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  Sommaire - Livres -  S - Z -  Kamtchatka
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"Kamtchatka"
Pierre Stolze

Editeur :
Eons Futurs
 

"Kamtchatka"
Pierre Stolze



10/10

Vous êtes vous demandé un jour si un récit de science-fiction pouvait franchir le large ruban séparant la littérature profane de cette sphère aussi vaste que réduite constituée par les littératures de l’imaginaire ? C’est la conclusion que l’on pourrait être amené à faire en parcourant une oeuvre aussi intemporelle que Kamtchatka, un préposé non consensuel, une considération intempestive enfin parce que non attendue, non advenue comme telle. C’est que de se mettre à lire une pareille oeuvre pourrait équivaloir à suivre un itinéraire, mieux, une route qui pourrait être en même temps une phase opératoire, une véritable opération de transfiguration, acte de difficile fusion entre ce qu’on pourrait à peine nommer, épeler comme une déambulation journalistique et, par quelques astuces de langage, un parcours initiatique. Mais qu’est ce donc que Kamtchatka ?

Un peu d’histoire

Et si Joris-Karl Smith était immortel, je pourrais l’être ? Voilà comment un jour, sous des cieux alloués à une autre époque, un univers dont l’histoire est non pas seulement divergente de la nôtre mais bien plus, morcelée en autant de réalités. Quand au lien qui les relie, il est à la fois rêve et mémoire. Un certain Empereur se permet de poser un problème à son fin limier, Le Maréchal Li. L’Empereur Tegumal Premier a pour ambition de devenir immortel et enverra donc son fin limier sur l’ancienne Terra dans une quête où ce dernier, il ne le sait pas encore, verra combien dans sa chaire et son corps, mais aussi dans sa mémoire, on aura beau être vaillant, on peut se voir impliqué a des degrés insoupçonnés dans un enchevêtrement d’histoires parallèles, à la rencontre de ce qu’on avait justement cherché pour un autre. Gagner un passeport pour l’éternité c’est aussi gagner le moment subtile qui vaut mieux que toute les quêtes, et que tous les chemins, toutes les histoires, et Stolze nous le décrypte à la manière d’un maître d’oeuvre. Or, le génie de Stolze est justement d’inventer une cathédrale littéraire sans que nous en ayons les éléments, les ingrédients, les composants intimes qui nous permettraient de décider d’un début, d’un milieu et d’une fin. C’est ce qu’on pourrait nommer l’oeuvre totale, l’oeuvre au noir. Ainsi, le lecteur, au travers de cette histoire faite d’histoires parallèles, sera amené à découvrir un homme légendaire par une géographie, des idées, des préjugés, des assertions, des rencontres que ces assertions font moduler, changer, le tout re-transposé sur un mode journalistique, la trame d’une chronique faussement épistolaire. Au final, des éternités anonymes se sont partagées des moments de vie, des instants de mort aussi. Mais à la fin, lorsque les rideaux se baissent, ils ne le font que pour une autre humanité. Déjà, derrière, demeure cette ultime accord qui semble transpirer au travers du légendaire, cette parole qui est chaire et qui articule "je vous attendais, bienvenue". Enquête métaphysique, quête des traces, paroles, actions dans le monde, poursuite de ce fantôme de la vie exemplaire en un monde de l’indifférence et du banal extraordinaire lorsque commenté par la voix d’un autre, Kamtchatka est un palimpseste des vies bienheureuses, celles qui le deviennent contre vents et marées et parfois avec.

