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  Sommaire - Livres -  S - Z -  L’Année de notre guerre
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"L’Année de notre guerre"
Steph Swainston

Editeur :
Bragelonne
 

"L’Année de notre guerre"
Steph Swainston



10/10

On aura beau critiquer la politique éditoriale de grosses maisons comme Bragelonne, Mnémos ou Fleuve Noir, il faut leur reconnaître un grand nombre de choix judicieux, des options de traductions qui travaillent en faveur d’une pluralité thématique, alors que dans ce genre qu’est la Fantasy on y a la plupart du temps relevé que ce qui justement la sanctionne : le consensus Tolkien. Mais, une fois de plus, les critiques et le troupeau bien "franchouillard" arguant fièrement que "la Fantasy, nous on aime pas ça", se sont égarés dans leur trop hâtive prétention à juger de l’ensemble d’un genre. Si bien qu’en voulant l’épingler avec la ferveur d’un adepte du bon goût, cette baronnie en a purement et simplement ignoré les tours et contours, ces zones de ténèbres et de lacs sans fonds qui peuvent parfois receler des trésors narratifs étant à même de contenter les plus tolérants, si ce n’est les plus complaisants, comme ceux que les épées et les sorciers irritent ou rendent hilares. C’est un peu ce qui semble arriver avec cette perle d’un genre qu’on pense toujours clôt alors qu’il renferme des univers de sens dans lesquels se perdraient les plus grands théologiens et autres faiseurs de mondes rigides.
Après Fleuve Noir et le phénomène Banker, Mnémos et cette comète qui se nomme Sheri Tepper, voilà que c’est une parfaite inconnue dont le couple Névant/Marsan nous fait cadeau. Cette jeune (elle n’a que 29 ans) et encore "frêle" plume (elle évite justement les pièges dans lesquels viennent se jeter la plupart des écrivaillons de fantasy) décida un jour de rédiger un premier roman. De la
Fantasy ? "Encore cette littérature pour attardés" s’esclaffèrent les clients de la vielle taverne. Qu’à cela ne tienne, Steph Swainston avait décidé qu’elle s’obstinerait à axer son roman sur le genre. Mais attention, pas comme on aurait pu s’y attendre, et surtout pas dans le même style.
Premier roman, première rentrée fracassante dans le monde des écrivains. En un seul roman, Swainston fit comme Gene Wolfe à son époque, à savoir une histoire qui, en brisant les conventions du genre, installerait un nouveau style, incisif et chargé en nouveaux paradigmes de fantasy à partir du fond culturel européen, la mère patrie des audaces narratives. Cela nous donne ce récit crépusculaire au service d’une imagination la plus noire, nourrie au limon des sources les plus sinueuses qui coulent en venelles tout aussi noire noires dans les entrailles de notre terre ancienne et silencieuse, là où dorment ces "histoires d’Outre-monde".............

