10/10
Décidément, on aura beau dire ce qu’on veut sur Gilles Dumay/Thomas Day, force est de constater que son travail en tant qu’éditeur est tout à fait irréprochable, tant du point de vue des maquettes que des choix de textes. Avant de connaître la déferlante Gene Wolfe sous peu, il était grand temps de revenir à ce recueil un peu trop vite oublié. Mais de quoi s’agit-il ?
Gilles Dumay s’est tout simplement demandé un jour quelle matière il y avait à tirer d’une thématique comme celle des trains. Personne n’y avait pensé avant et pourtant, au regard des textes réunis dans ce recueil on ne peut qu’encore une fois constater la qualité du travail. Ryman, Bishop, Shepard, Mc Leod et Walter jon Williams sont parvenus à engendrer de textes remarquables tant au niveau des sujets abordés que du style employé.
Williams ouvre donc le bal avec cet étonnant " Le prométhé invalide ".
L’auteur s’est attaqué à une thématique double. D’une part celle des affres de la création, remettant au goût du jour le dualisme erotico-romantique du couple Shelley avec Lord Byron. D’autre part, et c’est la thématique centrale, celle qui mobilise du moins l’intrigue de départ, Williams s’est demandé quelle aurait pu être la vie d’un homme si une particularité de son physique ne l’avait pas handicapé pour qu’il se voit consacrer sa vie à la littérature. Ainsi, si Byron n’avait pas eu de pied bot, il se serait tout simplement consacré à la carrière militaire. Byron sera alors l’un des protagoniste de la victoire des anglais lors de la bataille de Waterloo, mais que son amour coupable pour l’ex-femme de l’empereur vaincu causera la chute. Croisant le chemin du couple Shelley, Byron s’attachera à Mary, surtout pour ses moeurs libres. De plus, il initiera la soeur de cette dernière aux plaisirs de la chair, privilège des privilège pour un vaincu. Sur un ton léger mais dénué de tout cynisme, la nouvelle de Williams conte avec sensibilité et justesse l’histoire d’une époque où tout était possible. Car même si cette nouvelle emprunte les chemin de l’Uchronie, elle n’en demeure pas moins fidèle à la facture d’une époque où, sachant la vie courte, on se plaisait à s’aimer les uns les autres, entre gens de bonne compagnie, sans risque d’en payer un prix, si ce n’est quand le pouvoir s’en mêle. On pourrait rire de ces moeurs, tellement nous nous croyons libres, et pourtant, cette belle décadence ne semble pas l’apanage de notre époque, où nous nous pensons si libérés de tout que nous sommes devenus d’incroyables solitaires qui se croient appartenir à une communauté humaine. Langue parfaitement maîtrisée, admirablement rendue par la traduction de Jean-Daniel Brèque, cette courte fresque d’un siècle sensuel et sincère nous baladera agréablement sur les sentiers discrets de l’amour, le pouvoir et ses conséquences..
Dans " Tirkiluk ", Ian R. Mac Leod s’attaque à un thème classique lovecraftien, celui du livre maudit, des lectures qui peuvent rendre fou.
Nous nous trouvons en plein Groenland, au milieu de la seconde guerre mondiale. Un homme vivotant dans une base scientifique voit sa solitude perturbée par une mystérieuse femme Esquimaude. Peu habitué à la compagnie, cet homme va se voir peu à peu plonger dans un univers terrible et sauvage qui va le mener à une folie dont il ne parviendra jamais à émerger. Chassée de sa tribu pour cause de sorcellerie, cette femme se révélera porteuse des stances d’un autre arctique, un arctique où se tapissent des divinités qui ne sont pas sans rapports avec l’univers révélé par les écrits de Lovecraft. Si le récit de Mac Leod s’inscrit dans une rythmique plus classique par rapport au verbe plein de vitalité d’un Williams, il se montre diablement efficace à la lecture. Sans concession, le récit se déroule sous le même processus qu’une rapide conversion aux univers hallucinés de Lovecraft ainsi que comme un aller simple pour la folie. D’une violence certaine, sa lecture est comme une baffe, mais donnée par une main invisible...... griffue de préférence......
Peut-être l’une des meilleures nouvelles lovecraftiennes écrites depuis longtemps, dont la modernité ne cède en rien à l’angoisse profonde qu’elle suscite quand aux espaces sans fin qui nous regardent où à ceux, plus intérieurs, qui nous menacent. Enfin, avoir pris un personnage féminin comme médiateur à ce rituel de magie noire est fort louable et fait écho à un certain roman de Michael Marrak qu’on aimerait bien voir un jour en France. Un chef d’oeuvre de paranoïa et une nouvelle échappée dans les univers divergents ouverts jadis par le maître de Providence...
