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  Sommaire - Nouvelles -  La Maison


"La Maison"
de
Stéphane Smirnow

 

"La Maison"
de Stéphane Smirnow



Le couteau se planta à moins d’un pouce de son pied. La lame en avait été aiguisée à tel point qu’elle lui aurait sans doute sectionné un orteil. Ensuite aurait suivit l’hémorragie, sans aucun doute. Heureusement l’avait-il vu à temps, et surtout avait-il anticipé la suite des évènements : déséquilibré lorsqu’il rentra dans la cuisine, sa mains chercha instinctivement un point d’appuis. Elle le trouva courant le long du mur droit, un plan de travail en carrelage étincelant, propre et bien rangé. Sauf cette lame, déposée négligemment, et dont le manche ne dépassait que de quelque centimètres au dessus du vide. Sa main atterrit juste à côté de la lame, et sa guigne, si cette notion avait un sens ici, lui en fit toucher le manche du bout du pouce. Il n’en fallait pas plus. Durant le court instant de la chute de l’objet, il entama un mouvement désespéré, relevant de la sauvegarde innée, pour faire gagner à son pied la courte distance le mettant à l’abri. Un piège de plus évité, mais son pied gauche résonna étrangement lorsqu’il vint s’écraser contre le plancher. Se pouvait-il qu’il cède, l’entrainant vers un sous sol sans doute jonché de pieux ou Dieu sais quoi encore ? Mais le sol résista. De peu.
Il n’aurait jamais imaginé qu’à son niveau, traverser la maison allait s’avérer si périlleux. Il avait choisi la voie de droite, celle passant pas le salon, puis par la cuisine, et enfin par la pièce du fond, se disant qu’il y aurait là moins de risque que par le fameux garage. Peut-être étais-ce le cas, peut-être pas. De toute façon, même s’il en sortait, il ne lui prendrait jamais l’envie de revenir pour vérifier. Il s’en était déjà fait la promesse avant même d’atteindre la porte de la cuisine.
Il se redressa, lentement. Il s’abstint bien sûr de refermer la porte derrière lui, et à fortiori de ramasser le couteau. Il s’abstint de bouger, tout simplement. Il lui fallait faire maintenant un tour d’horizon, essayer d’analyser les endroits par où il pouvait passer sans trop de risque. Il lui restait à peine deux pièces à franchir. Après le couloir d’entrée et le salon, ç’aurait été dommage d’échouer si près de la sortie.
Hors cette pièce-ci semblait trompeusement sereine. Elle l’était sûrement un peu plus que le salon et sa table à télécommandes, à condition de s’éloigner du plan de travail. Il fallait surtout s’écarter le plus possible du reposoir à couteaux, posé à quelques mètres devant lui sur la droite. Mais dans ce cas il devrait passer à gauche de la table à manger, en longeant d’abords le vaisselier, puis prendre à droite pour longer le mur opposé de la pièce, contre lequel le frigo américain reluisant trônait de tout son poids. Le four à microondes, posé sur une planche au mur à ses côtés, pouvait aussi présenter un danger, mais à choisir, c’était ce chemin ou longer les couteaux, les ustensiles électriques et l’évier. Quant à passer au-dessus de la table à manger, la proximité du lustre l’en dissuada. Par en dessous, il ne fallait même pas y penser. La table était de toute évidence en chêne massif, bien pesante.
Le choix était fait, ce serait le passage de gauche. Et il n’aurait pas fallu hésiter plus
longtemps : le sol sous ses pieds commençait à grincer lugubrement. Il se mit donc à avancer, à petits pas, scannant du regard tout ce qu’il avait sous les yeux. De l’armoire à la table, du carrelage au plafond. Tout était si calme...
Deux pas, puis un troisième, et il se trouva entre les deux meubles. Endroit dangereux par définition. Le moment d’ouvrir l’œil.