L’histoire

Ce qui frappe le plus à la lecture de ce récit c’est d’une part le ton monotone employé par l’auteur mais aussi la texture d’un univers à des lieux de la topologie usité en générale par une Fantasy avare en ces poncifs féeriques qu’elle
re-contextualise si bien dans un médiéval emprunté à l’histoire officielle, voir même lorsqu’elle engendre une protohistoire où les topos et les contextes historiques ont été réinventés. C’est d’ailleurs ce qui fait dire la plupart du temps à ses détracteurs que la Fantasy ne serait qu’un vaste terrain enclavé ou régnerait le fouillis, où tout serait confus, et où tout se résumerait à une accumulation d’historiettes bon marché, sans grand soucis de véracité ou de cohérence. Ce n’est pas là un argument entièrement faux, mais disons maladroit, pour qui a un temps soit peu l’habitude d’explorer ces univers aux bornes nébuleuses et qu’il convient toujours d’arpenter avec un regard neuf et souvent sous un éclairage différent. L’esprit français n’aime pas les changements, les variations du réel. Il s’accroche vaillamment à des bornes qu’il pense éternelles, sans se rendre compte qu’en agissant ainsi il bafoue les règles même du merveilleux romanesque et des prétentions bien Bachelardienne à poser une légitimité voir une autonomie de l’imagination dans ses modes de production même par rapport à cette raison qui a trop souvent tendance à vouloir prendre le pouvoir partout, c’est du moins le quolibet qu’on lui sert depuis un certain temps. C’est cette opposition faussement Grecque qui est la base de ce schisme entre Imagination et Raison, comme si la première ne savait pas se tenir et la seconde pouvait prétendre à un primat. C’est un faux problème. La première ne serait-elle pas tout simplement une certaine faculté de notre raison et cette "Raison d’Etat", souvent revendiquée comme "à part", un faux pouvoir qui voudrait qu’on ne se tienne qu’à une pureté des "données immédiates de la conscience" et mépriser ainsi les eaux profondes de notre imagination créatrice et indépendante dans ses modes d’action réaction ? Bien plus, l’imagination devrait elle avoir comme unique tache de recréer ce que justement la raison a observé comme phénoménal, ou bien n’y aurait-il pas un champs qui n’appartiendrait pas à des données mais pouvant produire ses propres matériaux conceptuels, sa manne imaginaire ? Pour en revenir à la lecture de "L’Année de notre Guerre", il est à reconnaître que c’est justement ce ton décalé qui fait tout le particularisme de la prose de Swainston. A ce niveau, il est plus que nécessaire de parler à son propos d’un style affecté par une certaine idée de la dégénérescence. Une optique qui est en passe de faire de son oeuvre ce que les récits de China Miéville constituent à présent pour la nouvelle vague de la science-fiction, une nouvelle vague qui ne souffrirait nullement de la présence de Thierry Di Rollo qui est probablement l’un des meilleurs auteurs actuels de cette sf "déambulatoire", abreuvée aux fruits pourris de l’héritage Baudelairien dont la consommation donne d’étranges visions et autres narrations intempestives, déformantes. De ces constructions romanesques ayant définitivement renoncé à explorer les grands dehors pour ne plus que s’accrocher aux profondeurs nouvelles où bégaye ce grand squelette anachorète d’un prophétisme de
l’absurde, Di Rollo, Miéville et maintenant Swainston bâtissent d’étranges demeures en d’étranges continents. Ils font partie définitivement de ces poètes des bas fonds où le mental, le géographique, les archétypes et le biologique se retrouvent, se rencontrent et s’annulent en un pied de nez à la fiction porteuse de sens et aux grands lendemains qui chantent.

Le Quadriterre est un vaste territoire planté d’autant de royaumes que de volontés divergentes, ce qui n’est pas sans engendrer querelles et conflits. C’est l’Empereur qui est en charge de régir ce monde continuellement assiégé par des hordes d’insectes géants venus un beau jour d’on ne sait où. Il se trouve à la tête d’une cinquantaine d’immortels comme lui qui sont un peu utilisés comme substitues à un dieu qui semble avoir déserté à jamais ce monde comme il l’a fait avec le nôtre d’ailleurs.
Ils se dénomment comme les élus, ceux choisis parmi les meilleurs du vaste continent. Depuis 2000 ans, les terres subissent les assauts meurtriers des hordes d’insectes, transformant le quotidien de ces peuples en une vie de soldat consistant en l’éternel jeu de perte et de gain de territoire, dont chacune des parties s’accapare les maigres arpents abandonnés par la partie adverse vaincue pour un temps. L’un de ces immortels chargés de garder le moral des troupes et de porter les meilleurs coups à l’ennemi insecte, se nomme Jant, mais il porte également le nom de comète. Immortel de moindre caste que ses confrères, il n’en demeure pas moins un jalon essentiel. C’est que, contrairement à ses confrères, Jant est doté d’un attribut naturel non négligeable : il est doté d’ailes qui font de lui le Messager, le plus mobile du Cercle d’immortels qui s’est offert au secours des hommes poussés dans leurs derniers retranchements. Désabusé et désespéré, il ne trouve un palliatif à son ennui que dans la consommation d’une drogue qui est seule capable de combler son mal de vivre. Beaudelaire ailé perdu en un pays de Fantasy ayant renoncé aux couleurs enchanteresses du conte, Jant va peu à peu éprouver de nouvelles sensations et ouvrir les portes de la perception. Telle la drogue des Dieu, ce nouvel LSD va se révéler être le médium entre Jant et l’autre monde où demeurent les anciens. mais aussi et surtout la clef salvatrice qui apportera la victoire sur les armées insectes. De sa condition d’hybride Jant en retire une position de messager, de porteur d’information, mais également le rang d’un véritable observateur des menaces qui affluent aux frontières des hommes.

