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Cendres la belle, la couturée, Cendres la torturée, la guerrière de douleur à la blanche crinière de sorcière, la folle au glaive sanglant, la chienne de guerre couverte de plates et de mailles, Cendres nous revient et nous en éprouvons un immense plaisir.
1000 pages déjà, 1000 pages de batailles, parenthèses grotesques, images barbares et autres infamies humaines pour nous conter la quête de cette belle insolente qui naquit un jour dans la boue et le sang pour en faire le saint parement de sa difficile quête. Avec ce troisième volet, qui marque en fait le basculement de l’histoire, c’est le moment où commencent à tomber les masques et les faux semblants, le moment de vérité où toutes les confrontations futures s’annoncent et se fomentent, le moment jouissif enfin, où les lecteurs vont voir culminer cette protohistoire déjantée et disjonctée faisant fis de la mort, de la vie et des douleurs attachées à leurs jupons fanés. Après avoir échappé aux miasmes volcaniques d’un terrible et salvateur tremblement de terre, Cendres quitte Carthage à la tête de quelques hommes de sa troupe. Ce qu’elle sait en quittant ce lieu condamné c’est que les invasions des dites Machines sauvages appuyées par les armées de Carthage et le Golem de pierre cachent des agissements secrets. En fait, les Machines sauvages auraient pour projet de mettre à bat les armées de Bourgogne, détruire le pays et, par extension, effacer jusqu’au souvenir de l’espèce humaine sur la terre. En somme, les Machines sauvages se nourrissent de la lumière solaire, elles sont en quelque sorte d’énormes et monstrueux artefacts solaires qui absorbent les rayons de l’astre flamboyant pour ensuite faire plonger les territoires qu’elles intègrent après les conquêtes Wisigothes, dans des ténèbres glacées, des ténèbres sans nom. Mais Cendres n’a qu’une idée en tête celle de gagner rapidement la ville de Dijon où son armée est au pied du mur. Cernée par les troupes inféodées aux Machines sauvages, Dijon est le lieu d’un siège digne de celui du Salammbô de Flaubert. Sachant que sa soeur jumelle, Faris, commande ces troupes, Cendres parviendra à pénétrer dans la ville, sans grandes pertes ni fracas, et, par le subterfuge de négociations avec sa soeur ennemie, elle parviendra à semer le doute chez cette dernière en lui révélant les véritables motivations de ses nébuleux maîtres d’oeuvres. Retranchée dans une Dijon méconnaissable, en ruine et désertée, Cendres se prépare à tenir un long siège à la tête de sa compagnie de mercenaires entièrement gagnée à sa cause. Parallèlement, dans cet univers gigogne qui figure notre 20 eme siècle, une expédition avec à sa tête le professeur Pierce met à jour le dernier chapitre du "Fraxinus me fecit" sur un site inondé en Afrique du Nord. Ce manuscrit s’achève malheureusement avec l’arrivée de Cendre à Dijon. Mais, par un formidable retournement (l’excellence de l’auteur) une suite au manuscrit est mise à jour par l’éditrice de Pierce. Il s’agit en fait d’un original trouvé à Sible Hedingham. faussement grimé en un traité sur la vénerie dressé sur un cadre en bois, il s’avérera être une suite presque immédiate au précédent volet puisque le récit débute au lendemain seulement de l’arrivée de Cendres à Dijon, après son entrevue avec Charles de Bourgogne. Ce manuscrit constituera la onzième partie du livre que vous tenez entre les mains, "Sous la Pénitence", une suite que ne sera pas sans poser des problèmes et de sérieuses contradiction avec l’histoire précédente. Gentle est une sacrée tacticienne de la narration. Savoir à la fois tenir la ligne sur un récit de Fantasy historique aussi énorme et en même temps faire des renvois à notre monde contemporain pour nous conter la quête de chercheurs de vérité autour du manuscrit de Cendres, fait partie des prouesses les plus remarquables de l’histoire de la Fantasy, à moins que ce ne soit de l’histoire de la littérature tout court.
En quatre livres superbement traduits par Patrick Marcel, Gentle parvient à établir un lien émotif intense entre les lecteurs, ces chercheurs exaltés et cette protohistoire à la Howard aux batailles grandioses et réparties pleines de panaches ou de vulgarités, actes ignobles et gestes courageux.
Jeanne d’Arc au pays de sa majesté.