Pourtant il n’y avait rien. Même la table était débarrassée, sans une miette. L’armoire était fermée, et la porcelaine bien agencée. Une vision de carte-postale. Mais il ne fallait se fier à rien. L’armoire, toute en hauteur, semblait la plus menaçante, mais son expérience l’incita à jeter un dernier coup d’œil à la table. Très bonne expérience : il y avait là un tiroir qu’il n’avait pas remarqué précédemment, sous le rebord. Ce genre de tiroir plat, où l’on range des objets tout aussi plats. Comme des pics à fondues par exemple. Avec ce nouvel élément, il ne pouvait plus se permettre de passer par là sans plus de précautions. En fait il n’avait pas le choix. Ici, plus une chose semblait anodine, plus il fallait s’y intéresser. Il devait ouvrir ce tiroir lui-même pour éviter toute mauvaise surprise par la suite.
Il avança sa main en direction de la petite poignée ronde en bois, et dut forcer pour écarter ses doigts en sang. Il ne ressentait presque plus la douleur de son annulaire manquant, mais le liquide visqueux qui coulait encore était gênant. Si seulement il ne s’était pas laissé surprendre par le miroir dès l’entrée. Bien sûr il aurait du s’attendre à une rupture d’une quelconque canalisation sous pression derrière la glace. Une faute de débutant, vraiment. Et il l’avait bien payée. Depuis, il devait tout penser à quatre doigts, y compris l’ouverture de ce petit tiroir. Il en agrippa la poignée, et se mis à tirer doucement, en prenant soin de se reculer le plus possible. A peine ouvert d’un centimètre, le tiroir résista. « Ben tiens ! », pensa-t-il, en forçant de plus en plus. Soudain la pression se relâcha, et le tiroir lui vint dans les mains avec un bruit métallique. Un des pics qu’il avait imaginé, celui bloquant l’ouverture, céda sous la pression et fut projeté hors du tiroir, lui passant sous le nez pour terminer sa course dans le bois de l’armoire. Un ustensile de cuisine bloquant un tiroir. Classique.
Il se courba pour déposer le tiroir et ses autres pics à même le sol, et doucement le fit glisser à quelques distances sous la table. Au moment de se redresser, un bruit de vaisselle s’entrechoquant lui donna des sueurs froides. Il resta arcbouté, et tourna la tête lentement. Le pic. Il s’était enfiché sur une nervure du bois ! Une fissure y était née, qui commençait à courir de haut en bas, à vue d’œil. Que fallait-il faire ? Avancer ou reculer. La porte vitrée de gauche allait être la première atteinte. Prendrait-il le risque d’avancer d’un bon mètre ou fallait-il qu’il revienne vers le couteau toujours fiché dans le sol ? Non, sûrement pas ! Car cela voulais dire passer par l’autre chemin, et il savait ce que cela pouvait donner, pour déjà l’avoir vu. Ce ne pouvait être que par ici.
Alors autant se lancer, et le plus loin possible !
En un bond, toujours courbé, il se retrouva de l’autre côté de la table et de l’armoire. Une fois stabilisé, il n’eu pas le temps de se retourner : un bruit effroyable le cloua sur place. Lorsque le calme fut revenu, il osa tourner la tête alors qu’un nuage de poussière se faufilait entre ses gambes. L’armoire était tombée en avant, reposant en équilibre sur la lourde table. Des débris de vaisselle éparpillés dans tous les coins, jusqu’à l’autre bout de la pièce, partageaient l’espace du plancher avec les morceaux de verre des vitres du vaisselier. Il l’avait échappé belle. Et c’était peu dire. Une soudaine douleur lui fit baisser les yeux. Sa chaussure gauche commençait à se teinter de rouge. Un petit canal pourpre coulait de sous son pantalon. Pourtant, rien de significatif sur celui-ci, si ce n’était une petite déchirure dans le tissus. Avec de minutieuses précautions, il retroussa lentement ce dernier pour découvrir un morceau de verre pas plus gros qu’une pièce de monnaie, fiché dans sa chair. Le plus dangereux des morceaux, assez petit pour entrer complètement sous la peau. Ce serait la fin. Mais c’était un cas qu’il avait prévu, d’où ses précautions. Il pinça fortement le bout de verre entre son pouce et son index gauche, puis le retira lentement non sans grimacer de douleur. Il le déposa finalement à ses pieds.
