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Sommaire - Interviews -  Roqya


"Roqya " de Saïd Belktibia


Rencontre à cœur et sans langue de bois avec le réalisateur.

SFMAG : Qu’est-ce qui t’a intéressé dans le sujet ?
SB : C’est un sujet qui évidemment m’impacte. C’est ce que j’ai vécu étant jeune, je voulais faire une revisite un peu d’une chasse aux sorcières un peu moderne, et puis traiter d’un sujet qu’on n’a pas l’habitude de voir au cinéma.

SFMAG : Le script a-t-il été facile à écrire ? Il y a tellement de thèmes abordés…
SB : J’ai beaucoup, beaucoup travaillé. On ne va pas se mentir. Il y a aussi une fluidité, c’est-à-dire que moi j’ai une vraie maîtrise du sujet, ça a été assez simple d’écrire. En vrai, l’histoire de cette femme, et on ne va pas se mentir est un film très féministe, chose que je revendique d’ailleurs, c’est le combat de cette femme, de ce combat pour sauver son fils. Après qu’est-ce que c’est qu’une sorcière en 2024 ? Etc.
On peut se poser pleins de questions, mais ça reste un peu l’histoire de cette femme en 2024.

SFMAG : Où l’as-tu tourné ? J’ai cru reconnaître des tours à côté de Créteil.
SB : Il y a une séquence de parking qui était à côté de Créteil, mais la majorité du tournage a été tourné à Bagnolet, Porte de Bagnolet, la cité qui se trouve sur le pont du périphérique. Mais oui tu as bien reconnu les tours de Créteil.

SFMAG : Le film montre vraiment toute une réalité, entre la revente d’animaux et tout le reste.
SB : Tout ce que tu vois et tout ce que tu as pu voir sur le film, tout est renseigné, tout est même, à un moment donné c’est assez même ambigu c’est-à-dire tu te dis est ce que c’est vraiment ça ? Tu pourras taper jusqu’à la clinique de la Roqya, tout ça existe, il y en a une par exemple qui est même juste au-dessus d’un basic fit dans le 92, tu fais une séance de sport et à la fin de ta séance tu montes là-haut comme avec Roqya. Tout ce que tu as vu, c’est tout ce que j’ai vécu et référencé à la moindre ligne.

SFMAG : Niveau production, est-ce que personne n’a tiqué pour approcher ces sujets on ne peut plus délicats ?
SB : Il y a deux choses : La première c’est qu’il y a une vraie maîtrise du sujet et la deuxième c’est que ma démarche était très sincère. Moi je ne traite pas des religions, mon film traite de ce que les croyances font sur les gens. C’est ça le plus important. J’ai traité au travers de mon personnage, qu’est-ce que pourrait faire une rumeur, les dogmes, etc. on se retrouve à ce que tout ça soit dilué dans le monde dans lequel on est. Non évidemment puisque c’était très référencé, et c’était totalement maîtrisé. Donc évidemment les gens n’ont pas eu peur.

SFMAG : Ce que l’on voit dans le film vis-à-vis des réseaux sociaux est effrayant.
SB : Ce n’est pas effrayant, c’est ce que tu vis actuellement. Le cancer de notre monde c’est le téléphone avec lequel tu m’appelles, c’est vrai.

SFMAG : Tout à fait…
SB : Les gens n’ont plus forcément l’envie, le choix, d’avoir cette espèce de gymnastique intellectuelle d’apprendre, de se renseigner, de comprendre, de s’éduquer, etc.. Le moindre fainéant va prendre son Google va taper trois mots et la première définition c’est la vérité. Et tu te retrouves à avoir des aberrations, tu te retrouves à avoir des choses voir dramatiques tu vois. C’est se dire qu’on peut lancer une pandémie par ce que j’ai mangé un scarabée dans le 17e.

SFMAG : Le pire c’est que c’est ça…
SB. Tu peux l’avancer très vite. Dire que Marc est un mangeur d’enfants c’est facile, j’ai raccroché et tu m’as dit que tu as mangé un enfant. Et j’ai trouvé une photo et le tour est joué. C’est horrible. Ça en devient, au départ c’est une vanne au départ ça en devient drôle et au final on peut avoir des situations extrêmement dramatiques.

