| Introduction :
Le propre d’un chef-d’oeuvre, au cinéma comme ailleurs, est de bousculer les codes et les limites d’un genre. A n’en pas douter, « Les oiseaux » d’Alfred Hitchcock appartient à ce club très fermé des films uniques et déroutants, sortes d’OVNI cinématographiques dont la vision nous laisse devant un abime de perplexité. D’autres avant lui avaient, certes, filmé des phénomènes cataclysmiques. Mais aussi terrifiantes que soient une éruption volcanique (« Stromboli » de Roberto Rossellini, 1950) ou une vague de fourmis rouges (« Quand la Marabunta gronde » de Byron Haskin, 1953), elles demeurent inscrites dans l’ordre naturel des choses et, à ce titre-là, prévisibles, surmontables. Ce n’est pas le cas avec « Les oiseaux » qui met en scène la folie massive et soudaine de créatures ailées jusque-là inoffensives pour l’homme (mouettes, corneilles, corbeaux). Que faut-il comprendre devant ces attaques effroyables ? Est-ce une mutation mystérieuse - hypothèse biologique - qui en est à l’origine ? Serait-ce une vengeance de la nature - hypothèse écologique - vis-à-vis de l’arrogante suprématie humaine ? Quelles sont ici - hypothèse théologique - la part de Dieu et celle du Diable ? En maître du suspense, Hitchcock se garde bien de prendre parti, même s’il délègue à certains de ses personnages le soin d’avancer quelques explications (la scène du bar et de la vieille ornithologue). Quoiqu’il en soit, une rupture dans la réalité ordinaire du monde a bien eu lieu ; et cette rupture - si l’on en croit Roger Caillois - est bien la marque la plus certaine du fantastique. Ici, tout est semblable à ce que nous croyons connaître et différent à la fois. Nos repères familiers sont sapés, notre expérience sensible est mise en doute. Après la vision de ce film, il est fort probable que nous ne puissions plus regarder les oiseaux, quels qu’ils soient, avec la même sérénité qu’avant. C’est là, précisément, la marque du génie d’Hitchcock.
L’histoire : regards croisés sur le scénario et la nouvelle
L’histoire des « Oiseaux » - du moins celle portée à l’écran - débute à la manière d’une comédie sentimentale pour s’achever dans le cauchemar. Fille gâtée d’un magnat de la presse, Mélanie Daniels s’aventure, ce vendredi-là, dans une oisellerie de San Francisco pour acheter un canari. Elle y croise Mitch Brenner, un jeune avocat venu acheter un couple d’inséparables - ah ! Cet art de la fausse piste -. Mais ces oiseaux-là manquent à l’appel. Sensible à son charme comme à son impertinence, elle décide alors de le retrouver pour lui offrir le fameux couple d’oiseaux de compagnie. Une initiative qui va la mener à Bodega Bay, à plus de cent kilomètres de là, où résident la mère et la jeune sœur de Mitch. Comme tous les week-ends, celui-ci est venu les rejoindre et il n’est pas bien difficile à Mélanie d’identifier leur maison. Afin de le surprendre, elle choisit de louer un canot à moteur et de s’y rendre par la mer. Tout se passe à peu près selon son plan, même si elle essuie, en cours de trajet, l’attaque furtive d’une mouette. La rencontre avec Annie Hayworth, l’institutrice du lieu - par ailleurs ex-petite amie de Mitch -, puis le dîner chez les Brenner tendent à refroidir son ardeur initiale. Cependant, une nouvelle attaque d’oiseaux l’amène à retarder son départ. Blessée à nouveau et soignée par Mitch, elle découvre en lui un être moins cynique et plus dévoué qu’elle ne l’avait d’abord pensé. Mais leur idylle naissante est ajournée par le péril que tous doivent maintenant affronter : des nuées d’oiseaux déchaînés s’abattent sur la petite localité, semant la mort et la désolation sur leur passage. A force d’énergie et de courage, Mélanie, Mitch et sa famille parviendront à fuir cet enfer. Mais peut-être n’est-ce qu’un moment de rémission...
Rares sont les adaptations cinématographiques fidèles à l’œuvre littéraire qui les a inspirées. Cela tient, en partie, à leurs modes de narration et à leurs différences spécifiques. Dans le cas des « Oiseaux », force est de constater que le scénario élaboré par Evan Hunter à partir de la nouvelle de Daphné du Maurier ne retient guère que le mobile central : la folie soudaine des oiseaux. Pour le reste, tout y est différent : le lieu, les personnages, l’action, la chute de l’histoire surtout. Sur le premier point, Hitchcock s’est expliqué quant au choix de Bodega Bay, la côte californienne du nord lui rappelant celle, triste et sauvage, des Cornouailles. Les autres paramètres sont moins clarifiés. Alors que l’écrivain met en scène Nat Hocken, un journalier pensionné de guerre et sa petite famille, le scénariste en fait deux personnages de la bourgeoisie américaine que l’épreuve va rapprocher et révéler l’un à l’autre. Dès la première nuit, Nat, conscient de la terrible menace, entreprend de barricader toutes les issues de sa maison pour soutenir le siège qui s’annonce. A l’inverse, Mitch ne s’y résigne que tardivement dans le film ; encore n’est-ce que pour s’en échapper à la première occasion. Si la durée de l’action, dans la nouvelle comme dans le film, court sur environ 48 heures, rien ne permet de penser, à la fin du texte, que la guerre contre les oiseaux va se terminer avec lui ni, d’ailleurs, qu’elle ne concerne qu’une petite partie du territoire. Ainsi le film, dans sa troublante incertitude, ménage quand même une part à l’espoir et s’avère être, finalement, moins sombre, moins écrasant que l’histoire conçue par Daphné du Maurier. De cela, personne ne s’en plaindra.
