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  Sommaire - Dossiers -  De la vertu du désordre dans "Time Out of Joint" de Philip K. Dick, ou le chaos comme principe vital.

"De la vertu du désordre dans "Time Out of Joint" de Philip K. Dick, ou le chaos comme principe vital."

Hervé Lagoguey

Article rédigé suite au colloque universitaire “L’ordre et le chaos”, Reims, 2005, réunissant des anglicistes chercheurs en littérature anglo-saxonne, non spécialistes de SF à l’exception de l’auteur de ce texte.

L’objet de cet article est de tenter de répondre à deux questions : comment s’installe le chaos dans un roman de Philip K. Dick, écrivain de science-fiction, et quelles en sont les vertus ? Pour illustrer mon propos, je me servirai principalement du roman Time Out of Joint (1959), mais je ferai aussi allusion à d’autres œuvres de l’auteur, telles que The Penultimate Truth, Ubik, et The Three Stigmata of Palmer Eldritch, soit deux exemples de chaos dans le monde dit réel, et deux exemples dans le monde dit imaginaire.

Dans un roman de Dick, le chaos n’est jamais premier. La situation initiale est une situation où l’ordre règne, comme dans la petite ville où débute Time Out of Joint, marquée du sceau de la routine, de la banalité des événements et des préoccupations. Le récit commence dans un lieu ordinaire - un magasin d’alimentation - avec des personnages ordinaires - une caissière, un vendeur de chaussures, une femme au foyer. Leurs préoccupations sont terre à terre - acheter à manger, aller chez le dentiste, payer les impôts - et leurs conversations banales : le travail, la mode, la météo, les saisons, évoquées d’une façon qui renvoie à une conception cyclique du déroulement du temps : “ this was April - income tax time ” (Dick, TOOJ, 5), “ A few nice spring days and everybody starts buying tennis rackets and camp stoves ” (7), “ He had to buy from the Book-of-the-Month Club ” (7). Dans ce premier chapitre, les marqueurs temporels de fréquence sont omniprésents : every day, in the morning, in the evening, usually, never, always, cet adverbe étant employé cinq fois en une seule page (15). Ces termes sont autant de repères qui jalonnent une existence paisible et sans surprise. L’ordre est avant tout de nature temporelle et événementielle, et l’expression timeless rule (13) résume bien la situation initiale. Cette première impression d’ordre est renforcée par l’abondance de termes et d’expressions qui renvoient à la notion de répétition, quel que soit le personnage concerné : “ Slow day Jack Barnes said (...) As always, Jack had a wilted look ” (7), “ Don’t those ladies who belong to the club get tired of reading that over and over again ? ” (8), “ The afternoon wore on, slowly, sleepily, with little or nothing happening ” (8).

Le cadre du récit est celui d’une petite ville en apparence paisible comme on peut en trouver n’importe où aux Etats Unis. Le personnage principal, Ragle Gumm, s’intègre parfaitement dans ce tableau, puisqu’il passe son temps et gagne sa vie en répondant aux questions du concours d’un journal local, intitulé “ Where Will the Little Green Man Be Next ? ”. Dans la vie et les activités de Gumm, comme dans celle de la ville, tout est calme, routinier, à la limite de l’ennui et de la déprime : “ [Ragle’s] face showed weariness (...) He had been collecting material for years (...) month after month. ” (9). “ He always won. (...) this daily chore had started as a joke (...) and now he couldn’t quit. (...) the Gazette paid him regularly for his correct entries (...) he worked as hard as if he had a regular job. ” (10).

La vie sans heurt de Gumm n’est pas qu’un simple reflet de la ville, mais elle a pour fonction de rappeler que l’ordre est aussi lié à l’identité. Ragle Gumm est ainsi une figure connue de la petite communauté dans laquelle il évolue, une vedette, étant donné qu’il gagne encore et encore le concours de la gazette locale, et c’est à dessein que le Narrateur insiste pesamment sur cette pression de l’habitude, de l’ordre établi : “ They recognized his name. (...) the public liked to see a name they could identify. They resisted change. A law of inertia was involved. (...) The force of stasis was on his side. ” (29).