Il est étonnant voir même frustrant de savoir qu’il aura fallut attendre tout ce temps pour découvrir enfin un récit historique assez joliment extrapolé naître de la plume d’une dame anglaise au talent immense, plutôt que de voir l’un de nos écrivains de Fantasy se lancer dans la grande aventure de la protohistoire. Faux problème en fait, car la Fantasy en France est encore fragile, balbutiante, partagée entre quelques bons stylistes, les clones de Weis et Hickman, les Tolkienophiles fanatiques et autres écrivaillons expérimentaux pensant épater la galerie avec des astuces narratives et autres innovations bien intellectualisantes mais peu fondées et peu probantes d’un point de vue littéraire, voire philosophique, en fin de compte. Mais il semblerait que la "nouvelle vague" soit porteuse de quelques bons espoirs. Avec "Le Livre de Cendres" nous voyons un mythe sulfureux se voir à ce point réadapté qu’on se verrait presque revendiquer un nouveau culte de la personne. Cendres, un nom doux et terrible, léger et porteur de lourdes conséquences, pareil nom donné à pareille fille se devait de correspondre à un physique suffisamment pittoresque pour susciter le souffle historique et la magie de la Fantasy. Blonde ? Brune ? Rousse ? Pourquoi ne pas ignorer ces référents trop évidents et souvent susceptibles d’être "instrumentalisé" par les cohortes de poulets idéologiques à la recherche de référents mythiques ? Cendres aura donc les cheveux blancs d’une sorcière, marque des maudits, sceau des déclassés, Cendres ne peut que correspondre à l’archétype du banni, de l’exclu, du paria. Enfance violée, schizophrène patentée, Cendres ne pourra qu’incarner l’image féminine de ce Promethée antique et moderne, et ce jusqu’au bout, vaille que vaille, confondant légende et historicité, comme si, en la plaçant à la lisière des deux genres, l’auteur avait voulu l’espace de cette fresque, semer le doute dans l’esprit de ses lecteurs, et elle y est parvenue.
C’est que Gentle attendait les critiques là où ces dernières ne l’attendait pas, elles.
Partie d’une trame des plus primaires, voir percluse d’un manichéisme sirupeux, Gentle semble de prime abord nous lancer la bonne vieille histoire passe partout, avec d’un côté les méchants Wisigoths (Allemands) face aux super gentils anglais. A ce niveau là, si l’auteur en était restée à pareille thématique servie par une narration bien linéaire et crétine, il y a fort à parier que Cendres n’aurait bien été qu’un tas de cendres, quand on connaît l’appétit de certains critiques. Or, prodige de l’écriture, la narration de Gentle bifurque là où on s’attendait à la voir s’enfoncer comme un bon "Pan Cake" dans une crème bien épaisse. Et c’est là que se produit le miracle Gentle, c’est là qu’elle inflige une belle leçon d’écriture à toute la Fantasy mondiale. Les dénivellements, les ellipses, les perspectives, les monologues, l’humour, le cynisme patenté, Gentle fait déferler dans son oeuvre le lait des maux humains, les folies douces des désespérés, les haines et les trahisons communes et cette danse subtile au-dessus des égouts de la mort, magnifiquement mise en apposition par une narration ambigu, jamais nette et tranchée quand aux valeurs que représentent les personnages. Arioste du narratif original et incisif, Rabelaisienne des horreurs humaines et de la satiété de la guerre, Mary Gentle nous sert dans un plat en or les parures grotesques avec lesquelles ses cohortes de personnages vont s’afficher dans ce drame qui n’est pas un drame, cette parodie qui pourrait l’être, mais pas tout à fait. Ainsi Jeanne D’Arc est arrachée de ses gonds, son trône tombé du piédestal pour laisser notre Anglaise, (Ô sacrilège !) s’en saisir totalement.
Une protohistoire et une vieille histoire de parousie
En montant à l’assaut du mythe de Jeanne D’Arc, l’auteur n’a pas oublié qu’il fallait l’humaniser et de fait le rendre très palpable (et surtout s’éloigner du modèle abrutissant et nazillon d’une certaine Jeanne D’Arc répugnante) , il fallait qu’elle en fasse un personnage commun à la destinée humaine mais charismatique dans sa quête et cette pugnace obstination à aller au bout de son histoire. Cet hyper-réalisme se conjuguera à une aura messianique totalement assumée mais en un sens inverse de celui des figures religieuses, comme celle du Christ qui descend sur terre, se consume dans un corps de chair pour ensuite accomplir l’ascension vers un ciel aménagé par le mythe de la cité céleste de Dieu, ce paradis en une autre terre. Cendres elle, s’élève de la fange mais ne connaît pas de montée graduelle, pas d’échelle des valeurs. Son personnage est celui d’une mercenaire incarnant à merveille le vieux précepte Nietzschéen de l’accomplissement dans l’aventure, de la germination dans l’action, de cette vision d’un monde où les meilleures idées viennent à "celui ou celle qui marche" de celui qui est advenu mais non "passé", bref de cette rage de jauger du monde au travers d’un regard qui ne s’arrête pas sur une vie quotidienne mais qui préfère l’agitation, la perte et le gain, non pas sur le temps mais sur la durée qui la fait souvent confondre avec ce quantificateur "Temps" extraordinairement élastique. La parabole philosophique et les ruminations sont aisées à la lecture de ce récit, car on n’a jamais le temps de s’arrêter pour vivre mais plutôt on se hâte, on s’applique à axer son pas sur celui de la faucheuse. Et c’est là tout le panache de Cendres. C’est que tout en incarnant le mythe de la parousie, ce mythe chrétien du grand retour du sauveur mais de façon démultipliée et répétitive, elle incarne également cette folle idée de philosophe qui est de "se vivre dans l’action, s’accomplir dans les effusions", bref un grand oui au "Dasein", à "l’être-là" Heideggerien, cet "étant" que nous sommes chacun, entier et total. Absurdité de la vie (inauthenticité du "on" ou "Das man"), oui, mais palliée par un langage poétique, lieu qui est seul à même d’apporter la dimension non pas de l’homme mais de l’être (authenticité de l’existence résolue face à la mort) . Et quoi d’autre que l’aventure pour susciter ce langage comme topos, ce dit poétique qui fait que bien de ces batailles valent mieux que toutes les vies bien rangées. C’est à ce dialogue secret que pourrait nous inviter la prose de Gentle si on se prenait un peu au jeu. La narration de Gentle implique une tripartite des topos, à savoir le lieu où se déploie ce langage poétique, décalé et hypertrophié, le lieu où se met en fiction une temporalité réinventée (le 20 eme siècle où se font les découvertes des manuscrits) , lieu d’où le lecteur va éprouver l’altérité du tout autre et en même temps ce même du loisir de l’aventure où il y a une ouverture, une permissivité.
