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"Brocal Remohi le Frazetta Européen"
de
Emmanuel Collot

 


"Brocal Remohi le Frazetta Européen"
de Emmanuel Collot



Brocal Remohi est parfois considéré, et à juste titre, comme le Frazetta européen.

Cet espagnol, natif de Valence en Espagne, eut en son temps un certain succès en France, à une époque où les séries Conan étaient plutôt rares. Vers la fin des années 70 est sortie en France la superbe série de "Taar le Rebelle". L’histoire de ce guerrier barbare errant dans une protohistoire à la Howard, relève cependant d’un registre plus ancien que le monde de Conan. On y voit un puissant barbare, fils de Kran le rebelle et de Swro la belle esclave, quitter son village afin de subir les quatre épreuves imposées par le sorcier de son peuple. Car pour devenir le nouveau roi rebelle et ainsi succéder à son père mourant, Taar devra subir des défis en parcourant le monde sauvage dans l’espoir de pouvoir enfin brandir le glaive planté en un tronc d’arbre scié, symbole de la descendance royale. Sur cette topique de la fantasy d’influence celtique, Brocal Remohi nous raconte ce qu’aurait pu être l’âge hyborien avant la venue de Conan, peut-être l’époque du père de Conan. Et c’est en cela que la série de Brocal Remohi est des plus remarquable. Naïveté de l’intrigue, beauté des décors, la série s’étendit sur 14 beaux volumes aux éditions Dargaud rehaussés de couvertures de toute beauté, des couvertures qui rivalisent et parfois même surpassent toutes les couvertures américaines ou françaises réalisées pour Conan. Les spécialistes le reconnaissent souvent, Brocal Remohi est probablement l’un des géants du genre. Tripartite des personnages (souvent des scènes mettant en scène trois personnages à la manière de Frazetta, une jeune femme effrayée, un barbare et un monstre ou autre "exagération biologique ou anthropologique") , cinétique, décorum sauvage avec des succédanés ou restes de civilisations perdues, épaves et débris de civilisations anciennes mortes sous les coups des conquêtes et autres contextes entropiques de cette fantasy barbare si prompte au phénomène de chute, de dépérdition. Cela nous donne des décors noyés de poussières entre architecture Byzantine, Romaine, et autres civilisations perdues, le tout baignant dans une espèce de préhistoire évoluée, plantée de tribus et de royaumes, empires qui emprunte des éléments du totalitarisme dynastique et guerrier de l’empire des vents de Gengis Khan et autres castes guerrières issues du Celtisme ancien, de ce celtisme inconnu de l’histoire. Seul point faible de cette série, la pauvreté des scénarios, cependant sauvée par la beauté des traits presque statuaires des personnages, la beauté des femmes et la sauvagerie de ce monde des "Terres d’Afeuras" où vivent encore de nombreuses espèces dinosaures et anciens cultes sorciers.

Des séries originales, mélanges de cultures réinventées sur les cendres du Franquisme.