SFMAG : Après les déboires du vieux monsieur et de son fils, c’est vraiment la chasse aux sorcières des temps anciens vraiment transposée en 2024, c’était très fort et super flippant.
SB : C’est logique, tu vois, une fille qui, dans son collège, est filmée elle va aux toilettes, et il y a un autre garçon qui rentre dedans, et elle va juste lui donner des cours et au final on dit que c’est une pute - qu’elle a tourné dans tout le collège - qui va faire une tentative de suicide vingt-quatre heures après, car on dit d’elle qu’elle a « sucé » tout le collège, oui c’est dramatique parce qu’il y a juste une photo d’un mec qui rentre dans les toilettes avec elle. Oui c’est dramatique malheureusement.

SFMAG : C’est ce que l’on vit quotidiennement.
SB : Oui quotidiennement et que les gens ne veulent pas voir. C’est ça que j’essaie de mettre à la pellicule. C’est la réalité du monde dans lequel je suis. Après est-ce que j’ai une part de responsabilité oui je l’ai parce que si je ne le fais pas je ne serai pas sincère dans ce que je dis.

SFMAG : C’est vrai que c’est montré avec respect et ne dénonce personne. Ça montre vraiment une cavale pas possible.
SB : Oui, après j’ai pas du tout envie de stigmatiser, caricaturer, je n’ai pas envie, ce ne sont pas mes valeurs, ce n’est pas mon cinéma. Ce que j’essaie de faire c’est d’essayer d’être le plus réaliste possible et encore une fois je me répète le plus sincère sur ce que je veux raconter.

SFMAG : Quels furent les défis sur le tournage ?
SB : Déjà la première question c’est les moyens. On n’a pas eu les moyens qu’on voulait, on a fait ce qu’on a pu, évidemment le temps, le cadre, tout était un défi. J’ai pour ambition et c’est important pour moi, je ne suis qu’un cinéaste, en tous les cas qu’un réalisateur, la première chose que je voulais était de réaliser un joli film. Je voulais faire un vrai divertissement, les gens qui vont au cinéma payent 15 euros et voir un téléfilm, c’est inaudible. Il y a un vrai sujet de faire un film qui soit à la hauteur de ce que voulais, que ce soit graphiquement, que ce soit le jeu, que ce soit la mise en scène, que ce soit l’histoire, il y avait un vrai parti pris de faire une exigence, c’est ça qui a été difficile dans le film, être tout le temps exigeant sur tout, et j’ai eu la chance d’avoir un casting qui ait pu porter mon exigence à un film comme ça.

SFMAG : Le film se passe beaucoup de nuit et dans la plupart des films on n’y voit rien alors que dans le tien c’est limpide.
SB : C’est beaucoup de travail, c’est de l’exigence, c’est de la chorégraphie, et puis aussi surtout une maîtrise, ça fait un petit moment que je suis dans le sérail, j’ai beaucoup appris, j’ai beaucoup travaillé, je me suis beaucoup inspiré, j’ai beaucoup appris, comme tout réalisateur et puis voilà je savais ce que je voulais et je savais ce que je ne voulais pas, j’ai juste bossé plus que les autres.

SFMAG : Quelles seraient tes références ?
SB : Moi c’est plutôt le cinéma sud-coréen. Ce qui m’a vraiment donné envie de faire ce type de cinéma, un jour j’étais au festival de Gérardmer où on était jury sur des courts métrages et j’ai rencontré un réalisateur Kim Jee Woon et qui présentait un film qui s’appelait I Saw the devil (j’ai rencontré le diable) et à partir de ce moment-là, où j’ai pris une patate, OK donc eux ils savent faire çà et nous on ne va pas le réussir. Et je me suis dit ce n’est pas possible. Comment eux peuvent arriver à un tel niveau d’élégance dans la violence, ce n’est pas très joli ce que je dis, une violence non gratuite, une violence un peu intelligente, bien tournée, une lumière, il y a un truc de bon goût, un champ contre champ claque avec une blague pas marrante, moi je kiffe, je me dis non ce n’est pas possible. Je me suis dit c’est ça que je veux faire. C’est absolument ça que je veux faire.

SFMAG : Ça n’engage que moi, mais le film a une photo intéressante alors que dans la plupart des productions françaises le sujet peut être intéressant, mais visuellement c’est moche.
SB : Oui, c’est ça. Je fais du cinéma. Je ne suis pas militant, je ne suis pas politique, mon objectif c’est que les gens qui s’assoient dans cette salle aient beaucoup d’émotion, mais sur un objet sur lequel ils se disent ouais j’ai quand même mis 15 euros sur un film de cinéma. C’est exactement mon objectif, je veux être exigeant, sur tout, tout simplement.

