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  Sommaire - Nouvelles -  Aliz Tale ou la mélodie de la dame enchaînée


"Aliz Tale ou la mélodie de la dame enchaînée"
de
Emmanuel Collot

 

"Aliz Tale ou la mélodie de la dame enchaînée"
de Emmanuel Collot

L’idée de ce texte m’est venue à la lecture d’une merveille narrative que j’ai découverte un jour, par hasard, le recueil "Mon dernier Thé" d’Aliz Tale, mais également du fait que le magazine Elegy ayant suspendu son vol éditorial, je me devais de rendre hommage à son icône, son visage poétique, Aliz Tale. Je dédicace donc cette nouvelle spéciale à Aliz Tale ainsi qu’à toute l’équipe du magazine Gothique Elegy, en attendant comme beaucoup d’autres son retour en kiosque, pouvoir être de nouveau émerveillé par les ailes sombres de sa renommée.
Pour Aliz Tale, avec toute mon amitié, pour le mouvement Gothique, un bien modeste hommage mais un don sincère.
je dédicace également ce texte à tous ceux qui se battent contre les inégalités, les maladies et les différences qui font de chacun de nous des Faunes de marbres plantés en quelque jardin hostile..........



Alors je suppose que nous nous sommes tous retrouvés étendus là, en ces allées couvertes d’asphalte, ces rues sans noms, ces rues éclairées d’une étrange luminosité. En me levant, hagard et perdu, je m’imaginais que la nuit était un voile qu’éclairait par transparence la lumière issue de quelque lointain soleil agonisant, tremblant en la déclinaison fatale et ultime de son corps d’où s’échappait le feu glorieux de son âme. Les autres restaient là, allongés en de lascives poses, perdus en d’étranges dialogues appartenant à leur propre sphère de langage, comme si à chaque couple correspondait une langue, chaque mot étant agrégats de phonèmes étranges et uniques, seulement audibles de ceux qui les articulaient avec ce silence qui fait présence, cette instance qui fait sens. Babel devait s’être écroulée en ces lieux, las d’attendre la main venue du très haut. Elle avait préféré se répandre et perdre sa vertu, perdre à jamais sa fierté de vierge s’arrogeant le droit d’être unique pour les hommes. Je me levais et je découvris ce monde sans véritable contour, sans borne réelle, ses frontières semblant ne pas avoir de localisation possible. Alors je vis les rues étrangement familières, les rues qui descendaient en lacets sensuels, au hasard, de par ce pays de blocs de pierres baignant dans la nuit, grevé de tournants et recoins, labyrinthe sans fin de nos futiles croyances en une issue. Mais n’est ce pas la vertu de l’urbanité que d’être ce corps disséqué qui n’a d’autre signification que ce qu’il présente dans ses nerfs et boyaux, infrastructures de nos lieux communs et refuges de nos errances individuelles et solitaires ?

Alors je suppose qu’il fallait que je fasse quelque chose, ce je ne sais quoi qui aurait pu apporter un terme à ce monde, insatisfait que je fus par cette évidence partagée dont j’étais le rejeton ténébreux, puisque j’étais seul, sans personne à qui parler. Je me mis à déambuler tel un Pierrot lunaire un peu fou, à la recherche de sa vérité ou de la mort, consolatrice des plus décevantes croyances. Je me faufilais parmi cette plage, marrée humaine échouée nulle part. Je marchais entre les corps en émois et mes cheveux étaient comme des flammes. Elles voletaient malgré le calme plat, écheveau de fils soyeux suivant ma marche, accompagnant mes pas telle la chevelure de quelque Dieu coiffé du flot des nuées tapageuses. Mes cheveux étaient d’un feu triste et il faisait froid. Un froid sans buée, un froid sans glace ni neige, le froid des morts qui ne savent pas encore qu’ils sont morts.

