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  Sommaire - Nouvelles -  Eternels mortels


"Eternels mortels"
de
Daniel Descamps

 

"Eternels mortels"
de Daniel Descamps



Eternels mortels

De son sang résonnant alentour, ma constitution dépend, liés que nous sommes par toute la distance possible entre elle et moi. Cet « entre », votre monde, est semblable à une absence faite de notre plénitude. Nos corps sont les refuges de plusieurs siècles passés et morts pour vous. A vous les souvenirs palpables, à nous les sens qui les ont faits. Ne pas les conserver est impossible tant ils font notre essence inextricable. Tout ce que vous pouvez savoir est que nous sommes d’anciens vivants aux traces perdues, des mortels absous du temps des civilisations.
Le souvenir d’une odeur divise ma mémoire, formant ainsi cette partie qui est pour notre espèce, le passé. Un parfum qui fait de la flamme la plus vivante des lumières. La cire chaleureuse d’une bougie qui vacillait contre les murs teintés d’orangé. Réapparaît sa fumée âcre imprégnant les habits des joueurs de carte, réunis en cercle prèsde la fenêtre d’un salon. De ma place choisie de ce salon, le minois de Mademoiselle de Champfleurs adoucissait mes dernières pertes occasionnées par le Comte de Villers. Dans l’instant, le chien couchait dans mon jeu, attendant que je ne le lâche sur le tapis de cuir gaufré.
Les dernières mises d’or trouvèrent place dans ma bourse que je replaçais distraitement dans la poche de ma culotte. Mon esprit s’aiguisait aux pensées lascives que faisait naître le fard des doux traits de la jeunesse. Mes jambes accompagnaient ces émois au plus près de la source. L’écrin de soierie bleue ondoyait aux mouvements gracieux des membres de la nymphette qui l’habitait. Sa fraîcheur attirait maints volages séduits par les plaisirs que promettent les ébats aquatiques. Certains candidats, lestés de toilettes désuètes, sombrèrent rejoindre les vaisseaux de quelque mythologie perdue...
Les impressions de ce 17ème siècle sont tenaces et certaines scènes aussi, mais le visage de cette jeune aristocrate, sitôt saisi se trouble. Sa blancheur poudrée se superpose au spectre d’ébène de ma maîtresse éternelle. Mais je vais tâcher d’effacer cette, désormais, partie de moi pour parvenir à vous conter cette soirée.

J’ai possédé Mademoiselle de Champfleurs en son château lacustre. Mon dessein achevé, je décidai de prendre le frais dans ce parc que la petite fenêtre de sa chambre me montrait. Ivre, je parcourus une allée secondaire bordée sur un côté de chênes petits et feuillus. La mode était aux ruines d’inspiration antique que l’on prenait soin de mettre en scène. Celle que j’aperçus, au prix d’égratignures faites par les griffes d’un labyrinthe d’aubépines acérées, était d’aspect si chaotique que sa véracité ne faisait aucun doute. Le granit rose dont les blocs étaient extraits, avait cédé au gel infiltré jusqu’au cœur des colonnes. Des tronçons entravaient la porte surmontée d’un linteau massif. Je passai les cylindres déchus et pénétrai dans le sombre temple. De part et d’autre, d’obscures chimères à la gueule ouverte soufflaient un message inaudible. Un instant, j’hésitai à poursuivre mon avancée, sous la pression de questions désordonnées qui m’assaillaient. Je n’étais pas sur un sol où une telle construction aurait put voir le jour ; les millénaires semblaient m’observer en cette place abandonnée. Au dehors, éole grondait de mon effronterie. Immobilisé par le privilège que la nuit m’accordait, le silence de l’édifice m’enveloppa. Couvert de cet étrange manteau, mes pas lents glissaient sur les dalles menant au fond. Ma vision limitée cherchait je ne sais quel prétexte à poursuivre cette expédition sacrilège. Rien ne transparaissait au devant, pas d’idole, pas de trône, pas de mur. Chaque pas me menait à une zone de densité croissante qui, semblable à un tube, confondait, au loin, le sol et les parois. D’un lieu j’aboutissais à un état dans lequel, toujours pensant, je disparaissais.
Quand le plaisir me submergea, en une fraction de seconde de votre temps tellement fine qu’elle semble ne rien contenir, je fus reconstitué face à une divinité de pierre blanche. Le corps sculpté, nu, se tenait droit dans une sphère que dessinait la lueur qui en émanait. Au-delà, le néant. Sa chair diaphane rayonnait faiblement, lissant à cette manière les courbes simples de cette femme stylisée. Tout cela faisait d’elle une déesse.
Avant même d’être formulée, ma pensé me propulsa prés de sa chair minérale piquetée de cristaux. Mon regard ne suffisait plus à combler mon désir fou. Mes doigts émissaires s’en allèrent au contact. La surface d’albâtre fût effleurée par ma peau, un moment avant que son sein ne m’ouvre le chemin du cœur, faisant disparaître mes phalanges une à une. Prisonnier de mon acte, elle put me scruter profondément tandis que son masque impassible me fascinait.
Alors, elle choisit de se révéler. D’infimes grains ruisselèrent de son visage, puis, animés par le vent, tous se dispersèrent en volutes de sable brûlant, faisant d’elle un songe perdu. La nuée tourbillonnante pénétra mon âme avec la fulgurance d’une lame qui instille la mort. Je fus comme dépecé de l’intérieur, en lambeaux de souvenirs mêlés à cette présence qui s’intercalait dans toutes zones. Etant son hôte, sa vie fût également mienne. Ce qu’elle avait vu, fait, entendu, senti, et puis ce que son miroir donnait à voir. Je la voyais enfin, femme en apparat d’une époque ancestrale. Souveraine et mère d’un peuple souterrain nourri du sang et de l’œuvre d’être d’une semblable apparence. Les uns occupant la nuit, les autres le jour, régis qu’ils étaient par le cycle des astres. Chaque siècle m’était connu, jusqu’au mien, dont je ne savais auparavant que la fin. Je fis ce voyage instantanément par le biais de ma compagne au visage immuable.
Elle me quitta et se reforma devant moi sous l’apparence qui est la sienne quand le sommeil laisse place aux actes. Le tranchant de son ongle ouvrit un chemin au sang épais qui coula de son cou. Sa veine battait et refluait la substance qui m’abreuvait. Je jouissais tout autant qu’elle de ce partage, de la vie que je lui prenais. Nos bouches avides se détachèrent. Ses lèvres humectées s’entrouvrirent sur des dents à l’émail parfait. Les canines rosées qui avaient perforé mon corps se dévoilèrent ent à mes yeux, inscrivant de manière définitive ce qu’elle est, ce que j’étais devenu ; un vampire.
Depuis ce soir-là, nous avons régné ensemble jusqu’à ce que les humains brisent définitivement l’équilibre en corrompant la nuit. Dénaturée à tel point par vos lumières et votre présence que notre race a dû se résoudre à l’extinction.
La science a aboli la peur qui était vôtre face à notre nature. De créatures surnaturelles, voire démoniaques, nous sommes devenus des mutants génétiques analysés et utilisés à des fins thérapeutiques ou guerrières. Beaucoup sont morts dans vos laboratoires sans que nous nous arrogions le droit de vous supplanter. Ainsi, je puis vous dire que vous mourrez seuls sur cette planète ; ma reine et moi préférons le sommeil éternel et séparé pour que l’amour nous berce de toute sa paix.
Dans les pôles encore intacts nous attendons la fin de votre règne. Car elle viendra.



Mis en ligne par pelosato


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