C’est que Brocal Remohi est un artiste du melting pot culturel, et en cela il est le frère imaginaire de ce Robert Howard qui de l’éclatement architectural et de l’embrasements des enclaves éthnologique en fera le buchet ardent dans lequel il forgera son âge hyborien. Ainsi, même si les histoires de Brocal Remohi ressortent d’un certain celtisme primitif, on y descelle des influences Grecques (son héros kronan fils du Dieu kronos, Circé) , babyloniennes (déformation du nom d’Ishtar dans un chapitre de sa bd Arcane) , voir du Celtisme ancien (la chanson d’Ylgrid) , ces mondes situés dans un âge de bronze alternatif ou dans un futur lointain, sont autant de belles reconstructions picturales que de visions poétiques de l’homme dans ses premiers balbutiements contre l’oppression, le despotisme. Cette époque c’est en fait celle de la guerre d’Espagne que Brocal Remohi met en image de façon métaphorique pour s’en affranchir, pour la vaincre symboliquement, pour la dépasser par l’art, tout simplement. Valence la belle, Valence la douloureuse. Brocal Remohi a éprouvé durement le passage à la démocratie de son merveilleux pays. Rêveur précoce il commença par des esquisses timides le long de ses cahiers de classe comme pour signifier son entrée future dans la salle immense et sacrée, silencieuse et gaie, vide et pleine, cette salle du clair obscur où se cristallisera définitivement un crayonné, un statuaire, un style, et une oeuvre centrée sur le nu et ses pouvoirs, le nu et ses potentialités rêvées, non pas pour tenter de changer le réel à la manière de ces assassins du monde dans ses différences en imposant une uniformité d’un genre racial, mais à la manière d’un enfant amoureux des "corps lyriques", des corps en péril, des corps en exploit, toutes ces merveilleuses exagérations héroïques qui nous rappellent tant notre faiblesse et notre grandeur, cette grandeur à produire par l’imaginaire les inventions sacrées pour rêver le monde, pour accepter de vivre et même de mourir avec la ferme conviction que de l’avoir dépassé par de simples traits esquissés sur du papier est un gage d’immortalité. Ses parents, figés dans une éducation stérile, réprouvent le pêché de l’image crayonné, mais qu’importe, Brocal est embarqué, épanché, il ne s’arrêtera pas. Griffonnant de petits animaux pour le compte d’un modeste éditeur de Valence, il va peu à peu affermir son crayonné, dynamiser ses perspectives, amplifier sa maîtrise du statuaire en y ajoutant tout ce qui fait l’image de marque de la fantasy barbare : la cinétique, l’art des mouvements, les clichés pris sur le fait, capturant ombres et lumières pour ne garder que l’essentiel : la vie dans son combat, dans l’épreuve des contraires (animaux/hommes/femmes/monstres/déités) , dominants et dominés pouvant à volonté s’intervertir.
Puis, c’est l’hebdomadaire Trinca et l’opportunité enfin offerte à son art de s’exprimer un peu plus. Enfin, ultime étape de son voyage formateur : Paris dont il héritera peut-être des audaces du durcissement des traits, du jeu des ombres et lumières rendue plus vivante par la fréquentation des lieux sombres et humides du ventre de Paris la nuit, cette nuit où les corps peuvent prendre les traits de Dieux étranges perdus en de surprenantes contrées.
Creepy, Vampirella, Pilote, seront ses terrains élus pour laisser éclater son besoin d’expression, des lieux où sa première bande, "Arcane" nous ouvrira les rideaux sur son monde, âge de bronze réinventé où les dinosaures ont survécu, des cultes démoniaques perdurés et les luttes contre les asservissement demeurant de part le monde. Arcane est un barbare errant dans un monde où il tente vainement de libérer les hommes de despotes en tout genre. Par-delà la naïveté de l’histoire on y devine une poésie douce amer en filigrane des vignette, sur l’absurdité des dogmes et le pouvoir que peuvent entretenir les forts sur les masses soumises. Ainsi, par delà le contexte fantasy on devine déjà les préoccupations d’un auteur marqué par le franquisme et le totalitarisme, et dont les tentatives désespérés de son héros humaniste déçu pour les pallier sont autant de coup d’épées dans l’eau. Mais la leçon est tout simplement le fait d’avoir essayé. Et c’est cette exploit en petit qui fait la geste en grand et de fait un plaidoyer sur l’égalité que nous délivre cette bande dessinée.
Au style antique, Brocal Remohi y surajoute du surnaturel, mais d’un surnaturel issu du royaume des illusions. Ainsi, tel Anarchasis, Arcane émerge des brumes et trace le chemin difficile vers la liberté, et en même temps Brocal Remohi refait sa guerre, celle contre l’intolérance et les castes, contre les dominants et la masse. Qu’importe que tout despotisme soit soumis au prisme de l’éternel recommencement des choses, la geste du héros efface et signifie, éclaire et anobli un monde sans valeurs individuelles et devenir communs partagé. L’essentiel est sauvé, le héros s’en sort indemne, sans trace, libéré du joug, et libérateur de cet "autre" asservi par le pouvoir (souvent unr tribue, une femme, un village, un royaume enclavé) . En ce sens, le héros de Brocal Remohi est un juste sans étiquette ou renommée renommée recherchée, en cela il est encore plus neutre que Conan, car il ne demande rien, ni Dieu, ni royaume ni reine, juste poursuivre, mais le coeur en main pour peut-être le prêter pour la sauvegarde de l’humanité dispersée de part ce monde battu par les éléments déchaînés. C’est un barbare mais aussi un poète philosophe un peu désabusé, même s’il accomplit sa tâche, sa vertu avec toute la conviction d’un homme qui n’a pas renoncé à sauver le monde. Les décors sont plus primitifs que ceux d’un Conan, moins guindés, plus nus, s’il n’y avait l’étincellement de l’acier, les soieries, et sous les cavernes des empires perdus un peu comme L’Opar du Tarzan de Burroughs.

