10/10
Voici venu la fin des périples, le temps des ultimes confrontations, en un univers qui semble revêtir les traits d’une terre noire aux habitations en ruine sous lesquelles gonflerait un coeur en fusion prêt à exploser en autant de gerbes qu’il y a de peines dans cette Europe du chaos, une Europe dépeinte avec tant de réalisme par la plume experte de Gentle. Le grand hiver enserre Dijon en sa mâchoire glacée et la célèbre et courageuse Compagnie du Lion est assiégée par les troupes du Roi Calife, Gelimer. Dans une ville laminée par la famine et les maladies, un hôpital en péril, la Duchesse Floria, Chasseresse du Cerf héraldique bourguignon, est devant l’obligation de tenir bon face à une armée suréquipée et en surnombre. Les murs de la ville tombent un à un, la pestilence appelle les maladies à s’insinuer au grès des jours dans une ville où l’espoir semble avoir renoncé à poindre dans les esprits tourmenté des habitants. Cendres la folle schizophrène qui entend les voix est toujours là, le glaive en main et la haine courageuse irradiant ses lèvres de feu. Devenue générale d’une armée plus morte que vivante elle devra organiser la dernière bataille dans l’illusoire espérance de percer les assaillants, et au bout, peut-être, vaincre. En face les choses semblent également se brouiller et le doute s’insinuer. La Faris se prend à hésiter et la cause si ardemment défendue jadis semble a présent marqué du sceau de l’absurde. La reddition proposée par le Calife Gédimer n’y fera rien et au contraire mettra le feu aux poudre en un dernier pied de nez aux Dieux goguenards et séniles qui semblent observer ce vaste opéra de l’absurde avec le sourire las des derniers jours. Les assaillants décident d’un dernier geste et se lance à l’assaut des Carthaginois. Moment ultime et dernier, ces dernières 50 pages sont probablement l’illustration la plus forte de ce que peut être une bataille sans retenue, totale, entière et généreuse comme le corps d’une vierge, comme si, de fondre et se perdre dans un combat sans aucune issue salutaire est préférable quand on a trop attendu et quand on est fait que pour ça, quand on se nomme Cendres et que la guerre est notre landau et le sang notre lait maternel. La splendeur du style de Gentle est de ne pas simplement se borner à du pur descriptif de surface mais de s’attarder aux sentiments qui traversent les protagonistes de cette bataille en rouge sang. renversement de la perspective classique, cette guerre est vécue de l’intérieur, presque comme une expérience mystique, intime.
Enfin, Gentle, en toute bonne irrespectueuse des codes de la narration, poursuit son va et vient cloisonné entre notre réalité et cette protohistoire. Nous sommes alors agréablement surpris de retrouver Pierce Radcliff en plein travail de traduction du second manuscrit. Une certaine cité du nom de Carthage sera découverte au hasard de fouilles dans une fosse marine à la barbe de toutes les cartes. Ne s’embarrassant pas de paradoxe, Gentle mettra alors en avant de fort pertinentes considérations scientistes sur les jeux du hasard et des quanta, sur la possible implication de l’archéologie, de la perception même sur ce qui constitue l’histoire, sur ce qui la sous tend.
Fort Alamo sur fond d’un médiéval réinventé, vision "kaleidoscopique" des histoires qui s’interpénètrent dans leurs déroulements et aboutissements, Le Livre de Cendres est en rupture totale avec l’histoire de la Fantasy, et en cela elle est un chef d’oeuvre totalement aboutit. Cette fable furieuse et amère d’un 15 eme siècle qui évoque des folies filmiques comme "La Chaire et le sang" est surtout un remarquable document historique fortement documenté, relié par delà les siècles à notre propre temporalité (Le manuscrit Fraxinus Me Fecit) . Biographie décalée, pillage de la légende Jeanne d’Arc, cette fable désespérée aux anecdotes aussi fondamentales que le corps de l’histoire est un long récit fluide au scénario qui se suit comme les ramures d’un vaste polar. Bien au-dessus siège le personnage de Cendres, femme-enfant au sourire féroce et à la haine coriace, elle est un peu le personnage Howardien par excellence et le paradigme du chef plein de charisme dont la troupe est en quelque sorte le prolongement et la solidification par des caractères aussi "protéiformes" que complémentaires. On osera sans grande crainte crier au chef d’oeuvre et attendre, impatients, d’autres romans de cette très grande dame de la littérature........
La Dispersion des ténèbres, Mary Gentle, Denoël, Lunes d’Encre, traduit de l’anglais (admirablement !) par Patrick Marcel, Couverture de Guillaume Sorel, 743 pages, 25 €.