La parabole du fou

Un homme en cherche un autre dont on lui a dit qu’il était un grand homme, et bien plus, que ce dernier possédait un grand bien. Or, il se rend compte d’une chose, c’est que de chercher l’autre a pour conséquence de découvrir le même, celui qu’on attendait plus, celui qui a été et sera à l’orée des bois, celui enfin qui justifiera l’amitié sacrée mais en même temps l’instance "dialogique" qui mettra en jugement notre accusation silencieuse. Ainsi, en lisant Stolze, le lecteur pourra éprouver de façon très intime la relation au maître, la filiation aussi. Le livre se lit comme un roman d’apprentissage, mais il n’en a pas la prétention, il ne s’inscrit pas dans une maïeutique, et pourtant le personnage qui traverse le monde éprouvera aussi durement le contact de ces vies parallèles, de cet enfant qui va mourir avec sagesse et qui donne sens à cet étranger (Le Maréchal Li) qu’il nommera "père". Etrangement, le style est éclaté, il n’y a pas les amorces classiques du récit légendaire. Non, la légende est là pour indiquer non pas une quête mais des voyages parallèles et divergents, des voyages où la géographie et les vies qui y sont accrochées constituent les accoucheurs de ce "même" qui veille en ce Maréchal Li et en chacun également. Mais la splendeur narrative de l’auteur ne s’arrête pas là. Un récit commence, d’autres se poursuivent, des époques se chevauchent, s’enchevêtrent. La légende s’est faite individualités d’abord. Joris-karl Smith est un grand voyageur dont les réflexions alimentent un carnet imaginaire où il graverait ses pensées, ses révoltes, ses observations comme capturées par une caméra et la voix atone d’un chroniqueur perdu en quelque lointaine contrée. Il poursuit un lieu mythique, Kamtchatka, avec à ses côtés un géant aux idées simples et hédonistes, un ex espion en mal d’aventures très raciste et un guerrier des Steppes qui lui doit la vie. Gagner Kamtchatka, Smith vit cette idée comme ce mythique vieux de la montagne que tous voudraient rencontrer. Mais au lieu du vieux de la montagne il fera la rencontre d’un certain Dante, de l’amour également en la personne de la douce Leïla pour ne pas dire Béatrice. A la fin, se couchant comme un Dieu Viking, il est devenu Kamtchatka et le livre de Stolze un livre fait "corps". On aura alors la surprise de le redécouvrir en 1910-1911 en France, à la recherche d’un nègre littéraire qu’il sauve des marais de l’alcool. Ulysse Bellamorte sera un peu son secrétaire, celui de sa légende, sa "Divine Comédie" en forme d’oeuvre totale où les mots seraient les vrais degrés, les marches de cette "des-ascension" vers le dépouillement salutaire qui permet l’illumination rare.
1978 ensuite. Les Khmers, les massacres, le ton est encore celui d’un grand reporter. Un journaliste, un certain John Jones, veut joindre le groupe de Smith au travers de la jungle, traverser la frontière Cambodgienne, et découvrir l’oeuvre des monstres du génocide. La suite est une séparation, et comme la légende le veut, Smith s’évapore encore une fois, non pas par des moyens surnaturels mais par une bifurcation de l’histoire, qui elle, est extraordinaire. Le Maréchal saute de sa réalité vers une autre, en quête de cet immortel et découvrira tout ce qui a mobilisé symboliquement sa quête. C’est que des individualités participatives, Li en fera l’étoffe de sa renommée, malgré lui, malgré le monde qu’on nomme "monde" parce que là, devant soi.............
Comme des amis, deux géants se parlent sous leur commune éternité et le lecteur aura l’impression d’avoir fait le tour du monde sans aucune explication ni raison, simplement pour suivre un récit semblant à jamais inscrit dans ces histoires divergentes qui font la grande histoire d’un monde......

Quand au récit annexe mettant en scène le même personnage de Stolze, "Les Réceptacles-mémoires", il fait montre d’une remarquable "ubiquité romanesque". Son "actant", Joris-Karl Smith, est l’heureux et éternel pensionnaire d’un monde rendu à sa belle mort tranquille. Il y a une bonhomie dans cette nouvelle, un "sense of magic" bradburyen aussi, qui fait de Smith un Dieu bienheureux à moins que ce ne soit un homme-dieu ayant atteint cet Eudaemonia si cher à Aristote, faisant de lui un omniscient agissant à sa guise sur un paysage qui est une sorte de panel graphique où s’inscrivent des horloges, des paysages chatoyants. On a l’impression de découvrir un vaste univers fait de sous univers dans cette série de textes, une "tapisserie narrative" que l’auteur gagnerait à retrouver un jour à la faveur d’une nouvelle histoire.
Or, Smith, pour reprendre le fil de l’histoire, reçoit un appel de la part du grand chambellan d’une utopie galactique "Xanadu". Ce dernier à un gros problème. Il semblerait que, par un caprice de l’espace-temps, une porte temporelle se soit ouverte entre d’autres dimensions et celle où vivotent Joris et le grand Chambellan. Car si trois réfugiés des pires sociétés totalitaires ont pu s’échapper, nul doute que leurs tortionnaires ne vont pas tarder à faire de même avec leurs chasseurs de têtes. Mais Smith est un thaumaturge et n’est pas né celui ou celles (ici des Parques) qui lui feront rater l’occasion de ne pas oublier.