Ce nouveau danger écarté, il se redressa et tenta de reprendre des repères. Il avait abouti au coin de la pièce, un coin vide de toute chose. Sa montre, seul objet personnel qu’il avait osé garder en entrant, indiquait que six minutes s’étaient déjà écoulées. Les secondes s’égrenaient décidément trop vite à son goût. Il allait devoir faire une chose normalement proscrite dans cet endroit : presser le pas.
Devant lui, un chemin vide jusqu’au frigo. La table ne contenait pas de tiroir de ce côté, et accrochés au mur à intervalles irréguliers, de petits cadres de peintures à l’huile. Absolument rien d’inquiétant, car il savait ses peinture faites sur des morceaux de soie. Il ne perdit pas plus de temps et progressa jusqu’au frigo. Là il fallait faire attention : le frigo à gauche, et en face le four à micro-ondes. Il ne se rappelait pas avoir vu quelqu’un passer aussi près de ces deux objets.
Un rapide coup d’œil le rassura quant à la stabilité du sol sous le frigo : aucune fissure dans le bois, aucun gondolement. Bien que la chance n’ait absolument plus raison d’être dans cette maison, il ne pensait pas qu’il puisse revivre l’expérience de l’armoire à vaisselle. Rien n’empêchait donc de faire un pas de plus, et de passer devant le haut meuble en zinc. Celui-ci resta stoïque, laissant uniquement échapper le faible bourdonnement de son mécanisme.
Le four maintenant. Lui ne le laisserait sûrement pas tranquille, il le pressentait. D’ailleurs sa lampe interne était allumée. C’était déjà mauvais signe. Il fit un pas de plus tout en le gardant à l’œil. Lui non plus ne montrait pas plus de signe d’agressivité que le frigo. Il planait dans ce coin de la cuisine une de ces fausses atmosphères de quiétude tant redoutées. Pourtant cela faisait déjà une bonne demi-minute qu’il était à portée, et toujours rien. Cela ne correspondait pas à son niveau. Son rythme cardiaque s’accéléra, car il allait se passer quelque chose, il en était convaincu.
Et en effet, quelque chose qu’il n’aurait vraiment pas pu prévoir fut déclenché. Ce ne fut ni par le frigo, ni même par le four. Cela provenait de derrière lui. Il entendit un bruit de bois gémissant sous la pression. Il eu le temps de se retourner pour voir la lourde armoire à vaisselle, déposée sur le rebord de la table, entamer la dernière étape de son travail de poids mort sur celle-ci. De son côté, les pieds de bois massifs de la table commençaient à se soulever. Lentement, sans effet de surprise. Cela devait cacher quelque chose.
C’est à ce moment que le destin modifié frappa. Un coup en traître, dans l’angle mort. Ce fut bien le frigo tranquille qui sonna la charge. Enfin pas le frigo à proprement parler, bien trop massif et crampé sur ses quatre pieds, mais le distributeur de glaçons, tellement banal dans sa gaine de métal. Banal, justement. Pourquoi fallait-il qu’il ait pensé au tiroir quelques instants plus tôt, et pas à ça ! Un disfonctionnement du mécanisme, de ceux qu’on peut voir dans les films, le fit régurgiter ses petits icebergs, mêlant dans un jet presque continu un lait de glace pilée à des glaçons-obus. Un de ceux-là atteignit son œil gauche lorsqu’il se retourna, le faisant reculer sous la douleur.
Reculer sous la douleur, voilà bien ce qu’il fallait éviter dans cette maison ! Se sentant déséquilibré, il eu de nouveau ce réflexe de chercher de la main un point d’appuis. Ses doigts le trouvèrent quelque centimètre derrière, en se posant sur cette lourde et solide table en chêne qui avait magnifiquement fait diversion. Fait remarquable, mais tout à fait logique dans ces circonstances, l’endroit que sa mains choisit en aveugle avait depuis longtemps été rongé par les mites et autres joyeusetés, le faisant douloureusement dégringoler sur son séant dans un bruit lugubre et une poussière de bois moulu.