Perdu dans mes propres pensées, ces pensées de brumes qu’ont les amnésiques, je décidais en définitive de me perdre également dans cette urbanité qui allongeait ses tentacules comme la promesse d’étreintes futures. Je pris alors les avenues sombres, au hasard, animé par ma suprême déraison et le flair infaillible des âmes perdues. En d’étranges boulevards et de consternantes contrées mes pas se perdirent sans désir de lendemain, sans autre motivation que l’oubli. De façon tout à fait étrange, il me semblait que les ombres me buvaient, et qu’elles absorbaient la moindre étincelle de vie émanant de mon corps. Alors, arrivé au dixième tournant, au vingtième virage, au trentième terrain à vague, et autres Bourgs de ce corps froid, je me mis à la voir. Parfois, je la distinguais sur un toit, juchée, telle l’icône de mes rêves, très haut sur la cime des immeubles couverts de nuit. Elle dansait doucement telle une parfaite automate mimant des poses parfois grotesque, d’autres fois affectées, jonglant avec d’étranges sphères célestes, des constellations dont elle s’était élue la déesse, leur deus ex maquìna. Je la voyais, souriant énigmatiquement aux ombres, en confession intime, son corps de grès tranchant d’avec le noir insondable. Je la vis, parfois lointaine, parfois si proche mais si furtive, que je pensais presque sentir son parfum. Parfois elle posait subitement sa main douce et gracieuse sur mon épaule, pétale de fleur posée sur mon abandon, pour me dire des mots inaudibles mais pleins de significations, des mots qu’elle accompagnait du cortège de gestuels que mon corps comprenait mieux que ma raison. Mais la raison ne fait elle pas unisson avec le corps ? Le corps n’est-il pas ce tout désorganisé et tiré de toutes parts comme par des pinces, quelque part entre bestialité désordonnée, intuitive et pensante du Kaïros et Raison agissante organisatrice du Logos ? Légère et subtile, elle volait dans les ténèbres, me frôlant de ses ailes ouatées, ou bien elle me heurtait subitement de sa charge glorieuse et arrogante.