Tournage et effets spéciaux
Tourné entre mars et juillet 1962, « Les oiseaux » bénéficièrent d’un budget relativement important, malgré l’absence de star au générique. Hitchcock obtint, des studios Universal, 2,5 millions de dollars - soit trois fois plus que pour « Psychose », son film précédent. La pré-production fut particulièrement longue et coûteuse. 200 000 dollars allèrent à la fabrication d’oiseaux mécaniques, mais leur manque de fiabilité les fit assez vite écarter. Hitchcock fit alors appel à Ub Iwerks, animateur des studios Walt Disney, afin d’incorporer des oiseaux dessinés dans les séquences les plus spectaculaires. Aujourd’hui encore, le travail qu’il réalisa avec les moyens d’alors (comme la lampe à sodium) demeure convaincant, pour peu qu’on le regarde avec un œil point trop critique. Au final, sur les 1500 plans qui composent le film, 371 seront truqués d’une façon ou d’une autre. Ce déploiement de subtilités techniques, qui fait le charme du cinéma depuis ses débuts, ne doit pas faire oublier la participation de 28 OOO oiseaux bien réels dans ce tournage. Mouettes, corbeaux, corneilles, bouvreuils, bruants ou simples moineaux : tous furent entrainés et contrôlés par une équipe de dresseurs chevronnés dirigés par Ray Berwick. Bien entendu, il fallut composer avec leur humeur du moment et les coups de bec accidentels furent fréquents (tous les acteurs reçurent des injections anti-tétaniques). Celle qui en souffrit le plus fut certainement Tipi Hedren. Lors d’une des dernières scènes d’attaque dans la maison - et qui dura pas moins de cinq jours ! -, ce sont des oiseaux excités qui furent jetés sur elle, tandis que d’autres étaient attachés à son tailleur par des fils invisibles. Blessée à l’arcade sourcilière et nerveusement épuisée, elle dut être hospitalisée quelques jours et doublée dans les scènes suivantes. En confiant le premier rôle à la débutante qu’elle était, Hitchcock ne se trompait pas : des actrices confirmées, comme Kim Novak ou Janet Leigh, n’auraient pas accepté une pareille épreuve.
Perspectives et conclusion
Il est tentant de penser qu’Hitchcock, avec « Les oiseaux », anticipa les films-catastrophes qui allaient envahir nos écrans dix ans plus tard. Eux aussi mettaient l’humain aux prises avec des phénomènes naturels le dépassant de beaucoup (le feu dans « La tour infernale », la terre, bien sûr, dans « Tremblement de terre »). Cependant, plusieurs correctifs doivent être apportés à cet argument. D’abord, il est toujours arbitraire d’attribuer rétrospectivement à un seul film le pouvoir de déclencher une mode. Ensuite, il faut compter avec le caractère unique des « Oiseaux », film qui reste, à mon humble avis, sans suite ni remake possible (ceux qui s’y sont risqué ont été assez lamentables, malgré une technologie plus sophistiquée). D’autre part, lorsqu’on examine la structure narrative et les moyens des super-productions susnommées, on ne peut que constater leur éloignement vis-à-vis des « Oiseaux ». Contrairement au film d’Hitchcock, elles incluaient de nombreuses stars, même dans des rôles anecdotiques. C’étaient elles, plus que le cataclysme annoncé, que le spectateur venait voir. Une autre différence majeure est bien que, dans ces films-là, il n’y a pas de surprise. D’entrée de jeu, on sait ce qui va se passer, l’attente résidant uniquement dans le « comment ». Si l’on se tourne à présent vers des films plus modestes exploitant cette veine terrifiante (comme « Les insectes de feu » de Jeannot Szwarc ou « La mouche » de David Cronenberg), on ne peut que retrouver ce constat d’une différence radicale avec « Les oiseaux ». Car ici, la part de l’homme dans ces mutations horrifiques est clairement établie. Ils s’inscrivent, bien davantage, dans la lignée de ces petits films d’épouvante, séries B des années 50 où l’intrigue tourne toujours autour d’un savant fou. Oui, « Les oiseaux » est un film qui garde jusqu’au bout son mystère et l’on peut se demander si le dérèglement animal qu’il met en scène pourrait devenir une menace réelle. Nous savons que, de façon sporadique et limitée, ces brusques changements de comportement sont possibles. C’est d’ailleurs un fait-divers de ce genre, quelques mois auparavant, qui poussa le grand cinéaste à s’intéresser à ces questions ornithologiques - la lecture de l’œuvre de Daphné du Maurier allait faire le reste. En ces temps de catastrophes naturelles à répétition, la question peut légitimement être posée. Gardons-nous, toutefois, de voir en Hitchcock le détenteur d’une secret éthologique bien gardé ou - pire ! - de le transformer en ce prophète de l’écologie profonde qu’il n’a jamais eu vocation à être.
Jacques LUCCHESI
« Les oiseaux » (« The birds »)
USA-1963
Durée : 120 minutes
Réalisateur : Alfred Hitchcock
Scénario : Evan Hunter (d’après la nouvelle éponyme de Daphné du Maurier)
Distribution :
Rod Taylor : Mitch Brenner
Tipi Hedren : Melanie Daniels
Jessica Tandy : madame Brenner
Véronica Cartwrigth : Cathy Brenner
Suzanne Pleshette : Annie Hayworth
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