette Babylone, topos de tous les topos. Ainsi, en même temps que se prépare l’avènement du Dieu des Hébreux, Satan rentre dans notre histoire, et en gravissant les degrés de cette Tour de Babel, symbole langagier, il se fait le prince de ce monde, celui qui accuse c’est à dire qui perce et met à jour les fautes de l’autre et le commande à s’amender de ses fautes. Bien loin du dogmatisme chrétien, le Satan que la plume de l’auteur nous prépare par le biais de l’aphorisme Nietzschéen "Deviens ce que tu es", cette superbe parabole littéraire en forme de roman d’apprentissage, ce Satan est à voir comme le double du monde, des hommes et de leurs actes. Et son entrée symbolique dans la trame de la vie même produit par de belles correspondances à la fois romanesques et symboliques, des ponts avec d’autres cultures comme la culture d’extrême orient.
Ainsi, en ouvrant le chemin d’un Satan au sens physique du terme pour ensuite l’incarner dans un souterrain symbolique de l’enfer chrétien, l’histoire semble se finir dans ce rapport à "soi même comme un autre" où est contenu toute l’idée de l’action, de la fonction de cette action et sa rétribution ou sa sanction. Dans ce roman, Xavier Mauméjan nous conte l’histoire d’un homme qui est chaire puis sera symbole manichéen pour devenir l’artefact de chaque être en rapport au monde, double dans ses actions et sanctions. Devrions nous parler d’une histoire de notre être culturel, ce qui fait de nous des être de morale mais enclins au mal ???
Toute la dialectique des religions et philosophies semble converger vers cet "état de l’homme en présence du monde", et toute l’histoire du roman de Mauméjan tente d’une façon remarquable d’en établir l’équation de départ, ce moment à partir duquel s’est édifié cette dichotomie entre bien et mal mais intimement liés à nos actes et pensées. Ce livre est un chef d’oeuvre et mériterait pour cela un prix comme le prix Bram Stoker pour cette équipée au coeur du mal, à moins que ce ne soit simplement une équipée au coeur des hommes et de leur "communautaire" toujours en germination de ce qui les divise et les oppose, les réuni et les condamne, bref de ce qui les fait "êtres de complexion et de complexités", de contradictions et de dualités nécessaires et toujours insuffisantes. Le Satan des premiers temps est l’esprit même du monde où les hommes se trouvent pris dans la matière et appelés par l’éther d’un ciel qui cache celui qui est absent, "celui qui manque à"pour paraphraser la pensée lévinasienne......
Un livre gagne à être un grand livre lorsqu’il interpelle, lorsqu’il suscite par le subtile jeu des correspondances des questions et des interprétations. Par quelque étrange lien, donc, ce roman nous interpelle sur ce que semble être la vie même, à savoir l’éternel va et vient d’une pensée de l’être prise qu’elle est entre l’attente et la vie. Vivre et attendre, assumer un temps qui passe et la mort au bout tout en nous tenant dans une attente, une demande muette face à l’absence de ce qui doit advenir, de ce qui est en suspend, qui retient son souffle mais manque à arriver parce que incertain.....
Par la réactivation de l’un des plus anciens archétypes du monde et de la trame philosophico-religieuse qui en découlera, Xavier Mauméjan a engendré d’un grand livre.

Car je suis Légion, Xavier Mauméjan, Mnémos, Collection Icares, 351 pages, 19 €.

Emmanuel Collot





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