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  Sommaire - Livres -  A - F -  L’Appel du Mordant 1-Le Miroir de ses rêves 2-Un cavalier passe
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"L’Appel du Mordant 1-Le Miroir de ses rêves 2-Un cavalier passe"
Stephen R. Donaldson

Editeur :
Folio SF
 

"L’Appel du Mordant 1-Le Miroir de ses rêves 2-Un cavalier passe"
Stephen R. Donaldson



10/10

Folio fait oeuvre d’archéologue en choisissant de rééditer l’un des auteurs phares des années 80/90, à savoir le grand Stephen R. Donaldson. En relançant sous le feu des projecteurs une fort belle trilogie (mais pas encore son oeuvre majeure, "Les Chroniques de Thomas l’incrédule", et on peut une fois de plus se demander pourquoi) Folio innove vraiment, surtout au regard de ceux que commençaient à lasser les classiques "best sellers fantasy sagas".
Paru en 1986 aux USA, cette trilogie d’un romantisme non dénué de violence est une intéressante saga intimiste sur la solitude et ses issues.

Si pour toute peine il y a une consolation, pour cette jeune bourgeoise New-Yorkaise vouée aux causes humanitaires, la perspective de pouvoir sortir de son quotidien triste et monotone va se revêtir des parures éthérées d’une évasion totale et définitive.
Térisa Morgan est jeune, belle et riche, bref tout pour plaire. Or, comme il arrive parfois à ce genre de personne, Térisa collectionne les échecs ou plutôt demeure dans ses hautes demeures, ces "étages symboliques, anonymes et vides" que peut bâtir un esprit mélancolique et renfermé sur lui-même comme le plus sûr des murs avec le monde extérieur. Ainsi, sa vie se résume à un désert, sans amis ni amours. Riche mais abandonnée, naufragée sur un monde où elle semble être devenue transparente, invisible aux yeux de tous, Térisa finira, pour palier un temps à sa solitude, à moins que ce ne soit un subterfuge symbolique à son manque de ne pouvoir se voir dans le regard d’un autre, par s’entourer de miroirs pour se figurer une illusoire existence. Sa vie aurait bien pu continuer ainsi si un jour, une nuit, un étrange personnage vêtu comme à la mode médiévale ne surgisse dans son quotidien à la faveur de ces miroirs, surfaces planes et glacées chez nous, véritables portes dimensionnelles et condensateurs magiques capables de produire les plus grands prodiges au pays du Mordant.
Instant de la rencontre, deux éternités anonymes se font face et la fable commence, mais pas comme, naïvement, le lecteur occidental, nourrit au conte moraliste, pourrait s’y attendre. Nous ne sommes pas dans les contes rassurants du Cabinet des fées, mais dans une instance où réel et sur-nature s’interpénètrent, où les opposés ne fonctionnent pas forcément comme des contraires ou de belles antinomies. Ainsi, chutant des hautes demeures de ses "Cent ans de solitudes" dans le chaudron wagnérien d’un monde où le magique ne dilue plus le réalisme et la violence du contact avec la vie dans une altérité relative, Térisa connaîtra non pas une nouvelle naissance mais une germination, une accession à une maturité et une réalisation de son être. Le miroir se brise pour ne plus laisser qu’une totalité au sein d’un infini. Fille d’un riche, névrosée pathologique, Térisa abandonnera son travail bénévole de secrétaire au sein d’un hospice délabré pour indigents et épaves humaines, cet "artefact du dépouillement" qui symbolise un peu son abandon au monde. Elle rejoindra un autre monde, entier et achevé, un royaume où le magique n’a jamais déserté les lieux et voisine avec cette prégnance de la violence des rapports que valide l’inévitable axiome "Doloris ergo sum". Son appartement de Madison Avenue sera son passé et Le Mordant, sorte de Mordor alternatif duale (bien et mal formant le modus operandi de sa réalisation personnelle et de l’accomplissement de sa quête) dans une équipée belle et sauvage où l’apprentissage n’est jamais éloigné de la douleur, sa compagne.