Cela dut contre toute attente le sauver, car le jet de glaçons qu’il ne voyait plus que d’un œil passait maintenant loin au-dessus de sa tête. Sous la surprise combinée à cette nouvelle douleur, il hoquetait, tentant de reprendre sa respiration. Il devait au plus vite trouver un moyen de se sortir de ce piège. Il n’était pas encore sûr d’avoir perdu son œil, mais le pire était sans doute à venir, s’il restait là. D’autant plus que sa cuisse gauche le lançait maintenant. Un coup d’œil en arrière, et il vit une mare de sang se répandre sous lui ! Prenant appui sur sa fesse droite, il releva la jambe juste ce qu’il faut pour pouvoir passer sa main en dessous...et en ressortit un pic à fondue ensanglanté. Se pouvait-il...? Il se retourna encore, et remarqua que la table s’était complètement laissée aller sous le poids de l’armoire à vaisselle, à l’opposé de la pièce. Un de ses pieds en bois, décroché, avait projeté dans sa chute le tiroir qui avait -négligemment- été déposé sous la table.
Erreurs sur erreurs, se dit-il. Comment ce pouvait-il qu’il soit encore en vie après autant de négligence ?...Avait-il eu de la chance ? Non, bien sûr que non, cela ne se pouvait pas ici. Tout tenait à ses réflexes, c’était cela. Après tout, avec tout ce qu’il avait étudié sur cette maison, il aurait été anormal de ne pas arriver si loin...
Mais il n’était plus temps de se poser des questions. Il sentait quelque chose de chaud couler sur sa joue. De chaud et de visqueux. Du sang. Il ne faisait plus aucun doute maintenant qu’il pouvait dire adieu à son œil, bien que celui-ci lui prouvait encore son existence par vagues de douleurs de plus en plus aigues. S’il voulait arrêter là les frais, il fallait sortir d’ici, et vite. D’autant plus que le chronomètre de sa montre approchait dangereusement les huit minutes trente.
Il se releva tant bien que mal, ne laissant pas à son corps lui rappeler où il était blessé. La table, et le frigo vide de glaçons maintenant, étaient passés. Finalement, seul le four à micro-ondes ne s’était pas manifesté. Il croisa les doigts.
De là où il était, un seul pas lui suffisait pour atteindre la porte de sortie, dans le coin droit de la pièce. Il le fit néanmoins avec grande prudence, car cette porte était fort proche des ustensiles de cuisine du plan de travail. Ensuite, il devait au moins s’accorder une dizaine de secondes pour analyser avant d’ouvrir. Dix secondes qui, à l’échelle de la maison, devaient être une éternité. Ni petites flaques de sang qu’il laissait dans son sillage, ni la douleur ne devaient le déconcentrer. Il ne lui restait que cet obstacle et la petite pièce, juste derrière. Ensuite, ce serait la fin de cet enfer.
Une seconde, puis deux. Toujours aucun détail qui aurait pu éveiller ses soupçons. Cette porte était des plus normales, soutenue par trois gonds métalliques, vieux mais robustes. Trois secondes. Quatre, il figea sa respiration : un cliquetis, léger mais bien audible sur sa gauche. Un coup d’œil, de celui encore valide. Le four, ce ne pouvait être que le four...Une peur panique s’empara de lui.
« Ding ! », émit l’horloge du mécanisme, résonnant comme un glas à ses oreilles.
Il ne bondit jamais aussi vite et aussi loin que cette foi-là, arrachant la porte de ses gonds, se fracassant sans doute l’épaule, et atterrissant dans cette fameuse dernière pièce, une de celles qu’il connaissait le moins. Derrière lui, en une fraction de seconde, la moitié de la cuisine se retrouva sans dessus dessous dans un bruit d’explosion assourdissant. Aurait-il raté quelque chose en train de cuire dans le four à micro-onde ? Se pouvait-il qu’il ait raté cela aussi ? En tout cas il n’avait plus le moyen de vérifier : la petite porte vitrée du four gisait à ses pieds, et son corps de métal, lui, devait être éparpillé aux quatre coins de la cuisine.