L’impression générale qui se dégage du début du roman est que l’ordre, la routine et la tranquillité peuvent être choses rassurantes, mais aussi très ennuyeuses... En même temps, on se demande si cet ordre a un sens. C’est la question qui est posée indirectement à travers les pensées de Gumm : “ How quiet everything was. (...) What a waste his life had been. (...) A worthless life. (...) I might as well give up. Wander on somewhere else. ” (39). En considérant la vie bien réglée de Gumm, on est amené à se poser plusieurs questions : l’ordre est-il un but en soi, se suffit-il à lui-même, ou au contraire est-il vain ? Gumm peut-il ou veut-il vraiment se secouer et bousculer sa vie trop ordonnée ? Si oui, comment va-t-il sortir de son apathie ? Dans le cas contraire, n’est-il pas dans une certaine mesure volontairement prisonnier ou complice de cet ordre étouffant ?

Avant de répondre à ces questions, levons le voile sur ce que le chaos va révéler au fil du récit. Comme dans toute bonne histoire de petite ville trop tranquille dans la littérature de genre (science-fiction, fantastique, mais aussi policier), l’ordre apparent cache une tout autre réalité, et les “ Monsieur tout le monde ” sont loin d’être aussi inoffensifs qu’ils veulent le laisser croire. La stabilité qui règne autour de Ragle Gumm est factice, car construite de toutes pièces, et personne n’est ce qu’il semble être, à commencer par Gumm lui-même. Sans qu’il en ait conscience, tous les calculs qu’il fait pour localiser le petit homme vert sont une sorte de bataille navale grandeur nature, car ils permettent en réalité de localiser et calculer la trajectoire de missiles ennemis. A l’extérieur de la petite ville tranquille, le monde réel est en guerre. Ce jeu auquel Gumm participe n’est qu’un artifice pour qu’il continue à remplir sa fonction première, puisque sa véritable identité n’est pas celle d’un citoyen ordinaire, mais d’un stratège militaire qui, sous le coup de la pression, a craqué et s’est retiré mentalement dans l’univers paisible de son enfance, avant la guerre.

Ce que l’on peut retenir de cette situation, de ce décalage entre apparence et réalité, c’est que la bonne marche du chaos entretenu à l’extérieur - dans le monde réel - dépend de la tranquillité du monde intérieur de Gumm, dans son esprit tout aussi bien que dans sa ville en carton pâte. Ce n’est pas seulement le réel qui lui résiste, mais lui qui résiste au réel, même si cette réticence est inconsciente et finira par s’envoler.

Ironiquement, dans un autre roman de Dick, The Penultimate Truth (1964), c’est le schéma inverse qui est proposé : l’équilibre de la paix extérieure - dans le monde réel - dépend de l’illusion du chaos entretenue dans les esprits d’autres personnages pions. Dans ce roman, on fait croire aux hommes réfugiés sous terre que la guerre atomique qu’ils ont déclenchée se poursuit à la surface, grâce à de fausses images de villes détruites et de fausses informations dramatiques. L’équation est simple : Média égale Mensonges. Cloîtrés dans des abris, la population pense contribuer à l’effort de guerre, tout comme Gumm qui, confiné dans sa petite ville, s’imagine travailler à son concours. Mais alors que l’activité inoffensive de Gumm sert en fait un réel effort de guerre, les activités soi-disant militaires de ces personnages sont vaines, puisqu’à l’extérieur la guerre est finie depuis longtemps. Faire croire aux hommes que la Terre est un désert nucléaire dévasté permet de les contenir, de mettre fin au chaos qu’ils ont engendré, et donc, de restaurer l’ordre. Ordre et chaos, vérité et mensonge, rôle et identité sont ainsi intimement liés dans une partie truquée et dangereuse, jouée sur le fil, car à tout moment l’échiquier où elle se déroule peut être bousculé et les pions ne pas rester à la place qu’on leur avait attribuée.