SFMAG : Quelle fut la séquence la plus difficile à tourner ?
SB : Je ne sais pas si c’est difficile, moi ce qui a été le plus difficile surtout ce sont les conditions dans lesquels j’ai mis les acteurs. Goldshifteh Farahani, elle sort d’une énorme série, Invasion Apple, elle a tout ce qu’elle veut et tout, et le lendemain je lui demande de s’allonger dans la pisse au milieu du métro ça, ça été difficile tu vois. Ça a été compliqué. Pas par elle, au contraire elle a été, elle m’a vraiment donné beaucoup, beaucoup d’amour sur le film, elle a été à fond, elle a été investie, c’était la difficulté du tournage. Le froid, la nuit, je l’ai fait courir toute la journée, je l’ai fait crier toute la journée, la nuit aussi. Le gamin je l’ai fait pleurer toutes les deux secondes, pour moi humainement ça été pas facile.

SFMAG : En plus avec les enfants en France ça doit être très compliqué de tourner. Je sais qu’aux USA c’est draconien.
SB : En France c’est tout aussi dur. Tu ne peux pas tourner plus de six heures, à partir de deux heures du matin c’est fini. J’avais toutes les règles et derrière j’avais des gens qui me disaient « mec c’est fini ».
Peu importe ta séquence, tu recommenceras demain. Oui, mais on change le décor, ce n’est pas mon problème. Comme j’avais ce cadre, j’ai vraiment beaucoup travaillé, j’ai fait beaucoup de prépa, avec mes acteurs j’ai beaucoup travaillé, le petit Hamid c’était pas du tout un acteur, donc il a fallu bosser avec lui, il a fallu trouver la bonne tonalité, trouver plein de choses. Ça a été du taf’, beaucoup de taf.

SFMAG : Peux-tu nous parler de la séquence de l’incendie ?
SB : L’idée c’était un peu, c’est la figure de proue, on brûle les femmes quand on chasse, c’était vraiment ça la symbolique, on brûle son antre avec ses animaux, elle est obligée de laisser un peu ses enfants, etc.. Tout ça a été évidemment très technique, tu es au dernier étage d’une cité, on ne pouvait pas mettre le feu, on a galéré, à un moment donné on a dit à mon actrice non tu ne feras pas les cascades, et elle me dit je ne sors pas de cette salle et je vais la faire quoi qu’il arrive. Donc tu vas te battre Goldshifteh, en lui disant « non tu ne fais pas la cascade » et elle l’a fait. Bon c’était cool, mais difficile.

SFMAG : Le film a-t-il été tourné en décor et studio où tout naturel.
SB : Tout est en décor réel, il n’y a quasiment aucun effet spéciaux,

SFMAG : D’accord.
SB : Quasiment aucun.

SFMAG : Aucun CGI de ci de là tout est vraiment pratique.
SB : Il y en a un ou deux, on ne va pas se mentir, quand ça prend vraiment, le début de flamme arrive, ce sont des vraies, le reste on l’a un peu accentué. Tout est réaliste, et je n’avais pas forcément les moyens d’aller en studio, je n’ai pas les moyens de me payer des FX de ouf, la performance technique est plutôt folle pour les moyens qu’on avait et le temps qu’on avait.

SFMAG : En combien de temps l’avez-vous tourné ?
SB : On a fait quasiment 6 semaines (il réfléchit), 7 semaines.

SFMAG : Cool. La copie que j’ai vue est ce ton montage ?
SB : Après c’est comme tout réalisateur, il y a toujours des frustrations à droite et à gauche, il y a quelques scènes qui ont sauté, en vrai c’est le film que je voulais. Ça c’est sûr. Après c’est comme tout, aucun réalisateur te dira oui c’est le film que je voulais. Le film que je propose est vraiment le film que je voulais faire.

SFMAG : Vas-tu sortir une édition avec ces scènes ?
SB : C’est possible avec une scène un peu violente, mais oui c’est possible.

SFMAG : Goldshifteh Farahani était-elle ton premier choix ?
SB : Il n’y a pas de débats, mon personnage c’était Goldshifteh, ce qu’elle est ce qu’elle revendique, elle était totalement en adéquation avec le personnage que je voulais. Je l’ai même un peu écrit pour elle. La condition de la femme, qui elle est, pourquoi, etc. c’était totalement logique de l’avoir dans mon film. En vrai, j’ai eu beaucoup de chance de l’avoir.