La cuisine. Une pièce de plus à mettre à son actif. Plus qu’une maintenant.
Cette dernière était plongée dans un noir presque complet. Une veilleuse trainait quelque part derrière un empilement de vieilles caisses. Que contenaient-elles ? Mieux valait s’abstenir de vérifier. Hormis ce désordre de cartons éparpillés, des formes hétéroclites d’outils de jardinages attirèrent de suite son attention. La pièce ultime, est de toute évidence la plus dangereuse : chacun des outils qu’il imaginait pouvait donner la mort en un coup un seul. Y comprit cette fourche qu’il reconnaissait dans un coin, maintenant que ses yeux s’étaient habitués à la pénombre. Elle semblait lui barrer la sortie, qui n’était pourtant qu’à deux enjambées devant lui. Il était si tentant de franchir la distance d’un saut, de saisir cette poignée qui l’appelait d’un reflet, et de la tourner pour se retrouver enfin hors de tout danger...
Non, non, d’abord bien analyser. Ici plus qu’ailleurs, certainement. Si seulement il pouvait ne pas faire si sombre...Néanmoins, ne surtout pas toucher à l’interrupteur. Même à un niveau plus faible ce petit geste du quotidien était à proscrire. Ici, il fallait...
Une sirène beugla une note unique et stridente dans toute la maison. La sirène de la dernière chance. Il n’avait plus besoin de regarder sa montre : il lui restait quinze secondes, pas une de plus. Après, tous ses efforts seraient perdus.
Tout ça pour rien ?...Pas question !
Plus le temps d’analyser quoi que ce soit. Il fallait prendre l’unique décision restante : foncer dans le tas, et espérer aller plus vite que le destin tout particulier qui flottait dans cette maison. Espérer ne pas être abimé sur ces quelques derniers mètres, les derniers mètres de la pièce aux abandons. La pièce aux multiples sinistres noms.
Une jambe partit, sans l’élan nécessaire pour atteindre la porte d’un bond. Il faudrait la déposer en plein centre de la pièce pour lancer l’autre jambe dans le dernier effort. La déposer dans le noir. Le paierait-il de la perte de son pied ? A quoi bon se poser la question. La sortie était là, juste devant lui. Dans les secondes qui suivaient, c’était mourir ou sortir. Ni plus, ni moins. Les blessures ne signifiaient plus rien.
Et le pied ne gémit aucune douleur lorsqu’il retoucha terre. Il n’y eu rien, si ce n’est une étrange résistance sous lui, quelque chose sur lequel il était en train de peser, et qui cédait petit à petit. Ce n’était pas le sol, mais quelque chose posé dessus. Le reste du corps poursuivit pourtant le mouvement. L’autre jambe était passée devant la première, prenant de la vitesse pour pouvoir franchir l’espace restant. La veilleuse apparut sur la gauche, entre deux caisses, projetant un faisceau rougeâtre semblant couper la remise en deux.
C’est dans ce rideau de fausse clarté que la mort s’apprêta à donner le coup de grâce. Elle vint de la droite, poussée par une force sournoisement fournie par ce pied déposé. Elle prit d’abords l’apparence d’un trait d’ombre fendant l’ombre, se rapprochant aussi inévitablement qu’il lui fallait à lui du temps pour détacher son regard de la veilleuse, et pour tourner sa tête dans l’autre direction. Un geste qui lui semblait infini en regard de ce qu’il pressentait. Cette veilleuse, tout le monde devait y jeter un œil et s’y arrêter une fraction de seconde. C’était naturel dans ce noir. Pourtant il avait bien pressentit qu’il devait se concentrer de l’autre côté, de ce côté où sans doute personne ne regardait jamais. Ou trop tard.
Et, lorsqu’après un temps trop long il eut enfin la tête tournée dans la bonne direction, l’ombre fine s’était déjà rapprochée à un point où il pouvait voir les reflets de feu sur sa surface tranchante et recourbée. Il savait ce que c’était, et n’en fut pas surpris. Que devait-il faire maintenant ? Que pouvait-il faire ? Sûrement pas penser, il n’en avait plus le temps, encore moins pour ce qui approchait que pour la poignée de secondes qui lui restait avant la fin du temps impartit. Au moins aurait-il dû penser à s’écarter, un minimum. Au lieu de cela, son bras droit s’était machinalement levé pour parer le coup. Si seulement ce bras avait pu avoir sa propre cervelle, il aurait de suite su qu’il était inutile d’affronter une faux dans sa course tranchante.