D’autre fois, je la trouvais au coin d’une allée, d’un bourg où je m’étais hasardé, de ces bourgs emplis de masures anciennes aux yeux sombres, croulant sous le poids des eons et des vies vécues, perdues, dispersées au grès des vents nocturnes, éboueurs chargés de récolter les cendres mortuaires. Elle surgissait et paraissait alors, entité tentaculaire, et elle m’interdisait le passage, gardienne de mon errance, immenses mains de porcelaine accrochées à la peau effritée des murs anciens. Chaque fois l’interdit se signifiait par une blessure, une lacération sanglante qui me touchait profondément. Chaque fois je modifiais mon chemin, le sang en partage, le coeur troublé et les yeux fermés devant le regard consumant de Méduse. Parfois encore c’était le jet brusque et précis d’une flèche crevant le béton effrité d’un bâtiment ou perçant le sol noir cendré du gris de la poussière des morts. Alors, telle Diane La Chasseresse, elle m’indiquait la voix secrète, le chemin sacré. Des rires au-dessus de ma tête ou sous mes pas, des rires généreux mêlés à des pleurs d’enfants, des rires me suivaient comme une rumeur ancienne ; et une mélodie secrète et doucereuse suintait des murs qui bordaient les rues esseulées, comme la rumeur ancienne des remords et l’assurance des jours à jamais perdus, ainsi que l’espoir fou et vain de les retrouver, malgré tout. Je poursuivis ma route noire, le martèlement sourd de mes bottes rythmant mon errance orientée par les gestes invisibles de cette reine étrange vêtue du noir des galaxies, reine de mort, reine de peine. Attiré par de fugaces lueurs, feuilles fragiles de lumières qui effleuraient de leurs paumes mes joues par intermittence, j’aboutit sur une vaste terrasse qui surplombait une autre éternité de ruelles, veines serpentines poursuivant, hasardeuses et aveugles tumeurs noires couvertes de flocons gris, leurs galeries aux issues secrètes, malheureuses ou bienheureuses. L’immense place était comme revêtue d’une étrange coloration, un fluide, une bruine, pas tout à fait brume, pas encore liquide, si bien qu’on y voyait pas plus loin que quelques pas. Cette étrange teneur lactée coulait le long des murs dont je pouvais encore deviner les contours, mais bien plus, elle semblait flotter dans les airs telle une mer noire aux formes changeantes, mer des sargasses charriant avec elle les remugles d’obscur passés et les effluves de contrées inconnues. J’en étais là, en train de me demander si je devais traverser cet espace apparemment vide, pour de l’autre extrémité descendre les larges escaliers que je pouvais deviner de ma position, quand une étrange musique vint à entonner son chant sourd où les cuivres se superposaient à des battements de tambours. On eut dit que la rumeur montait du sol même, comme s’il s’était tenu là, sous mes pieds tremblants, en quelque sous-sol ou gouffre sans fond, un orchestre troglodyte rythmant de façon désordonnée sa noire psalmodie au battement d’antiques instruments de métal et tambours de géants. L’air tout autour de moi se fit plus obscur, les faibles filaments, écorces de lumières se rétrécissant à mesure que les nuées de poix se condensaient. Soudain, en quelques éclats de temps échappant à ma propre saisie cognitive, durée dévorée par les bouches putrides d’anciens démons sans que mon entendement n’en puisse saisir le passage furtif, je fus illuminé par un rond lumineux. Il ne provenait pas du ciel ou de la gueule de quelque de quelque lampadaire perdu en cette place, mais émanait, telle une source, du sol dallé et suintant. Pâle et douce, blanche, presque palpitante, elle devenait palpable au contact de ma peau. Des chants étranges, des chants échappées de bouches que ma raison ne pouvait assimiler à aucune identité humaine ou animale, mais à d’incroyables paradoxes vocaux. Rien de familier dans ces structures aux vocalises sans aucun rapport avec le vieux fond du "Bel Canto". Car les structures mélodiques amplificatrices qui enflaient maintenant toute la scène froide de cette terrasse saturée de ténèbres n’étaient plus entonnées sur une mais sur plusieurs syllabes. Inquiétante étrangeté, affects mémoriels, je fus envahis par une étrange sensation de bien être à laquelle se mêlait insidieusement les larmes d’Eros, larmes inexplicables du regret, des amours violants et copules impossibles, embrasement avec des corps interdits de toucher, interdits à parcourir avec la sincérité des premiers jours. La musique, faite de chants, de mots, de cris, d’appels, toutes ces psalmodies triomphantes et belles, vaincues et tristes, tout ce monde était caressé par une musique de plus en plus mélodieuse et sincère, rythmée et entière. J’étais cerné et je souriais et riais aux éclats, c’était