SFMAG : Pourquoi revendiques-tu à ce point le féminisme ?
SB : C’est un truc qui m’habite. Je suis issu d’une famille mono parentale où c’est ma mère qui m’a élevé, qui ne savait ni lire ni écrire, et ce n’est pas on m’a dit je l’ai vécu. Être une femme dans ce monde c’est difficile. Et c’était pour moi logique de porter ce propos à l’image, sans être un militant de façade. Oui la femme… C’est vraiment vrai. C’est dur d’être une femme en ce moment. De toujours d’ailleurs, ça été plus un truc de logique qu’autre chose.

SFMAG : Comment doit-on comprendre la fin ? Où part-elle, elle quitte la France ?
SB : Bien sûr puisque quoiqu’il arrive ils vont la retrouver. Mais ce sont aussi nos histoires. Qui sommes-nous ? Pourquoi ? Comment on se construit, que va-t-on devenir ? Cet enfant mélangé entre l’amour de sa mère, la voir faire un truc ultra ouf, et finalement est-ce qu’il y croit est ce qu’il n’y croit pas ? Est-ce qu’il est convaincu ? Il y a une espèce de construction perpétuelle de qui on est et qu’est-ce qu’on va devenir ? Et c’est un peu après un cycle ce que nous essayons d’amener à la réflexion.

SFMAG : L’application se retourne contre elle avec une force inimaginable… et ils se disent tous « celle-là, on va la fiche sur le bûcher et la brûler ».
SB : Oui, après évidemment c’est l’influence néfaste des réseaux sociaux, de la rumeur, de machin, comme je t’ai expliqué de cette jeune fille qui va tenter le suicide par ce qu’on a dit d’elle que c’était une pute. Et elle n’a absolument rien fait. Toute son école, son entourage, son quartier se met contre en disant que c’est une pute. Ça va très, très vite et puis pour rien. Les gens ne veulent plus réfléchir, vraiment…

SFMAG : On voit ça tous les jours et c’est effroyable.
SB : Même toi tu es journaliste, le moindre truc vous vous emballez alors que ce n’est peut-être pas, à tous les niveaux, à tous les niveaux, je le dis quand même les gars il va falloir qu’on résolve ce problème d’émotivité, il va falloir qu’on se calme.

SFMAG : Que penses-tu de la phrase « c’était mieux avant » ?
SB : Je ne sais pas. Il y avait aussi des aberrations. Je ne sais pas après c’est un truc peut être un peu réacs, je ne sais pas. Peut-être. En vrai je n’ai pas la réponse.

SFMAG : L’instantanéité de l’information fait peur… On ne sait plus ce qui est vrai, ce qui est faux, et les gens se font immédiatement leur opinion.
SB : Évidemment et on peut t’orienter sur comment tu devrais penser. Il suffit d’être malin et je peux même te faire penser que Saïd c’est un génie alors que peut être je suis un tocard tu vois. Et c’est devenu tellement facile. C’est devenu à la portée de n’importe quel imbécile. C’est ça qui est dangereux. Un imbécile peut te provoquer une guerre mondiale. Comment un imbécile peut arriver à te faire faire une guerre mondiale ?

SFMAG : C’est un peu ça.
SB : Faut m’expliquer. Je caricature, mais je n’en suis pas loin.

SFMAG : Quels seraient tes prochains projets.
SB : J’en ai plusieurs, il n’y a rien de secret, l’idée serait de garder le même univers. Pouvoir sortir celui-là, est-ce que j’ai été audible, les gens ont-ils compris mon univers ? Est-ce que j’ai été intelligible ? Et plonger plus sérieusement sur des histoires que j’ai écrites.

SFMAG : Une carrière aux États-Unis ?
SB : Sûrement

SFMAG : Je te le conseille.
SB : Grosse audience aux USA, le film a été sélectionné à South by Southwest, il a été acheté par les États-Unis, ils aiment mon cinéma. Après nous verrons bien…

Propos recueillis par Marc Sessego le vendredi 10 mai.

Sincères remerciements à Said Belktibia ainsi qu’à Aude Dobuzinskis de l’agence Dark Star pour l’avoir organisée.




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