En effet, cet état de stase, obtenu de manière artificielle, ne peut être maintenu indéfiniment. Conjointement à l’intrusion d’éléments insolites qui donnent des petits coups de canif dans la toile de l’ordre établi, dans le réel supposé, le doute s’installe, à dose plus ou moins forte. La posologie est établie en fonction de la solidité de l’ordre à secouer, des léthargies à interrompre. Le processus est engagé : après une phase de stabilité, vient le moment de la déstabilisation

Dans Time Out of Joint, cette deuxième phase est inaugurée par un désordre spatial. Dans sa propre salle de bains, le personnage de Vic cherche en vain un cordon de lampe : il fait le même geste inutile dans le vide plusieurs fois avant de se rendre compte que la lampe est commandée par un interrupteur. Le même genre d’expérience est vécu par Junie, qui raconte qu’en rentrant chez elle, elle s’apprêtait à gravir trois marches alors qu’il n’y en avait que deux, ce qui provoque en elle une impression des plus étranges : “ And your foot comes down - bang ! (...) as if it tried to stick itself into something that isn’t here. ” (TOOJ, 35). Alors que ces personnages sont dans l’environnement qui leur est le plus familier, celui qu’ils maîtrisent le plus, à ce point qu’ils pourraient y évoluer les yeux fermés, ils sont désorientés. Les deux expériences laissent une impression très forte et durable. A l’occasion de ce premier dysfonctionnement dans le familier, la paix fait place au trouble, et sème les premières graines du questionnement identitaire, par exemple chez Vic : “ I wasn’t groping around randomly. As I would in a strange bathroom. I was hunting for a light cord I had pulled many times. Pulled enough to set up a reflex response in my nervous system. ”, “ What’s wrong ? (...) Where have I been that I don’t remember ? ” (23, 25).

C’est un élément perturbateur de discontinuité, qui s’immisce dans la paix intemporelle : il y a une zone d’ombre à l’arrière plan, une brèche, d’où le titre hommage à Shakespeare et ces vers de Hamlet : “ The time is out of joint. O cursed spite / That ever I was born to set it right ! ” (Shakespeare, H, Acte I, Scène V). Le temps n’est pas le seul élément du récit à être désarticulé : l’espace et les personnages sont également faux, décalés, et l’on pourrait aussi paraphraser Shakespeare en disant “ all the city’s a stage ”. L’époque n’est pas celle des années cinquante, mais des années quatre vingt dix, la petite ville paisible est contrôlée par l’armée et cernée de chars, et les amis de Gumm sont soit d’autres victimes dont on a lavé le cerveau, soit des acteurs complices de cette mise en scène, situation que l’on retrouve dans le film de Peter Weir The Truman Show, où là aussi le héros est à son insu le centre de toutes les attentions. Pour Gumm et ses compagnons d’infortune, qui vont vouloir secouer l’ordre établi et savoir qui ils sont vraiment, la mise à jour de la supercherie ne pourra se faire que dans la douleur et le chaos.

A ce premier phénomène vient s’ajouter un désordre lié au mot et à l’image. A la périphérie de la ville, se trouve un endroit nommé “ les Ruines ”, lieu chaotique s’il en est, puisque c’est une zone d’immeubles écroulés ou à l’abandon, transformée en une vaste décharge où l’on risque de se blesser à chaque pas. C’est dans ce lieu symbole de désordre et d’entropie que Gumm trouve un annuaire, dont il ne peut joindre aucun abonné, et un magazine avec des photos d’une star de cinéma dont il n’a jamais entendu parler : Marylin Monroe. Ce sont en fait deux échos du monde réel, abandonnés là par négligence, preuve que tout ne peut être contrôlé.

Avant que la lumière se fasse pour Gumm, l’annuaire et le magazine sont deux preuves concrètes que quelque chose va de travers. Ce ne sont plus des doutes ou des impressions que l’on peut chasser ou mettre sur le compte du stress ou d’une mémoire défaillante. Tout comme cette radio trop moderne qu’un acteur imprudent a oublié d’enlever du décor, dans la maison d’un des personnages, ces éléments intrus alimentent la confusion et le désordre car ils ne s’intègrent pas dans le monde artificiel qu’on a construit pour et autour de Gumm. On n’a pas prévu de place ou de case pour ces objets, et ces nouvelles pièces non prévues viennent bousculer le fragile édifice, se faisant une place aux dépens de l’harmonie de l’ensemble. Ceux qui ont fomenté la supercherie voudraient que dans la ville truquée, tout fonctionne à la manière dont Gumm travaille à son concours, c’est-à-dire que tout corresponde à des “ patterns ”, des systèmes, des schémas préconstruits, et donc prévisibles. Mais la vraie vie ne fonctionne pas comme ça, ne se laisse pas ordonner de cette manière, ou du moins jamais très longtemps...