Une Fantasy du dépit

Ce qui rend la Fantasy de Swainston paradoxalement attachante c’est cet usage à l’envers des paradigmes de l’héroïsme classique. Ainsi, là où on se serait plutôt attendu à voir des héros tout attachés à leur tache propre aux canons du genre, on y découvre des contradictions. Swainston nous dresse le tableau d’un monde où, malgré les menaces des hordes insectes, les hommes n’échappent pas à leur propre corruption. Pouvoir, convoitise, paraître, tous ces artefacts du vouloir vivre ensemble chers à nos communautés modernes, se retrouvent en une forme presque magnifiée. Ainsi, les Immortels sont plus soucieux de leur propre confort et d’assoir leur suprématie, les Rois n’aspirent qu’à gagner une immortalité et s’enfoncent dans leurs antagonismes territoriaux. C’est une sombre fête que celle à laquelle nous convie Swainston. Ceux qui devraient incarner la lumière se révèlent être dépourvus de la sagesse requise pour s’en revendiquer, et Jant lui-même semble très loin de l’altruisme d’un Frodo ou de la juste mesure d’un Jedi. Il se dévoile comme un être faillible, fragile, ce qui lui donne plus d’épaisseur et donc de véracité. C’est ce réalisme tranchant dans l’altérité conférée à un univers de Fantasy qui fait toute la différence par rapport à vingt ans de production littéraire.
Junkie perdu en pays de Fantasy, Baudelaire en proie à la trahison ou plutôt au bon vieux trait Moorcockien "agir quand bien même je n’y accorde ni foi, ni plaisir du bien accompli" , Jant est une nouvelle épigone du genre, un peu comme le Severian de Gene Wolfe qui incarnait un existentialisme bien au-delà des lignes de son aventure. Certe, Swainston aurait peut-être plus gagner à mieux gérer son intrigue, en nous permettant de mieux découvrir cette caste d’immortels qui se comptent au nombre de 50. Elle y préfère dénoter plutôt les carences du groupes, la fragilité d’une alliance, mais aussi et surtout, insiste sur leur bien "humaine inhumanité" ou leur "inhumaine humanité". L’amour ne solidifiera pas plus ce monde, et les convoitises particulières non plus. On regrettera également que Swainston ne développe pas non plus cet ailleurs où Jant aime à se perdre, cet autre monde dont cette drogue lui ouvre les portes et qui lui révèlent des perspectives étonnantes. Il aurait peut-être été préférable de montrer une palette plus large des implications possible de cet "infra-monde" au-delà de la possible issue de la guerre contre les insectes. Mais, étant donné que ce roman est le premier d’une longue série (mais qui se fini comme un "one shot") force est de parier que les autres aventures de ce monde perdu pour tous feront encore appel à cet ailleurs subtilement décrit par son auteur. La fin est un grand moment de bravoure, preuve d’une Fantasy qui nous manquait bien, celle des héros chers à Moorcock ou Wolfe où, sous la coquille apparente de la fragilité et de l’inéluctable de la mort, des moments de grandes victoires sont encore possible et transcendent véritablement l’histoire qui semblait s’égarer sur les banales origines de l’invasion des insectes.

Une Fantasy "Dystopique" ?

