Composée de deux épais volumes, cette intégrale des nouvelles est une véritable somme qui permet de mieux comprendre et apprécier Dick par delà ses romans les plus connus et par delà les clichés qui accompagnent l’image qu’on peut se faire de l’auteur. On le sait, Dick a d’abord été un gros producteur de nouvelles avant de se tourner vers le marché plus lucratif du roman après la publication de Loterie solaire. Entre 1952 et 1955, il publie dans divers magazines 74 nouvelles, soit près des deux tiers de tout ce qu’il aura écrit sous ce format, la passion et l’énergie du débutant se conjuguant avec les contraintes économiques de l’époque : écrire des nouvelles de science-fiction, ça ne rapporte guère... Il ne faudra donc pas s’étonner de la moyenne qualité littéraire de certaines de ces nouvelles écrites à un rythme pour le moins soutenu. On retiendra surtout l’originalité et le foisonnement d’idées dont Dick faisait preuve, à ce point que son collègue Roger Zelazny disait de lui « Il a assez d’imagination pour se permettre de lancer dans un seul paragraphe des idées qu’un autre auteur utiliserait pour construire tout un roman. »
Ces deux volumes représentant un total de presque 2900 pages, lire l’ensemble dans l’ordre n’est pas obligatoire, et le lecteur pourra piocher ici et là ce qui titille le plus sa curiosité. Il aura ainsi l’occasion de découvrir ou redécouvrir les nouvelles qui ont inspiré des films plus ou moins réussis, et de constater la délicate entreprise de faire un long métrage convaincant de bout en bout à partir d’une nouvelle de 20 ou 30 pages, sans parler de rester fidèle à l’esprit de l’auteur... Rappelons juste pour mémoire les correspondances : "Souvenirs à vendre" = Total Recall, "Nouveau modèle" = Planète hurlante, "La clause du salaire" = Paycheck, "Rapport minoritaire" = Minority Report, "L’imposteur" = Impostor. Autre possibilité, dénicher les nouvelles que Dick développera en romans, comme "Au temps de Poupée Pat", qui deviendra Le Dieu venu du Centaure, ou "La petite boite noire", qui sera intégrée à Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?
Toutefois, pour qui voudrait s’atteler à une lecture chronologique, on notera que dès le début, même dans des récits qui peuvent paraître anecdotiques, on retrouve les thèmes qui obsèderont Dick et nous vaudront ses meilleurs romans. La réalité n’est qu’une affaire de point de vue : c’est le postulat de "Roug", qui nous présente le monde extérieur à travers les yeux d’un chien. Pour lui, les éboueurs sont de malfaisants personnages qui dérobent les biens précieux de ses maîtres. Même constat avec "L’heure du wub", où l’équipage affamé d’un vaisseau en perdition ne voit dans l’alien ainsi nommé qu’un beau cochon bien gras qui va remplir leur estomac. La créature, pacifique et intelligente - elle connaît Jung ! - fera tout pour leur montrer les choses sous un autre angle. La chute, variation sur le mode de l’arroseur arrosé, est un exemple de l’humour noir dickien, que l’on retrouve dans "Ah, être un gélate...".
Autre questionnement dickien : Les êtres qui nous entourent sont-il bien ce qu’ils paraissent être ? Non, nous disent ces récits d’identité usurpée, pour le pire, comme dans le génial classique "Le père truqué", ou pour le meilleur, comme dans "Etre humain, c’est...". Quant à "Progéniture", il jette les principes de ce que Dick appellera « personnalité androïde », caractéristique des êtres froids dénués d’empathie. Et pour qui voudrait savoir comment s’imbriquent les thèmes identité et réalité chez Dick, "La fourmi électrique" offrira une synthèse idéale.
On pourrait ainsi continuer pendant des pages, et dire comment Dick a abordé avec bonheur le récit fantastique avec "La dame aux biscuits", les histoires de mutants avec "L’homme doré", de machines avec "Autofac", de société totalitaire avec "A l’image de Yancy", de voyage dans le temps avec "Interférence", etc... Mais à présent le mieux est de vous conseiller de vous précipiter sur ces deux pavés, de vous installer dans un bon fauteuil et de déguster ces récits d’un maître de la science-fiction, sans modération !
Philip K. Dick, Nouvelles, Tome 1 / 1947-1953, Denoël, Lunes d’encre, réédition juin 2006, 1516 pages, 42 euros.
Philip K. Dick, Nouvelles, Tome 2 / 1953-1981, Denoël, Lunes d’encre, réédition juin 2006, 1396 pages, 42 euros.
Hervé Lagoguey
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