Michael Bishop est peu connu en France. Auteur d’une thèse sur Dylan Thomas, le poète Gallois, Bishop a probablement gardé de son étude la même poésie, distillée en un langage simple, direct et imagé. Tout comme le fera King mais d’une façon plus obsessionnelle, beaucoup des nouvelles de Bishop se situent dans le cadre de Pine Mountain, à l’ouest de la Géorgie. Mais cette nouvelle est un cas à part. Dans un langage simple et très beau quoique dans un contexte cruel et barbare, l’auteur nous conte une histoire se déroulant en Afrique du sud lors du règne de l’apartheid. Un " brave blanc " est victime d’un accident sur une route perdue. Un éléphant qui passait par là reverse son véhicule. C’est dans un état de choc qu’il se verra embarqué dans un bus qui, comble de son malheur, transporte des noirs. Après un court laps de temps passé à maugréer sur l’horreur de sa situation, l’homme va se voir devenir le sujet principal d’une histoire qu’on aurait pu croire empruntée à la série de Rod Streling, " The Twilight Zone ", s’il n’y avait ce sordide qui le changera définitivement. Il fera ainsi la rencontre d’un étrange personnage, sage et érudit, Mardecai Thubana. Ce sage est fasciné par la théorie mathématique des supercordes. Cette théorie révolutionnaire, bien que limitée dans ses portées, porte en elle la volonté d’apporter aux particules et forces fondamentales de la nature un modèle. La théorie qui en découle est une volonté de schématisation de toutes ces forces en un ensemble de vibrations de petites cordes supersymétriques, Bishop reprend donc cette théorie quantique d’une grande portée spéculative mais invérifiable afin de donner l’élan métaphysique à son histoire. Des policiers blancs font stopper le bus, ils font la chasse à un terroriste noir. Embarqué malgré lui dans un voyage au bout de l’enfer, le héros va se voir devenir un témoins oculaire et invisible des tortures innommables que ses semblables feront subir à des gens qui n’avaient pour seule différence que leur couleur de peau. C’est que notre blanc vit une double quête, celle du pourquoi de sa nouvelle condition et celle de la haine raciale, mais de l’intérieur. " Apartheid, supercordes et Mordecal Thubana " s’inscrit largement parmi les textes majeurs du genre. Violent, cruel, il nous montre par la truchement du regard d’un personnage devenu fantôme de sa propre noirceur combien tout est question de perspective. Dès lors, la nouvelle de Bishop s’inscrit non pas comme un terrible réquisitoire contre le racisme au sens strict mais contre le regard même que l’on porte sur l’autre. En détruisant les distances entre nature et culture, l’auteur nous offre une grande leçon d’humanisme, non en son sens naïf et angélique, mais au moyen d’images dures, insupportables, le physique outragé par la main infâme nous ramenant à un aphorisme double : " Tu respectera ton prochain " et " Soi-même comme un autre ".
En faisant se toucher ces deux aphorismes, la nouvelle de Bishop se termine sur une perspective remarquable, la parole reliant le regard en un lieu où tout se perdra (les convictions fausses sur les races) et un nouveau champ s’ouvrira (les paroles de la fin) . Cette nouvelle est une incroyable plongée dans cette part d’ombre qui fait les hommes. Mais par sa violence, elle nous donne les moyens non pas de nous y soustraire mais de travailler contre, travailler pour un incertain que seul l’idée de devoir parvient à soumettre, à faire obéir. Au-delà du pur fictif, cette nouvelle remarquable ouvre un espace de dialogue infini entre moi et l’autre mais aussi moi et ma propre inquiétante étrangeté, moi et ma propre altérité. C’est ce regard binoculaire qui permet un tel mouvement réflexif. Remarquable !