Multiforme, le chaos prend aussi les allures d’un désordre verbal et mental qui contribue à saper définitivement l’ordre artificiel. L’exemple le plus édifiant est le suivant : dans un parc, baigné de l’habituelle atmosphère paisible, alors qu’il rumine sur l’inanité de son existence, Gumm se dirige vers une buvette pour y commander une bière, et sous ses yeux, le stand et tout ce qu’il contient se désagrège, y compris son propriétaire. Au cours du phénomène, alors que la buvette se réduit en particules qui filent comme poussière au vent, Gumm voit le paysage et l’horizon à travers le stand, comme s’il voyait au-delà des apparences, le vrai monde par-delà le voile des faux-semblants.

Quand le phénomène s’achève, Gumm trouve à la place de la buvette un simple morceau de papier sur lequel est écrit soft-drink stand. A ce moment, le mot est à son tour agent et preuve du désordre. Il est d’abord agent du désordre parce que suite à cette expérience, là où le chaos est le plus grand, c’est dans la tête de Gumm, comme en atteste cette série de maux qu’il s’attribue : “ I’m a retarded - psychotic. Hallucinations. (...) Insane. Infantile and lunatic. What am I doing here ? Daydreams, at best. Fantasies about rocket ships shooting by overhead, armies and conspiracies. Paranoia. ” (Dick, TOOJ, 87). Il y a véritablement tempête sous un crâne, mais contrairement à d’autres anti-héros dickiens qui éprouvent de tels tourments (comme l’agent double Fred/Bob dans A Scanner Darkly), ce chaos mental ne mènera pas Gumm à la folie, mais sur la voie de la vérité.

Le mot est ensuite preuve, agent de vérité, même si ce n’est que d’une manière détournée, moins directe que dans le cas de l’annuaire, où un simple mot sur du papier renvoie à la véritable identité de Gumm. On peut en effet voir dans cette improbable désintégration de la buvette une symbolisation de la vérité. Si la ville et ses composantes sont des décors de cinéma, il ne faut pas s’étonner de les voir partir en poussière, ou d’être remplacées par de simples étiquettes qui renvoient à leur nature. Il en va en quelque sorte ainsi des accessoires ou des costumes de théâtre, qui, lorsqu’ils ne sont plus utilisés, sont rangés par catégorie, pour n’être plus que de simples noms, des signifiants.

Vic a une expérience tout aussi étrange avec les figurants de cet univers d’opérette. Dans un bus, il se met à voir à travers le véhicule et ses passagers, réduits à leur plus simple expression. Le bus n’est plus qu’un mince squelette d’acier, et ses occupants de vagues épouvantails aux traits indéfinis. “ They were not alive. (...) The hollow men... ” (81), pense Vic. Les passagers ne sont effectivement pas vivants dans la mesure où leur vie est totalement artificielle, qu’ils fassent partie des victimes ayant subi un lavage de cerveau ou des comploteurs jouant un rôle. La référence au poème de T.S. Eliot, en plus de renvoyer à la vanité de leur existence, souligne la nécessité de voir à travers leur apparence, de creuser la surface de leur rôle social, pour arriver à percer leur secret.