un peu ma célébration, ma fête, l’hagiographie de mon errance invincible et la consolation de ma solitude injustifiée. Pourquoi ? je ne le sais pas et ne me le demandais pas. Bientôt, les chants se firent plus vifs, danses, pas, bonds, d’invisibles parades endiablées étaient entonnées tout près de moi. Je ne voyais rien et je dansais aussi sous le projecteur des Dieux invisibles. Les ailes de mon manteau de nuit dessinaient des arcs et mes bottes cinglaient le sol avec une fureur d’Arioste conquérant. Puis je tombais, pierre dans sa chute molle contre le bitume dont la neige est poussière des ans morts et des morts devenus air. Epuisé, haletant comme un jeune après son premier périple sexuel, je gisais recroquevillé, abasourdi par cette folie grotesque et sublime. Je relevais la tête pour voir si je pouvais me saisir de quelque lumière d’étoile. Parfois ça aide cette lumière des siècles perdus, poussières fantômes des astres argentés. Mais rien, rien, uniquement le noir absolu tout autour de moi. Tremblotant comme l’enfant dans la nuit j’osai avancer ma main et toucher les ténèbres. "Liquide", ce fut le premier terme qui s’imposa à mes pensées si vagabondes. L’encre s’évasa quand je tentai de me saisir d’un morceau de cette cotonneuse substance au creux de mes mains. Puis elle s’échappait, cette fugace fille de joie, fugitive nuit magique, élixir de néant, rêve d’un démon recouvert du suaire de la terre. De nouveau, la musique sembla reprendre son court, mais un ton au-dessous. L’air empruntait à la vie un certain mouvement, mise en branle de sa masse, et tout sembla tourner alors que les plaintes de ce que j’aurais pu assimiler à deux cornes de brumes crevèrent la symphonie, comme un signal, un avertissement. Des milliers de pas rompirent les rangs de cet orchestre invisible, piétinant le sol, soulevant poussières, agitant le fil liquide des ténèbres qui baignaient cette terrasse. Alors je vis émerger aux quatre points cardinaux dont j’étais le centre élu, quatre lumières, fluettes et fragile, souffles timides émis de nulle part. Tremblotantes en leur commencement, elles commencèrent à prendre forme. Des losanges diaphane quatre silhouettes prirent corps. Je me relevais, inquiet et nerveux, indécis sur les alternatives qui s’offraient à moi. Fuir était impossible, j’avais accepté le jeu, il fallait que je subisse le restant des épreuves, vaille que vaille. Aussi, au regard de l’excitation qui était la mienne, je n’avais même pas tiqué sur le fait que mes cheveux enflammés depuis mon arrivée en ce monde étaient devenus blancs comme neige, d’un blanc le plus pur qu’il se pouvait exister. Ma nouvelle crinière tranchait sur les ondes de la mer d’encre telle la chevelure de la flamme victorieuse des torches des guerriers d’Achille quand ils fondirent par traîtrise sur les Troyens endormis. Je m’étonnais de pouvoir produire une telle image vu que je n’avais aucune idée de ces Troyens, d’Achille. Mais d’étranges ramures secrètes dormaient sous quelque corridors de ma mémoire qui avaient permis cette brusque métaphore. Les silhouettes, immobiles quelques secondes auparavant, semblèrent alors se mouvoir avec lenteur vers moi. J’étais sur mes gardes, même si je ne savais que faire, dire, crier, juste attendre de voir ce qu’il va se passer. Elles n’étaient plus à présent qu’à quelques mètres de moi et je pus distinguer quatre silhouettes dont les lignes courbes et les démarches souples désignaient apparemment des jeunes femmes. Elles avancèrent encore et les remugles de l’encre semblèrent s’effacer devant leurs pas, fumées fragiles traversées par les nefs de bateaux aux courbes gracieuse, mais avec ces visages qui évoquaient indiciblement la proue des navires qui ne reviennent pas avant des années, de ces proues fines qui semblent porter comme effigies les fantômes rencontrés en Abyssie. Visages ovales, nez aquilins, yeux aux iris et pupilles noirs comme les galaxies, et une peau, blanche, blanche comme mes cheveux, blanches comme les morts. Des lèvres rouges sang se dessinaient sur leurs visages en une ligne fine et sinueuse et surplombaient un menton du plus bel effet, sans grosseurs indésirables ou ossature carrée. Elles incarnaient la douceur et la féminité faites femme, cette grâce qui en fait presque des esprits célestes appartenant à d’autres sphères, éclairées par d’autres astres. Leurs yeux ovales également rajoutaient un soupçon d’exotisme qui m’était familier et leur donnait ce côté félin qui m’attirait, m’hypnotisait pour d’obscures et secrètes raisons. Elles étaient toutes vêtues des mêmes attributs vestimentaires, longues gabardines noires et luisantes, pantalons de même texture. Bottes hautes, talons carrés, bouts carrées également.