A lire tout cela on pourrait croire à un banal court de philosophie, et pourtant, il y a bien des écrits de Fantasy qui peuvent inviter à la tentation de philosopher, du moins apporter d’autres vues que le simple loisir. Lire Gentle c’est un peu participer au prodigieux spectacle d’un cirque où un Gargantua s’amouracherait suffisamment d’un Conan pour le gober comme une mouche et mourir d’indigestion, le tout sous des airs de bel canto bataillant avec les harmoniques enfantines et tristes d’un bal du Compte d’Orgiel.
Quand à cet usage de la protohistoire, il s’agit d’un processus usité (ou inauguré ?) par Robert Howard (qui avait peut-être déjà deviné la chose dans le Salammbô de Flaubert) . Carthage est réinventée et réintroduite dans une "métrique" propre à la Fantasy et ses éléments "altérés" (les Golems, les Machines sauvages, etc...) afin de constituer une histoire signifiée et authentifiée par une seconde fiction, celle des recherches et fouilles archéologiques menées dans notre 20 eme siècle. Howard avait une grande facilité à l’invention historique. Il reprenait certains contextes (l’épopée Viking, les croisades, la Piraterie) pour les revivifier par l’introduction d’éléments de la sur-nature mais dont le magique ne ressort jamais du féerique. C’est d’un magique tellurique dont il faut parler, un magique qui n’évite en rien aux éléments de la sur-nature de succomber, de mourir sous les coups du glaive, symptôme de l’entropie ou bien d’un déterminisme total et homogène des mondes de Howard ? Il semblerait que ce soit la première hypothèse qui soit la plus adaptée, car le biologique n’est jamais vraiment usurpé et les démons peuvent saigner dans les mondes sauvages de Howard caressés par tant de paires d’ailes noires comme les nuits, autant de voix inconnues, autant de dits et de sortilèges, autant de constructions protohumaines que Howard dans sa folie entendit comme de véritables pans historiques intimement liés à sa névrose et à sa propre histoire décalée. Ainsi, Eros et Thanatos semblent demeurer les seuls points de vue du monde Howardien. Gentle fait un peu le même usage de la chose, mais avec une acuité particulière pour les blessures, la salissure, les boucheries et carnages des batailles qu’elle va faire visionner sous l’oeil désabusé et quelque peu cynique de son héroïne. Howard fit de Conan un guerrier massacrant sans jamais se retourner vraiment, l’horreur des corps et du sang étant dilués dans une poésie froide et mélancolique apparentée au verbe d’Holderlin. Gentle elle fait montre d’un regard plus analytique et en même temps un humour distancié, voilé, qui permet d’échapper au dégoût total. De plus, Gentle respecte la traditions et introduit le même dialogue entre la jeune fille et ses célèbres voix, mais en un langage très moderne, directe et qui n’est pas sans être croustillant à souhait. Ce cycle est probablement le meilleur paru depuis plus de dix ans en France et dans le monde entier d’ailleurs. Gageons que Mary Gentle, poussée par l’appât du gain ou l’ennui n’y revienne pas, car ce serait gâcher et mentir à ses lecteurs sur une oeuvre qui doit par son inachèvement (des fragmentations d’histoires tout à fait fidèles à la tradition des chroniques de Howard) avoir une fin.
Les Machines Sauvages, Mary Gentle, Denoël, Collection Lunes d’Encre, traduit de l’anglais par Patrick Marcel, Couverture de Guillaume Sorel, 444 pages, 21€.