Les femmes comme mécaniques célestes

Les femmes, dans les crayonnés de Brocal Remohi ainsi que dans ses dessins colorés, ont des fonctions multiples, elles ont la fonction d’icônes. Elles sont soumises ou en dehors du temps, énigmatiques ou sorcières. Elles brûlent les hommes par un pouvoir secret ou bien leurs chants sont comme ceux des sirènes, et elles accompagnent le héros au bout de lui-même, vers la mort et bien au-delà. Elles sont plus grandes que les héroïnes de Frazetta, sont dotées de formes généreuses, soulignées par des sous-vêtements des plus élémentaires. Elles sont plus féminines aussi par rapports aux héroïnes souvent boudeuses de Frazetta mais tout aussi ambigües que ces dernières, en cela qu’elles restent vulnérables même si elles peuvent être pièges ou félines, compagnes ou ennemies. Méditerranéennes, sémites, nordiques, elles sont toutes de haute stature tout en conservant la grâce de l’adolescence. Et lorsqu’elles meurent c’est pour répandre un chant, une présence qui survie dans un au-delà de l’entre deux qui symbolise un éternel féminin, topique secrète et romantique de l’oeuvre de Brocal Remohi.

Le héros barbare et le mythe Aryen

Tout comme le fit Howard pour Conan, le Taar de Brocal Rémohi répond à une attente romanesque mais aussi à un réajustement du héros qui fut tellement mis à mal par les idéologies Nazies ou Franquistes. Aux Pit Bull blonds décérébrés commandés par des chefs de meute bruns gominés, aux franquistes hurlants tout en mitraillant leurs propres frères et soeurs contre un mur suant de peur, Howard invente le barbare solitaire du nord aux cheveux bruns et aux yeux bleu volcaniques qui quitte les hautes terres du Nord pour quêter royaume et épouse dans le sud des terres, repoussant de fait toujours plus loin le mythe des frontières si célébré par les serials Cow-boy qui devront sévir plus tard sur les grands écrans géants. Brocal Remohi, quand à lui, engendrera d’un grand guerrier aux longs cheveux blonds mais de type méditerranéen. Casser les images vomies par les idéologies barbares des soldats chiens pour y substituer le visage de l’éternel insoumis, l’errant, le juste, un Moïse, un Cesar sans la pacotille ; bref, un guerrier pour annuler le soldat, pour discréditer la fonction de celui qui dit toujours oui au chef de troupe, pour y installer définitivement le visage romantique du "non" thématique, multiple et non fini, celui du guerrier qui dit toujours non aux folies de soi-disant démocraties et autres dogmes fascistes. Howard le fit presque prophétiquement, avant la venue des monstres formatés selon un même modèle, et en cela il sauve à lui tout seul des siècles de romantisme annihilés par l’entreprise de fusion du nazisme. Brocal Remohi le fera de façon picturale pour oublier non pas un type physique mais une mentalité, une attitude lâche et individualiste, celle du franquisme et de ses bataillons d’exterminations. L’un utilisera le verbe, l’autre l’image. A deux ils constitueront la victoire de l’imaginaire libre de ses vertus contre l’imagination au service de l’invention d’une espèce mythique et mensongère. Et en cela, ils font acte d’excellence et sauvent quelque part le mythe de cette emprise du rationnel qui a voulu pour un temps s’en faire une raison, folle bien sûr. Les démarches sont différentes. Le Conan peint par Frazetta, puis édifié par les bandes du grand Buscema, est un guerrier plus terrestre, il est lié au culte de la terre et de l’acier et n’a cure des hommes. Il n’a foi qu’en son épée. Le Taar de Brocal Remohi est lui de texture nettement plus romantique. Il cherche une issue, c’est un poète guerrier plus ouvert aux hommes, il croit encore en l’homme providence. Son culte est plus aérien, céleste et moins attaché à la volonté d’acquisition, d’apropriation propre à Conan. En cela il est plus issu du monde latin car plus affecté par ce qu’il vit, par les aventures qu’il traverse avec la grâce d’un guerrier grec, rêveur, songeur et parfois rationnaliste.