Preuve et agent du désordre, le mot l’est aussi dans l’écriture et la composition du récit, car rien ne vient clairement spécifier si cette expérience insolite est le fruit de la psychose de Gumm, si elle est orchestrée, par ceux qui veulent le tirer de sa léthargie, en usant d’artifices comme ceux qui l’ont conforté dans cet état, ou bien encore si elle a vraiment lieu, parce qu’un tel phénomène est dans l’ordre du possible dans un récit de science-fiction, dans la mesure ou une explication rationnelle ou pseudo-scientifique est fournie. Mais ici, l’éclaircissement attendu n’est pas fourni, ni par le narrateur omniscient, ni par les personnages, pas même à la fin, où, dans certains romans de l’auteur, le lecteur a droit au fin mot de l’histoire. Ici il peut juste voir dans ces éléments perturbateurs des manifestations concrètes ou symboliques du réel émergeant. Cette indicible expérience est donc aussi la touche personnelle de chaos que Dick l’écrivain apporte à son récit. En se gardant bien d’élucider ce mystère, il communique et fait partager au lecteur ce trouble sentiment de confusion et d’inexpliqué qui affecte ses personnages.

Le verbe est le principal déclencheur du chaos, dans Time Out of Joint, et dans une plus faible mesure dans The Penultimate Truth, où par exemple on voit à la télévision Staline parler dans une langue qu’il ne connaît pas. Le verbe a la même fonction de détonateur dans d’autres œuvres de Dick, comme Ubik ou The Three Stigmata of Palmer Eldritch. Dans ces deux romans les personnages se croient dans un univers donné et pensent avoir une identité établie, mais ils sont en porte à faux avec le réel. Dans Ubik, les héros sont morts, mais ne le savent pas, et pensent être bien vivants dans le monde tangible. Dans The Three Stigmata of Palmer Eldritch, les personnages se droguent pour oublier qu’ils ont une existence misérable dans une lointaine colonie, et imaginent régulièrement qu’ils mènent une vie dorée de pacha. Dans les deux cas, le phénomène de déstabilisation est déclenché par des notes triviales et incongrues, mais qui renvoient à un réel ignoré ou oublié : un graffiti dans les toilettes, un message sur un paquet de cigarettes (Ubik) ou un petit mot dans la salle de bains (Palmer Eldritch) viennent rappeler aux personnage qui ils sont et où ils se trouvent vraiment. Surpris, incrédules, ils rejettent les informations qui contredisent ce qu’ils savent ou pensent savoir de leur situation, mais le réel finira par forcer son chemin jusqu’à eux.

Dans toutes ces œuvres, on assiste alors à un triple processus que l’on pourrait résumer en trois mots : doute, désordre, déni. D’abord, le doute s’immisce, à la fois sur l’identité et le réel, avant d’amener à une prise de conscience, qui est souvent une crise de conscience, douloureuse, chaotique. Puis vient le temps de la remise en question, d’une nécessaire remise en perspective des données. Ce déni et ce rejet des faux-semblants est en quelque sorte une remise en ordre, mais un ordre somme toute provisoire, et soumis à des réévaluations et des réajustements permanents. Dans les contextes réalistes de Time Out of Joint et The Penultimate Truth, une solide reprise en main du réel s’annonce, alors que dans les univers cauchemardesques de Ubik et The Three Stigmata of Palmer Eldritch, le doute, le désordre et le chaos s’érigent en règle, règle de vie mais aussi de survie, dans un monde où le principe d’incertitude fait loi.

Pour en revenir à Gumm, une fois qu’il sait qui il est et où il se trouve, et que donc se dissipe le chaos mental qui le menaçait, il veut quitter la ville, c’est-à-dire prendre contact avec cette réalité qui lui a si longtemps résisté, et ne plus être un pion placé selon un ordre préétabli. Il y a alors chaos au sens littéral avec tous les ingrédients d’un récit d’aventures, loin de la routine des premiers chapitres : Gumm s’enfuit, se fait reprendre par les autorités, s’échappe de nouveau, son camion finit dans le fossé, puis, sauvé par des rebelles, il rejoint leur cause et se retourne contre ceux qui l’avaient manipulé. C’est pour ceux-là, ceux qui tiraient les ficelles de ce théâtre de marionnettes, qui avaient établi un ordre factice, que le chaos sera le plus retentissant et le plus durable.