Sous leurs gabardines, je devinais des sous vêtements dont les lacets de rouge qui cerclaient des seins fermes et parfaits, réveillaient de terribles pulsions sexuelles en moi. Elles se mirent à obliquer leur démarches par saccades, danse d’ivrogne ou de folle que les longues effiloches de leurs tignasses de nuit sublimaient en un rite sacré. Une douce musique, mi-monotone, mi-cadencée par des rythmiques obsédantes, monta du sol froid. Elles dansaient selon des pas bien particuliers, ce qui du coup n’était plus transe d’aliéné.

Soudain, et sans que je ne puisse anticiper ce geste, des lames surgirent comme de rien en leurs mains diaphanes, longues lames courbes ouvragées de motifs qui devait avoir une certaine signification. Les éclats argentés fusèrent dans mes yeux pour m’éblouir un temps, mon bras imitant un faible rempart à cette fragrance d’accords métalliques, symphonie froide et blanche, miroitante, telle le miroir de narcisse. Rapides et redoutables, chacune des guerrières de cuir et de métal esquissait de ses bras, mains, torse et enjambées grotesque ou sexuelles, des arabesques et figures tantôt guerrières tantôt amoureuse, lascives. Les pas, parfois large, parfois courts, imitaient à la perfection le rituel sacré dont j’étais l’objet. Je tentais d’esquiver ou du moins éviter les lames qui dans leurs vols élégants me frôlaient presque, arrogantes et fières. Parfois je tombais et une volée de rires me fouettait aux oreilles en symbiose avec mon tourment. La lumière étrange m’éclairait de façon perverse et je me sentais comme observé. Leur danse s’accentua, soutenue par les accord majeurs de l’orchestre fantôme, comme l’aboutissement, la fin à venir, la lame levée et le sang versé, bu, happé, dilué dans la terre froide, son corps d’adoption. Cette fois je tombai et ne me relevai pas, mes bottes raclant laborieusement le sol, fourrageant la poussière des morts. Toutes quatre s’approchèrent de moi, avec cette assurance des prédateurs devant la proie aux abois. Je vis le vif argent de quatre lames se lever, haut dans la nuit tels des étendards, porte drapeaux du néant.