Le supérieur inconnu

Alors, Brocal Remohi serait un Frazetta européen ? C’est une assimilation qui pour peu qu’elle soit pour le moins réductrice est satisfaisante d’un point de vue formel et événementiel, par le simple fait qu’elle abonde en faveur d’un véritable génie du crayonné, mal servi par les scénarios et parfois peu aboutit en ce qui concerne la continuité des images composant la bande dessinée. Brocal Remohi avait le même problème que Frazetta, encore une autre ressemblance frappante. En effet, tout comme Frazetta dans sa BD Thunda, mais de façon plus marquée, Brocal Remohi a du mal à donner une fluidité dans la continuité de ses vignettes. On y devine un certain malaise, et parfois, une retenue (les glaives sont parfois peu aboutis parce que oeuvre d’un homme qui était avant tout un artiste peintre) . Comme Frazetta, il excelle dans ces illustrations mettant en scène des barbares massifs mais jamais excessifs, quand monstruosités et déités elles demeurent remarquables quand aux formes outrées et monstrueuses, et parfois même surpassent Frazetta du point de vue du statuaire, parce que plus recherchées dans les traits, voir plus originales.
C’est que les crayonnées de Brocal remohi jouent bien plus que Frazetta sur le dualisme entre ombres et lumières, un peu à la manière du maître dont il se réclame, tout comme Frazetta d’ailleurs, le grand Burne Hogarth. Frazetta et Brocal remohi étaient plus des artistes que des dessinateurs. Ils ont peut-être préféré laisser le fleuve que constitue la BD aux grands Buscema, Earl Norem, Joe Jusko et tant d’autres, et ne s’occuper que des légendes figées dans une seule pose, une seule attitude, une unique action. Ainsi, Brocal Remohi peut être considéré comme le plus grand artiste européen du crayonné, à égalité avec Frazetta, tant par le sens des proportions, la dynamique figée, le romantisme feutré et des visages de femmes qui sont un espoir en quelque sorte, par delà le bien et le mal.
C’est un peu d’ailleurs ce qui nous est confié dans son remarquable livre "Battle Axe", seul ouvrage disponible sur le marché et le plus bel exemple de son graphisme à couper le souffle. Sa superbe introduction "Confessions of a gentleman barbarian" est un hymne à son art et un amour du crayon pronnoncé, goût demeuré intact depuis sa plus tendre enfance. Il nous y parle en toute sincérité comme à de vieux amis, à jamais liés par les mêmes goûts, évoque avec tendresse ses personnages, le premier, Kronan, puis Arcane, Ocgan et pour finir Taar, ultime aboutissement de son art. Mais il évoque aussi ses aventures picturales annexes, comme ses histoires de momies, ses personnages bibliques, Moïse, son japon réinventé de "Kami no nude" dans un japon mythique, lawrence d’Arabie, le dernier des Mohicans, Gandhi, le peuple hébreux, l’islam, autant de paysages et de mentalités, de traits différents dont il aima les moindres contours anatomiques pour, en les honorant de son crayon, nourrir son propre fond mythique. Il ne peut y avoir de plus pluriel et de plus entier, de plus beau et de plus sincère dans cet aller et retour du don et du recevoir. Ensuite, d’une manière simple mais posée, savante mais juste, Brocal Remohi nous explique son processus de création, comme un artiste de musique, dit-il, instinctivement, tel Howard devant sa machine à écrire, avec cette folie qui passe par la tête mais dont la beauté subjugue à un point tel l’esprit que les mains sont comme prises d’une vie propre et engendrent. Il évoques ses dédicaces toujours instinctives, de ce processus presque naturel dont il a fait usage toute sa vie, par l’observation mais aussi par un étrange mouvement intérieur qui est la reproduction imaginaire des formes et proportions, puis, par des croquis multiples, faire émerger une forme finale, vivante presque.

Jamais de modèles pour ses femmes plus belles les unes que les autres, le souvenir peut-être et quelques autres secrets d’artistes. Enfin, il explique, croquis à l’appui, comment voir une scène sous plusieurs angles, les perspectives étant multiples comme sous l’oeil d’une caméra. Enfin, nous avons droit à 59 planches, 59 visions sauvages et belles, à deux, trois puis de multiples personnages, pour nous montrer l’immense talent d’un artiste dont la griffe imprimera durablement sa marque au panthéon du genre. Brocal Rémohi s’est éteint en 2002 et en France nous le sûmes pas ou peu. Il est parti en de hautes terres, vers Ulthar, voir d’autres amis, ou en revoir d’autres, s’amuser à quelques croquis esquissé dans l’air et qui prennent vie pour se fondre dans le ciel d’un éternel hiver, un été profond ou comme bon lui semblera. Car là-bas, c’est lui qui choisira les couleurs à son monde parmi tant d’autres, son monde où il invitera tout le monde et personne, un monde qu’il partagera, éternité anonyme de grand artiste, qu’il échangera avec ceux des autres qui l’attendent, vous savez, là-bas, au pays aux mille mondes, au pays où tout demeure et où on ne s’ennuie jamais, car on y rentre entier, sans manque ni absence, mais avec ce grand amour qu’on aura peut-être su garder intacte. Tu nous manques beaucoup Brocal, amuse toi bien là-bas..................

Emmanuel Collot, ville d’Aix-en-provence, le 13 décembre 2004.






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