Judas Iscariot est l’une des figures les plus tragiques de la Bible — un acolyte, un traître, un antagoniste. Mais sans Judas, l’histoire de Jésus ne fonctionnerait pas. Avant sa naissance, il était déjà esclave de l’histoire et dans une religion fondée sur la rédemption et le pardon, un homme devait se sacrifier pour sauver l’humanité… mais cet homme ne se nommait pas Jésus. Voici son histoire, depuis son suicide jusqu’au tréfonds des enfers.
Voici le voyage de Judas Iscariot à travers la vie et la mort, cherchant un sens et une place dans « La plus grande histoire jamais racontée », puisque toutes les histoires ont fondamentalement besoin d’un vilain.
La bande dessinée Judas de Jeff Loveness (au scénario — Apparition dans le ciel de Berlin-Est, Nova…) et Jakub Rebelka (dessin et couleurs — Le Dernier Jour de Howard Phillips Lovecraft) propose une relecture fascinante du personnage biblique de Judas Iscariote. Ce récit, à la fois introspectif et visuellement saisissant, plonge dans les thèmes de la culpabilité, de la trahison, de la damnation et, paradoxalement, de la rédemption. En réinterprétant le rôle de Judas dans la Bible, Loveness et Rebelka explorent des questions théologiques profondes tout en livrant une œuvre à la fois poignante et magnifiquement illustrée.
Dans l’Évangile chrétien, Judas est bien sûr le disciple qui a trompé Jésus pour trente pièces d’argent, un acte qui a scellé le destin du Christ sur la croix. Mais cette perfidie a aussi marqué Judas comme le traître ultime, un homme damné à perpétuité. La BD Judas s’intéresse à ce personnage au moment où il se trouve en enfer, rongé par la culpabilité et les remords.
Jeff Loveness nous offre un Judas profondément humain, empli de doutes et de questionnements. Loin de la caricature d’un individu purement maléfique, Judas se pose ici en victime du destin, une âme perdue cherchant à comprendre pourquoi il a été choisi pour accomplir ce rôle impardonnable. Ce questionnement touche des réflexions universelles sur la libre volonté et le déterminisme, plaçant le personnage principal face à Dieu dans une confrontation où les certitudes religieuses vacillent. Loveness réussit à rendre son récit accessible tout en laissant le lecteur méditer sur des sujets théologiques d’une grande profondeur.
L’aspect visuel de la BD est à la hauteur des ambitions philosophiques du scénario. Jakub Rebelka utilise un style pictural très expressif, presque baroque, qui magnifie les émotions torturées des personnages. L’enfer qu’il représente n’est pas un lieu de flammes éternelles, mais un paysage désolé, étrange et parfois abstrait, où les décors et les atmosphères soulignent la confusion intérieure de Judas.
Les couleurs jouent un rôle central dans la narration. Rebelka emploie une palette contrastée, passant du bleu glacé au rouge ardent, du doré céleste au noir oppressant. Chaque teinte semble avoir un sens métaphorique, reflétant l’état d’âme de Judas et les événements qui se déroulent autour de lui. Les scènes où il rencontre Jésus sont particulièrement impressionnantes, avec une aura de lumière presque divine qui se détache des ombres déformées de Judas. Ce contraste d’éclairages et d’obscurité donne à la bande dessinée une dimension spirituelle, presque mystique.
L’une des forces de cet ouvrage est son approche inhabituelle du personnage de Jésus. Au lieu d’une figure pleine de grâce et de pardon, les auteurs proposent un Christ distant, presque incompréhensible, dont le rôle semble avoir condamné Judas à son triste sort. Cette représentation n’est pas blasphématoire, mais elle interroge la nature du sacrifice de Jésus et son impact sur ceux qui ont pris part à l’histoire.
Loveness nous pousse à réfléchir sur les zones d’ombre de la théologie chrétienne, à travers les questions de Judas sur son propre rôle dans le plan divin. Était-il vraiment libre d’agir autrement ? Était-il tout bonnement une marionnette dans un drame cosmique plus grand que lui ? Le Dieu de Judas apparaît parfois comme impitoyable, voire cruel, par le regard de celui qui a été choisi pour devenir le traître.
Cette œuvre se distingue par son traitement respectueux, mais audacieux des textes sacrés. Loin d’une simple provocation ou d’une réinvention fantaisiste, Judas explore les complexités émotionnelles et morales d’un récit vieux de plus de deux millénaires. En humanisant Judas et en remettant en question la perfection de Dieu, les auteurs parviennent à toucher des cordes sensibles, tant chez les lecteurs croyants que chez les sceptiques.
Judas est une bande dessinée à la fois spirituelle et visuellement envoûtante. Résolument moderne, c’est un tour de force qui interroge la théologie chrétienne tout en offrant un voyage introspectif fascinant à travers les yeux d’un des personnages les plus méconnus de l’histoire biblique. Un graphisme époustouflant doublé d’une réflexion théologique riche, faisant de cette BD une œuvre incontournable pour les amateurs du genre autant que pour les passionnés de récits bibliques revisités.
Virginie Liégeon
Judas de Loveness et Rebelka — octobre 2024 — Édition 404 — 128 pages — 22 euros
Alain Pelosato