Le premier volet, "Le Miroir de ses rêves", nous présente un univers médiévale, plus proche de Tad Williams que de Robert Jordan au niveau du décorum (mais la comparaison s’arrête là") , où le roi Joyse est parvenu à unifier les sept comtés, en fait de petits royaumes frontaliers disputés depuis toujours par les deux immenses royaumes ennemis, Alend et Cadwal. Puis, avec l’appui de l’Adepte Havelock, il était parvenu à intégrer la caste étrange des "Imageurs" dans son Congrégat. Car ces "Imageurs" sont la clef de ce monde par leur maîtrise de la magie des miroirs, artefacts fabuleux permettant de matérialiser tous les prodiges, mais servant également de passage, de portail ouvrant sur des mondes perchés en d’autres dimensions. Mais la corruptions et les complots constants qui secouent le Royaume forcent les "Imageurs" à lancer l’un de leurs apprentis à travers le jeu des miroirs, afin de, en gagnant d’autres plans, parvenir à ramener dans le monde un champion mythique, presque une légende, qui serait une sorte de sauveur pour leur monde et leur art.
Seulement voilà, la personne élue pour cette quête se révélera être bien maladroite et très inexpérimentée, puisque Géraden (septième fils du Domme, le septième seigneur du royaume) , en construisant un miroir magique pour ramener le dit champion et sauver le monde des ennemis invisibles, ramènera de son passage une frêle jeune fille arrachée à son New-York natal. Térisa échoue en un monde rongé par les guerres et les complots. Partout, les engeances démoniaques minent le royaume de leurs horribles agissements. D’abord simple observatrice de ce monde étrange et dépaysant, Térisa va devoir s’impliquer de plus en plus, selon un crescendo redoutable. De victime de son monde moderne enfermé dans le superficiel et la productivité, elle va passer dans un monde où elle devra s’engager pour protéger ceux qui l’ont élue, tracer un chemin politique, accomplir une vaste geste dont elle ne connaît aucun des arcanes majeurs, si ce n’est une intime conviction, celle qu’elle sera amenée à participer au destin d’un monde. Trame complexe, réflexive, cette première mouture du vaste monde sauvage du Mordant, est une sorte d’introduction à un jeu terrible et lourd de conséquences.

Le second volet de "L’appel du Mordant", "Le Miroir de ses rêves", plongera encore plus Térisa dans les arcanes de ce monde qui, bien que baigné par la magie des anciens Dieux, n’en est pas moins sevré d’une violence parfois excessive. Enlevée, battue et détenue dans un cachot sombre et humide, Térisa doit subir de nombreuses tentatives de meurtres. Cela a un côté serial, une rythmique peu connue dans un genre où la mise en abîme est courante. On croirait parfois lire une roman feuilleton hésitant entre la noirceur d’un Féval et la folie extravagante des films d’horreurs des années 70, incisifs et sans détours. C’est cette impression de chaos perpétuel qui, peu à peu, révélera la vraie personnalité de Térisa. Ainsi, cette dépressive chronique et solitaire deviendra aux yeux de tous l’élue, et confirmera sa vraie nature, celle d’Archi-Mage. Entre complots, trahisons, violences sexuelles et fourvoiements, Térisa expérimentera dans un autre monde ce qu’elle manquait à éprouver dans celui d’avant. Mais il n’est rien sans amour, nous dit la fable, et ainsi, l’axiome affirmant "deviens ce que tu es" trouve écho en celui murmurant au bord des fontaines magiques "aimer pour dépasser notre condition et ses multiples enclaves". De l’amour qui la lie avec Geraden, Térisa bâtira son propre royaume, même si cela doit se faire avec douleurs, défaites, pertes, mais aussi ces inévitables victoires qui sont comme des pas de géants.
La prose de Donaldson est intense, puissante, et tels des flots déchaînés, dévastent et traversent les époques pour porter ces individualités en attente d’une combustion, d’une réalisation. C’est cet hyper réalisme magique et tragique qui fait de Donaldson, à l’égal du grand oublié qu’est Gene Wolfe, l’un des plus grands stylistes de la Fantasy, et l’un des meilleurs créateurs du genre.