Maintenant il était trop tard. Le métal pénétrait déjà dans la chair, sectionnant peau, muscles, et tendon sans même s’étonner de leur présence. L’os aussi, pourtant citadelle du corps humains, ne résista pas à la charge de l’outil aiguisé. Avant même que la douleur ne puisse atteindre le cerveau lointain, l’avant-bras avait pris la direction de l’obscurité, quelques pieds plus bas. Il ne resta au valeureux participant que le temps d’échafauder une unique pensée :
« Je le savais pourtant ! La dernière pièce, toujours un niveau de plus ! La seule pièce où il ne faut pas se précipi... »
Pensée qui se perdit dans une éclaboussure de sang, alors que sur son chemin la faux s’était mise en devoir d’attaquer la deuxième carotide. Ensuite, plus rien. Comme une ultime moquerie, l’arme interrompit sa course à une coudée du cou décapsulé, la tête finissant de rouler par terre, les yeux grand ouverts vers cette sortie qui n’en était plus une. Et lorsque le pied qui avait donné vie à la faux ne reçut plus d’ordres d’en haut, il relâcha la pression sur la crosse de bois, laissant enfin sa propriétaire terminer son chemin et tomber mollement dans les boîtes de carton. Le corps décapité resta ainsi, en équilibre, pendant encore une longue seconde, puis s’écroula à son tour pour de bon.
De derrière la porte s’éleva alors une clameur assourdissante, mélange de cris de joie et d’applaudissements tout à fait d’à-propos. Derrière son pupitre de contrôle, déposé à même le toit de la maison, le contrôleur actionna un interrupteur. L’entièreté de l’immense chaosdome s’éclaira soudain d’une lumière vive. Les dizaines de millier de spectateurs étaient en liesse. Il n’y avait pas un mètre carré silencieux dans la gigantesque arène. En son centre, suspendu à plus de trente mètres à la verticale au dessus de la maison, de monumentaux panneaux de télévision diffusaient en boucle les dernières secondes du jeu. Ensuite s’éleva au dessus de brouhaha d’acclamations la voix des animateurs :
 Alors mon cher Marrk, n’était-ce pas un spectacle somptueux ?
 Tout à fait Flins, nous avons rarement eu la chance de voir un joueur aller aussi loin !
 Et surtout à ce niveau ! Il avait tout de même choisi le niveau sept qui, je le rappelle, n’est que de deux sous la limite maximale !
 Il en faut du courage pour rentrer dans La Maison à ce niveau. Mais comme elle vient encore de nous le prouver, le courage et la chance personnelle ne sont pas suffisants pour l’affronter !
 Pourtant rappelez-vous Marrk, ce concurrent nous disait encore il y a dix minutes à peine qu’il avait particulièrement étudié les lois du chaos qui règnent dans La Maison à ce niveau !
 Que voulez-vous mon cher Flins ! Il a fallu plus de vingt ans aux scientifiques pour comprendre et maîtriser ces lois qui régissent notre quotidien ! De la tartine beurrée qui tombe à l’envers jusqu’à la poutre qui se décroche de l’échafaudage ! Avant qu’un candidat ne les comprenne toutes et ne les assimilent de manière intuitive, nous aurons encore de beaux spectacles, je vous le garantis !
 C’est à espérer en effet ! Mais passons sans attendre au joueur suivant ! Sera-t-il un de ceux qui vous démentira Marrk ? Peut-être que le niveau cinq qu’il a choisi lui laissera plus de chance que le candidat précédent !
Et la salle redoubla de cris et d’applaudissement, alors que l’image du joueur précédent s’estompait définitivement des écrans, remplacée par celle, tout sourire, d’un nième candidat suivant...

FIN



Mis en ligne par pelosato


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