Faut-il encore trouver un quelconque défaut aux nouvelles de Shepard ? Avec " Le train noir ", l’auteur nous fait son propre " Dernier arrêt pour Willoughby ", inoubliable et tendre nouvelle de Bradbury. Oui, mais, si Bradbury s’enfonçait dans les ramures chaudes et rassurantes de l’enfance nostalgique, Shepard s’éloignera du contexte rêveur pour y préférer un réalisme noir bien qu’implanté en un ailleurs absolu, à savoir l’au-delà. Car ce train là prend en charge et recueil tous les écorchés de la vie, tous ces gens dont on ne parle jamais, tous ces morts vivants qu’on voit crever sur les trottoirs. Le train noir est donc un train vivant mais qui emmène tous ces égarés et exclus en un monde qui les nettoiera de leur passé triste et crasseux, ces vies saturées de hontes et humiliations. Ils se verront offert une nouvelle chance en un monde où ils auront enfin un nom, une réelle existence. Don d’un nouveau corps, don d’un esprit éclairé, chacun devra alors se contenter de cette vie sans plus aucun objet, hormis ces monstres ailés à la générosité carnivore qui attaquent des survivants ayant accepté tout, même la chasse. Or, un homme s’interroge. Comme dans beaucoup d’utopies, il constituera l’élément rebelle. Il s’interrogera, tout simplement, et remettra en cause le sacro-saint d’un monde par trop évident, vue qu’on y existe encore et toujours, vu qu’on y souffre aussi, vu que c’est encore absurde, comme cette vie qu’on laisse derrière soi. Dans une vision qui évoque Conrad ou Milton, le texte de Shepard semble désespéré, inconciliable, sans réelle issue. A mesure que l’intrigue progresse, Shepard nous fait traverser un au-delà où se pose encore des question, où, puisqu’il y a encore l’être, le héros questionne le sens, et comme toujours repoussera plus loin ces Eden sans autre issue que le dépassement. Alors on s’en ira, on tentera encore l’incroyable Odyssée, vers un autre ailleurs, on tentera de voir plus loin que cet au-delà, histoire de voir s’il n’y a pas mieux. Au bout de la lecture, Shepard nous montre simplement une évidence, celle de l’impossibilité de toute certitude quand à un quelconque au-delà, ce " no man’s land " définitif qui bordera à jamais nos existence. On pourrait penser à un énième cris de désespoir, Shepard nous libère au contraire d’un au-delà balisé, et nous convie à un inconnaissable. Et c’est cette certitude de l’incertain qui est brillamment mise en scène dans ce texte d’une profonde philosophie. Une fois terminé la nouvelle, on ne pourra manquer de nous interroger encore et toujours sur ce voyage sans bout, ce voyage sans réelle Avalon qui attendrait les personnages au bout d’une histoire dont on ne parvient jamais à en effleurer le dénouement. Et s’il s’agissait tout simplement d’une métaphore sur notre propre existence et ses chimériques " au-delà " qui nous font pourtant encore et toujours croire et espérer, comme des enfants connaissant déjà la fin de l’histoire, mais qui demeurent portés par la même envie d’aller toujours plus loin ? Et ce train reste un moyen bien poétique, quoiqu’aussi absurde.
Venons en à la nouvelle qui clôt ce recueil remarquable. Geoff Ryman est un grand inconnu en France, d’une part parce que sa traduction est aussi aisée que celle de l’Atlante ancien et que les éditeurs en France n’aiment pas trop prendre de risque au niveau éditorial, et on peut les comprendre, malheureusement. Ceci dit, le dernier roman de Ryman est sorti en 2004, " Air ", et il remporte déjà l’unanimité des lecteurs sur Amazon qui en parle comme du meilleur roman de sf de ces quinze dernières années. Comment donc aborder un récit versant à la fois dans le pur hallucinatoire et le métaphorique (dick et Peake ne sont pas loin) ainsi que dans une gigantesque vision d’horreur s’achevant en une réflexion humaniste qui continuera à longtemps hanter les lecteurs après avoir refermer le recueil. C’est qu’il ne s’agit pas d’un simple récit descriptif mais d’une mise en apposition de personnages qui sont à la fois récit et lieux de prodige. Cette double nature nous révèle un récit vif, cruel, mais délité dans une langue tellement forte en images qu’on en oublie les horreurs des événements qui les baigne.
Troisième enfant est une jeune fille qui vend les parties de son corps. Oui, mais chaque partie de son corps est un vrai prodige, et son corps est une machine à faire des miracles. Elle vend son sang, produit d’elle-même des armes conscientes et vend le tout aux intéressés. Puis, un jour, Troisième enfant se voit bannie de la campagne. La guerre avance inexorablement, les Voisins conquièrent chaque village jusqu’au village de Troisième enfant. Elle gagnera une ville dévorée par la vermine et vivra un voyage au bout de l’enfer, à moins que ce ne soit un voyage que sauvera une certaine idée d’humanité, ces atomes qui survivent, vaille que vaille. Certains critiques soulignent le balancement de la narration entre le monologue intérieur et la description. Disons que l’écriture de Ryman intègre et fusionne ces deux modes en une narration hors norme évoquant aussi bien les métaphores biologiques d’un Brussolo ou d’un Barker avec une poésie douce amère qui pêche autant aux stances belles et désespérées d’un Milton et d’un Dante quand à l’imagerie symbolique qu’au visionnaire halluciné d’un Dick.
Beaucoup évoquent le génocide Cambodgien à la lecture de ce texte, on pourrait y desceller également une illustration du drame de la Shoa.
De la grande littérature de la part d’un auteur qu’on aimerait voir plus souvent dans les rayons des libraires.
" Les continents perdus " est à marquer d’une pierre blanche et prouve encore une fois l’immense talent d’éditeur de Thomas Day/Gilles Dumay. Savoir compacter en un recueil autant de nouvelles de qualité relève du génie. Un recueil qui mériterait un prix à lui tout seul. Du grand art !!!
Les continents perdus, anthologie, Denoël, traduit de l’anglais (Etats-Unis, Grande-Bretagne, Canada) par Jean-Daniel Brèque, couverture de Sparth, 442 pages, 23 €.