Une Fantasy Rousseauiste ?

Il arrive souvent, de ça et là, que des correspondances, voir des ponts s’établissent entre cette littérature des bords qui ressort de l’imaginaire et notre littérature dite générale, voir mieux, avec l’histoire des idées tout court, terme plus usité car plus exempt de ces critiques qui, tout en arguant que l’imaginaire est trop codifié, s’arrangent pourtant fort bien pour codifier la leur propre et ainsi, mieux confirmer la marginalité de cet imaginaire si mal aimé. Alors on dira qu’il ne faut pas confondre imaginaire et imagination, comme si Nancy Huston pourrait plus être trempée dans le premier terme, et tout le reste, constitué par les trois genres (fantastique, sf et fantasy) se résumerait à de l’imagination, bref de la frivolité, de l’égarement, pour ne pas dire de la "foutaise". Alors, nous nous permettrons une nouvelle fois de franchir ce fleuve d’entre les mondes des lettres, pour tenter encore et toujours de dresser ces passages où la rencontre est possible, où les accointances sont rendues valides par des signaux émetteurs et des capteurs récepteurs qu’expriment les mots, les phrases, et les trames qu’ils édifient au grès des pages.
Ainsi, l’idée de société développée par Donaldson dans son monde du Mordant répond plus à un concept de société qu’à une quelconque société idéale ou utopique matérielle. Tout se tient dans le fait que cet autre monde, malgré le magique qui le baigne, n’est en rien un monde parfait. Tout en laissant le merveilleux agir selon les règles, Donaldson n’enlève pas la caution réaliste. Rien n’est acquis et l’état civil ne se fera que dans une adhésion suscitée, certes, par Térisa en sa qualité d’Archi-Mage, mais également par cette raison qui la fait choisir, en toute connaissance de cause, le meilleur pour elle et pour le monde du Mordant. Ceci explique que, tout en narrant une grande quête à la manière de Guy Gavriel Kay, Donaldson ne met pas en abîme le fait que ce sont des personnages de chair et de sang, des personnes faillibles, en proie au mal plus qu’au bien, mais, et c’est là la marque, inconsciente ou non, de la narration de l’auteur, à aucun moment il n’y a de mal originaire. Son héroïne, en tant que modèle "Rousseauiste" n’est en rien condamnée, son fond et sa tendance à s’annexer de son modèle social, ressortent d’un bon originaire qui se dynamisera avec les épreuves subies, aussi violentes soient-elles. Jamais il n’éloigne le problème d’une société du devenir de ses personnages, mais il le fait par le concept et non par un Etat idéal donné, inventé comme modèle providentiel. Donaldson s’interroge et interroge ses lecteurs par la brusque immersion de Térisa dans ce nouveau monde, et aussi et surtout, de son accession progressive à une légitimité qui la dédouanera de justifier ses origines et ses faiblesses. Dans le monde du Mordant elle a droit à l’épreuve et sortira de l’anonymat dans lequel son monde originaire la baignait, et, ce qui est la force de toute Fantasy, gagnera ce que sa société originaire lui refusait, à savoir une individualité interagissante, son statut d’Archi-Mage faisant figure de statut social imprimant sur le Royaume un changement, une libération. Il ne s’agit donc pas dans ce roman de la simple acquisition d’une sur-nature, mais bien d’une "accession" à la fois intérieur (la citoyenneté et une légitimité qui impliquent pour Térisa la prise de conscience de sa propre valeur) et extérieur (son pouvoir d’Archi-Mage qui en fait une sorte de tribun apte à agir sur une communauté de sentiments) . Un peu comme Kay dans sa trilogie de "Fionavar", Donaldson nous décrit un monde plein d’enjeux et de choix, et dont chaque option provoque des enchaînements de conséquence. Et son génie est d’avoir réussi à faire transpirer cela dans un univers onirique, riche en descriptions mais aussi et surtout en dialogues et monologues.

Le Miroir de ses rêves, Un cavalier passe, Stephen R. Donaldson, traduit de l’américain par Valérie Dayre, Couvertures de Philippe Gady, Folio SF.





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