Porter dans un univers de l’altérité des constructions sociales (le cercle des immortels) , urbaines, et en insuffler les effets par une narration hémorragique, est l’un des autres points forts de la prose de Swainston. Après tout, pourquoi ne pas porter également les échecs de la société structurelle idéale dans un univers faisant plus traditionnellement appel au rêve ? Ce n’est pas une chose détestable et c’est même là un exercice fort délicat.
Au lieu du traditionnel royaume coloré arc en ciel ou du délicat empire doré par le soleil menacé dans sa légitimité nous avons un monde profondément touché par la corruption, bref cette "apesanteur" inhérente à une société touchée par l’entropie. Au lieu de penser son monde comme un monde idéal, Swainston le dépouille de sa facture féerique et le passe sous le glacis d’un Brunner. Monde fait de rues larges, brouillantes, très familières aux banlieues des grandes villes de notre propre monde, le monde où naît Jant est un chaos social, un naufrage des individualités comme on le voit, comme on le vit de nos jours en nos très ignorées cités. Infanticides, crimes organisés, viols, rixes, tous ces éléments empruntés à nos contextes sociaux s’accaparent de cet univers que tout le monde se serait attendu à voir sous l’angle de la sur-nature. Ainsi, Blanche Neige est une putain, Alice a été enlevée et on a assassiné Merlin, voilà comment on se devrait de définir "l’esprit de l’époque" que Swainston met en scène dans son monde "ailleurs". Et l’univers de Swainston prend définitivement forme, survit, commence à se mouvoir, déployant ses ailes trouées par un air vicié et corrosif. Mervyn Peake n’est pas loin dans cet univers où tout le monde semble se débattre dans la même boue en espérant en manger moins que son voisin. Jant est un autre Elric mais débarrassé des "Grandes espérances" qui faisaient encore marcher le champion éternel à la recherche d’un sens à sa vie ou d’un Dieu pour justifier son monde. Jant a trop tôt compris le mal, la trahison, et il se les a appropriés comme des options aussi interchangeables que la bravoure ou la mansuétude. Ce qui renforce ce caractère "dystopique" soulevé par cette analyse c’est également le fait que rien n’est entièrement expliqué dans ce monde, comme si on avait l’impression de découvrir une tranche de vie prise dans le vif d’une quotidienneté. Les gens sont vêtus de jeans, ne s’incommodent pas de langages châtiés, de parures de pacotilles issues de quelque moyen-âge fabuleux. Ils sont terriblement familiers, s’il n’y avait les toponymes, les éléments de la sur-nature, les immortels. Mais en inter-changeant les termes avec notre quotidien, en dépassant cette mise en abîme, on sera surpris de découvrir des lieux communs, des invariants sociaux et quelques visions réalistes sur les catégories sociales et leurs interactions entre elles (Les Immortels, les soldats, les populations d’exclus) , mais bien plus, ce faux "pastoralisme" et cette philanthropie de parure qui cachent souvent l’hypocrisie mensongère des élites que nous retrouvons dans nos sociétés, toujours hésitant entre l’élitisme et l’élitaire, comme s’il s’agissait d’options permutables.
Ce premier roman de Swainston est une totale réussite tant de par sa construction atypique que son sujet. L’auteur ne s’embarrasse pas de clause de principe ni d’aucune sorte de règles au préalable. Ses héros ne sont pas vraiment à l’image de ce que l’imagerie traditionnelle a durablement gravé dans la littérature de genre. Heureusement, Moorcock et Leiber sont passés par là, et à un niveau plus élaboré Gene Wolfe et Mervyn Peake. Le sexe est ainsi relaté dans sa plus grande crudité, comme si, à côté des exigences que nécessitent le genre, les personnages s’assument comme des être faits de chair et de sang, de désirs et de pulsions aussi. En définitive, nous sommes en présence d’une fantasy dénaturée dans ses visées purement romanesques, une fantasy qui n’hésite pas à pêcher par orgueil dans un réalisme froid et sordide, une marque qui d’ailleurs se retrouve dans les scènes de batailles qui sont d’une rare sauvagerie et font montre d’une "ferveur bouchère" alliée à un surréalisme absurde. Le "Festin nu" de Burroughs n’est pas loin, à moins que ce ne soit une ardeur toute Rabelsaisienne à démontrer que ces personnages se débattent dans un perpétuel enfer quotidien dont chaque excès de violence ou d’épanchement "héroïque" est comme respiration, et que toute procédure pour défendre l’idée d’une heureuse issue est reléguée à du pur superflu.........
Avec ce nouvel opus, Bragelonne, tout comme Mnémos (L’aube du visiteur) et Fleuve Noir (L’ombre du Shrander, Perdido Street Station)) inaugure à son tour une nouvelle donne éditoriale. A côté des oeuvres fleuves et d’une Fantasy plus mercantile (ce qui ne veut pas dire médiocre) les éditions Bragelonne prouvent aux lecteur qu’elles se préoccupent également des personnes plus difficiles à contenter, des personnes qui elles aussi parviendront à la même satiété que les lecteurs plus jeunes de Brooks, Feist, Modesitt, Eddings. C’est là la preuve d’un vrai professionnalisme et d’un soucis constant de signifier une Fantasy bien plus complexe et fascinante dans ses modes narratifs que ce que la vindicte pourrait supposer......

L’année de notre guerre, Steph Swainston, traduit de l’anglais (Grande-bretagne) par Mélanie Fazi, couverture (sublimissime !) d’Alberto Varanda, 353 pages, 20 €.





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