A la lecture de ces œuvres, on a le sentiment que chez Dick l’illusion finit inévitablement par déboucher sur le chaos, même si au départ elle est créée dans le but de maintenir une certaine forme d’ordre. C’est peut-être parce que l’ordre qu’elle contribue à créer n’est pas naturel et que, comme tel, il ne peut pas évoluer. C’est un ordre factice, verrouillé, d’où un nécessaire état de stase, qui finit par se scléroser, puis s’effriter, et enfin s’écrouler. Les éléments nouveaux, (comme la radio, l’annuaire ou la photo de Marylin), ces bribes du monde réel sont des éléments perturbateurs qui ne peuvent être intégrés, et quand il n’est plus possible de les écarter ou les dissimuler, ils s’imposent, créent une brèche dans laquelle le désordre s’engouffre. Cet ordre artificiel est un château de cartes non évolutif qui, aussi soigneusement construit soit-il, finit toujours par s’écrouler, car il ne supporte pas de nouvelle pièce, de nouvelle configuration.

Time Out of Joint est ainsi l’illustration des positions de Dick sur deux points. Si le chaos est un principe vital, c’est d’abord un principe d’évolution, comme il l’explique en ces termes dans un essai : “ I have a secret love of chaos. There should be more of it. (...) do not assume that order and stability are always good, in a society or a universe. The old, the ossified, must always give way to new life and the birth of new things. Before the new things can be born the old must perish. ” (1) Dans une de ses premières nouvelles, intitulée Stability, Dick décrit déjà l’impasse dans laquelle se trouve une société qui n’ose plus évoluer, car elle pense avoir atteint un ordre parfait. Cet état de stase sera en fait sa perte.

Le chaos est aussi un principe de vigilance et de liberté. A la fin de Time Out of Joint, on comprend que Gumm travaillait pour le mauvais camp, celui de l’oppresseur, et son émancipation n’en prend que plus de poids. Fausses identités, mondes et images truqués, médias manipulés, fausses valeurs sont l’apanage des tyrans et des usurpateurs que l’on retrouve dans tout le corpus dickien. Dans cette optique, l’ordre est synonyme d’asservissement. Cet asservissement ne prend pas nécessairement une forme violente, quand par exemple l’ordre est obtenu par l’atrophie des sens et de la conscience. L’abrutissement des masses peut s’obtenir au moyen de drogues, de lavage de cerveau, d’endoctrinement social. A terme, cette négation du libre arbitre débouche sur un rejet ou un oubli de la vérité, et un déni du réel.

La remise en question de cet ordre non consenti est donc nécessaire, en passant d’abord par l’interrogation, le doute, ce qui peut engendrer une certaine forme de chaos personnel, puis par l’action, sous toutes ses formes (verbale, physique, politique...), ce qui entraîne le chaos social, mais pour le bien de la société, car cet instrument de libération ouvre la voie du salut et de la liberté. Grâce au chaos, les dormeurs s’éveillent et reprennent conscience de leur identité, tout comme de la nature du monde qui les entoure. Pour Dick, le chaos n’est pas l’anarchie. C’est une force vive qui contrebalance le poids de l’inertie, un contre-pouvoir qui sape les tyrannies et ses illusions. Le chaos, c’est la vie, dans tout ce qu’elle a de bouillonnant, d’irréductible, d’indéfinissable ; c’est la vie qui ne se laisse pas enfermer dans des boites, des cases, des définitions, bref, dans des prisons, que ce soit des prisons de béton ou des prisons de l’esprit.

Hervé Lagoguey
Université de Reims

Note :

1. DICK, Philip K. “ How to Build a Universe That Doesn’t Fall Apart Two Days Later ”. The Shifting Realities of Philip K. Dick. New York : Vintage Books, 1995

Ouvrages cités :

DICK, Philip K. Time Out of Joint. Philadelphia : Lippincott, 1959 : abbr. TOOJ
DICK, Philip K. A Scanner Darkly. New York : Doubleday, 1977.
DICK, Philip K. Stability. New York : Victor Gollancz, 1987.
DICK, Philip K. The Penultimate Truth. New York : Belmont, 1964.
DICK, Philip K. The Three Stigmata of Palmer Eldritch. New York : Ace Books, 1964.
DICK, Philip K. Ubik. New York : Doubleday, 1969.
SHAKESPEARE, William. Hamlet. London : Methuen, 1983.


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