| Une fable relativiste moderne : « L’homme qui rétrécit » de Jack Arnold
Sans que nous en ayons toujours la claire conscience, nous vivons dans une bulle avec des objets faits à notre mesure. Nous rentrons chez nous chaque soir et, à la seule vision de notre décor familier, nous éprouvons un sentiment de bien-être et de soulagement. Ce n’est pas que nos soucis s’arrêtent au seuil de notre porte mais, au moins, nous nous sentons protégés contre la violence externe, intempéries ou agressions humaines de toutes sortes. Au monde intérieur, à l’espace clos s’associent naturellement les idées de paix et de sécurité. C’est ainsi depuis l’âge des cavernes ou, plus simplement, depuis que les femmes portent neuf mois durant des enfants dans leurs ventres. Ce n’est pourtant qu’une illusion et il peut sembler inquiétant de découvrir que d’autres espèces partagent avec nous notre territoire privé ; des espèces que nous ne discernons pas toujours mais qui n’en sont pas moins extrêmement actives dans leur lutte pour la vie. Si elles ne nous menacent pas directement, c’est que leur taille est insignifiante par rapport à la nôtre ( pour certaines, il y a carrément une différence d’échelle). Et il en va de même pour nos animaux familiers, chiens ou chats, eux que nous tenons volontiers pour les gardiens de nôtre foyer. Mais qu’en serait-il, au juste, si pour au moins l’un d’entre nous, les repères communs venaient à-êtr^complètement bouleversés suite à un processus d’involution physique ?
C’est l’hypothèse - terrifiante - du roman de Richard Matheson, « L’homme qui rétrécit » , porté à l’écran en 1957 par Jack Arnold. Le canevas est le suivant : un Américain moyen prend des vacances prés d’Hawaï en compagnie de son épouse. Au programme, pêche et bronzette. Le ciel est bleu et la mer d’huile, comme il se doit. Une ombre va bientôt passer sur ce tableau idyllique ; une ombre ou plutôt un nuage mystérieux - nous apprendrons par la suite qu’il résulte d’une explosion atomique. Voilà la cause des malheurs du personnage interprété par Grant Williams ; voilà la faille dans la banalité douceâtre de son existence. A partir de là, sa taille ne va cesser de diminuer jusqu’à rejoindre à peu prés celle, minuscule, d’un insecte, entraînant un changement progressif de son rapport au monde. Malgré tout, ses capacités d’adaptation et son intelligence demeurent intactes, n’en sont même que plus aiguisées et continuent - mais pour combien de temps encore ? - à faire la différence avec les « monstres » ( le chat, l’araignée) qu’il croise dans ses tribulations domestiques.
Quoique les effets spéciaux soient ici « hénaurmes », laissant quasiment voir toutes les ficelles du montage, la « magie » du cinéma opère assez rapidement. Et la pellicule en noir et blanc ajoute rétrospectivement au charme de ce film, renforçant le sentiment d’irréalité que produit cette chronique fantastique (d’où n’est, par ailleurs, pas exclu un certain humour). Nous nous prenons de sympathie pour ce héros malgré lui dont nous admirons l’astuce et le courage. Forcément, son angoisse rencontre un peu la nôtre. L’identification fonctionne malgré nous et nous ne pouvons éviter de nous demander ce que aurions fait à sa place. L’essentiel n’est pourtant pas là. L’essentiel n’est même pas dans la sonnette d’alarme que ce film, si typique des « fifties », tire face à la menace nucléaire naissante ( et qui ne peut manquer de trouver, après Tchernobyl, un écho insistant ). L’essentiel est dans la relativité de toute dimension, de tout point de vue dans le monde. C’est la leçon qu’il nous faut retenir de cette histoire hallucinante et à laquelle l’ultime scène apporte une touche particulièrement sensible. Devenu invisible pour ceux de son espèce, épuisé par ses épreuves successives, notre homme trouve une issue, à travers une bouche d’aération, et arrive dans le jardin. C’est la nuit et, dans le ciel, brillent toujours la lune et les étoiles.Cette vision immémoriale le remplit alors de sérénité. Il sait qu’il va bientôt mourir mais, à ce moment précis, il est l’alpha et l’oméga de l’humanité Vertige pascalien entre deux infinis. Que sommes-nous en proportion des corps célestes qui nous entourent ? Qui sommes-nous, dans le concert universel, sinon une toute petite lueur d’intelligence et de sens ?
Jacques LUCCHESI
L’Homme qui retrécit
Réalisé par Jack Arnold
Avec Grant Williams, Randy Stuart, Paul Langton
Durée : 1h 31min. Année de production : 1957
Titre original : The Incredible shrinking man
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