Une identité secrète

Quand le lecteur finira le livre de Stolze il s’y reprendra à plusieurs reprises, s’interrogera sur cette histoire faite d’histoires mais semblant toutes être conduites par une même voix, une pensée, la mémoire d’une identité qu’on pourrait penser un temps éteinte, défunte. Mais non, Pierre Stolze semble avoir monté patiemment sa propre Tour de Babel, avec la constance d’un ouvrier et la méticulosité d’un horloger. Il en résulte que ce livre, en tant qu’oeuvre totale, est une remarquable métaphore, pour ne pas dire une "mise en mots", d’un homme à part entière, un homme qui imprégnera durablement le fil du récit. Mais qui est il cet homme qui raconte, se raconte, est raconté, comme si sa mort passée, saisie dans notre passé avait été purement et simplement abolie, absoute sous la tutelle d’un Dieu de "la mémoire journalistique" ?
On oserait dire qu’il s’agit d’Albert Londres, mais l’articulation des mots se perdrait déjà, formulée et dissoute dans une mer des données perpétuelles où siègerait cette mémoire du fait journalistique magnifiquement portée par la parabole symboliste. Kamtchatka mériterait largement un prix Hugo pour avoir osé prendre d’assaut la littérature se disant "noble" et lui montrer combien les frontières doivent être abolies, sage équipée, geste de mots, tapisserie langagière.........

Francis Carsac : Le Dieu qui vient avec le vent

Fidèle à sa tradition, Eons se permet également de publier une nouvelle du grand Francis Carsac parue jadis dans Fiction 222 en Juin 1972.
La planète Rhalinda est un monde où humains et autochtones vivent en une parfaite harmonie. Les uns sondent les sols pour en extraire des minéraux et pratiquer des fouilles pour la paléontologie (des fouilles qui révéleront l’existence d’une race contemporaine des ancêtres des Rhalindiens, reptilienne et bipède) , les autres poursuivant une vie à cheval entre l’âge de bronze et l’âge de fer, faite de chasse et de traditions, d’un rite sacré aussi, celui de la venue du Dieu du froid, tous les 300 ans. Des filles se préparent pour la grande cérémonie à laquelle peu d’humains sont admis. Mais il y a des interdits qu’on franchit toujours, et c’est ce qui arrivera à un terrien trop curieux. En quelques pages, Carsac réussi à rendre crédible tout un monde, tout un paysage, avec sa manière si "anthropologique" de décrire des visages, penser des rapports, inventer des langages. C’est que l’anthropologie côtoie souvent l’ethnologie avec Carsac, sans triomphalisme du bon sens terrien sur le sauvage stupide, mais plutôt cet espoir modeste de l’effacement et du respect, quand les coutumes millénaires semblent contredire la raison. C’est là une nouvelle rédigée dans un profond soucis d’humanisme, mais d’un humanisme qui sait être patient pour se faire entendre, avec le temps...
Un récit touchant et réaliste mais dont l’infime part de beau et de sublime semble se situer au moment précis qui précède l’arrachement et la perte de cet "autre" qu’on aime, de ces "autres" dont on aurait aimé toujours pouvoir se faire comprendre.

En quelques publications, les éditions Eons ont prouvé, sous l’instigation de Jean-Luc Blary et Paul Alary, qu’elle étaient probablement à l’heure actuelle le meilleurs support français pour une science-fiction diversifiée et à l’excellence jamais démentie. Eons s’impose de plus en plus dans le paysage des littératures de l’imaginaire, et il serait bien que des supports plus généralistes se prennent la peine de parler d’eux.





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