"SILENCIOoooooooooooooooooo"

Le mot, plus qu’un mot et bien plus qu’une phrase, avait bondit de quelque part sur ma gauche, haut et grave, comme un signale ultime, un non à la sentence. La scène aurait pu paraître cocasse. Moi, à demi allongé, prostré, le visage émacié, battu par mes longs cheveux blancs en bataille. Elles, brandissant encore avec triomphe l’arme pour arracher un trophée de chasse, le sourire tranchant leurs visages enfarinés de poupées. Elles se braquèrent, firent volte face, hurlant leur désaccord à l’encontre de la voix surgit de nulle part, enfin plus tellement à présent, puisque déjà une estrade haute qui évoquait quelque pasteur prêchant dans un temple avait surgit des vents du soir. Il était encapuchonné, chasuble blanche orné d’arabesques rouges. Il leva sa tête couverte et déploya à une luminosité naissante, un visage lisse et beau, rond et illuminé par une douce folie, une ivresse, de celle-là même qui touche les mystiques. Il s’adressa aux guerrières de cuir en un dialecte que je ne connaissais pas et ne parvenais pas à assimiler à quelque chose d’existant.
Elles protestèrent un peu, puis, vaincues, elle firent quelques pas en arrière, rebroussant chemin après leur danse sacrificielle. Moi, je demeurais là, figé, éblouit par cette nouvelle lumière qui soudain répandait sa flamme sur cette terrasse vide. Je me relevai et pu constater qu’il n’en était rien. Le vide avait fait place à un vaste chapiteau, ce qui me parut être le demi cercle d’un théâtre drapé de noir. Il me faisait face, comme si cette évidence était de toujours admise. Je fis un demi-tour, me retournant et vis de hauts gradins en pierre noire, plantés de fauteuils couvert de velours rouge. Il était vide mais éclairé par des lumières vives dispensées par les gueules de vieilles statues accrochées sur les murs adjacents. Stupéfait face à ce nouveau prodige, je ne sus que faire ni dire, sauf peut-être la terrible envie de me vautrer dans l’un de ces fauteuils pour oublier, pour m’oublier. Aussitôt assis dans un fauteuil de la rangée du bas, je fermai les yeux. J’avais besoin de repos, même si j’avais l’impératif d’accomplir quelque chose, mais voilà, je ne savais pas quoi. Quand à mon sauveur, après avoir décidé de ma survie, il rabaissa la tête, plongeant de nouveau dans un silence séculaire, silence figé des adorateurs discrets. Son visage blême sombra dans les langes intérieurs noirs de sa chasuble sans plis ni autre ouverture que ce visage qu’elle avait laissé échappé. Le fauteuil était plutôt confortable, quand après des secondes de réflexions qui parurent de heures, je m’étais décidé à gagner ce trône salutaire. Je me laissais enfoncer un peu plus dans ce puits de soieries bienfaisante. Mais à peine perdu dans mes considérations poétiques, des mouvements se firent de tout côté de la place. Là où il n’y avait que les murs lisses et suintant des rumeurs anciennes, des trous noirs s’ouvrirent. On eu dit des géants assoupis baillant à tout vent, car avec ces ouvertures monta une nouvelle rumeur, plus chaotique, plus confuses, mais que je pu assimiler à des murmures, rires, des milliers de bruits, borborygmes, qui, accommodés de leurs mélanges, semblaient se diriger vers la toit de leur monde. D’innombrables ouvertures avaient déchiré les murs sans qu’aucun bris ne fassent surgir leurs rides, ni débris tombant, ni mouvements. Ils émergèrent comme tout naturellement, troupe hétéroclite et plurielle, l’air enjoué, comme pour aller au bal ou au.....théâtre. Jamais je ne pourrai oublier l’impression qui fut la mienne de voir cet attroupement venu "d’ailleurs" déboucher sur la place, le coeur à la fête, dans un monceau discordant de parures, vêtements, bijoux, tous plus extraordinaires les uns que les autres, brisant, violant toutes les lois de l’esthétique, et je dois le reconnaître, celle de la biologie, encore eut-il fallut qu’il en existe une en ce pays de bitume, de béton, de volutes, de pensées, de voix, toutes ces divergences qui devinrent mes habitudes cognitives. Ils arrivaient de partout, de failles dans les murs, de failles dans le temps, de portes spatiales et autres artefacts étranges, charriant sous leurs pas légers ou lourds les rumeurs et atmosphères de leurs temps. "Ce sont des monstres", voilà la réflexion première qui me vint à l’esprit, au regard de "ces prodiges physiologiques". Mais en même temps, comme un étrange sentiment de suspendre mon jugement, je me dis comme un acte de foi, "c’est beau". Physiques impossibles, silhouettes éléphantines, toutes ces formes étaient en rupture avec ce qui peut se définir en terme de normes. Dans les tribunes prenaient déjà place des êtres aux physiques subversifs qui allaient s’asseoir avec l’entrain d’un public allant au théâtre. Je vis passer devant moi une dame étrange qui semblait parler toute seule, telle ces vieilles dames ayant perdu le contact avec la chair pour peu à peu s’échapper dans le monde anonyme du souvenir des "autres". Elle semblait à ce point convaincue de converser avec quelqu’un que j’eus un moment de la pitié pour cette dame de dentelles et de bijoux, de pudeur et de dignité, dame aux mille vertus. Mais quand elle passa près de moi, je vis "le miracle monstrueux", l’inquiétante étrangeté qui rompt le discours du réel. Elle marchait avec l’élégance et l’agilité arachnéenne de ses trois jambes, tisseuse dans sa toile, sa piste de danse, attendant ses amants d’un moment. Et ce que je pris pour un délire de son esprit se révéla être un détail que dans ma précipitation et peut-être ma fatigue j’avais mis en abîme. Sur son côté, comme surgissant du côté du christ, un étrange homoncule proto-humain qui tel son enfant, échangeait avec elle en se tortillant de façon grotesque, aussi naturellement que je vous parle par les mots que je couche sur papier. Visage rond, coupé d’une large bouche striée de dents effilées de requins, corps fait de pliures à la manière d’un accordéon, voix de vieillard rongé par le tabac, il lui parlait en une langue inconnue, gutturale, et elle, elle lui répondait avec une voix flûtée, presque sifflée, et à deux ils se comprenaient. J’en étais à m’interroger sur les pourquoi et comment de ce prodige linguistique quand je croisais un autre personnage. Un vieux monsieur me salua. Il portait un costume noir des plus sobres, un gilet qui lui donnait un air aristocrate, chaussettes hautes et blanches dont on voyait la blancheur écarlate, et un haut de forme. Il me salua donc de son chapeau, me laissant voir des cornes torsadées, de bois, d’ivoire, de marron, de noir, cornes de la vérité qui s’accrochaient sur les parois de feutre de son couvre chef pour diable en vadrouille. Des visages qui évoquaient des poulpes au regard flasque ne disaient mot, dispensant des pensées éparses, fragmentaires, dont les errements erratiques, schèmes psychiques, emplissaient ma tête d’idées aquatiques, intempestives mémoires de profondeurs humides. D’autres surgissaient de bouches d’égouts qu’ils faisaient sauter comme des bouchons de champagne, rampant sur le sol, corps pâles portant visages pâles, presque translucides, ils se hissaient en ondoyant comme des vers sur les sièges, s’enroulaient, occupant les places, têtes vissées. Enfants troncs, vieillards ruminants comme vaches ou boeufs, têtes de "Rhino" vêtus comme des rois, probablement des notables, femmes chats, enfants rats, dames goules, vieilles filles à la peau de zèbre, couples à fourrures de fouine, toute une cour des miracles surgissait des recoins, aspérités, fissures, trous, ruelles tordues, cours obscures, cloîtres d’autres temps, trappes ouvertes sur d’autres arrières mondes.

Et moi, pantin grotesque, je les regardais comme leur plus fervent admirateur.......

Ils prient tous places dans les goulées et tranchées des gradins immenses. A mes côtés j’eus une jeune fille au teint étrange et pâle, dont les yeux étaient noir sur noir, comme une poupée de chiffon. Elle portait sous son petit bras gauche, fragile et gracieux, une boîte noire munie d’une petite porte. Elle se tenait à ma gauche ; droite et sérieuse, comme à son premier bal. A ma droite se tenait un nain maquillé de façon criarde comme ces clowns servant d’intermède dans les représentations de cirques. Il me regarda et me lança un large sourire fait de rouge, de noir, de blanc, putain d’un autre monde, prêtre des fous. Il me sourit donc et ricana. Et je ne le su encore une fois pourquoi, mais ce caquetage vocale me paru si familier, si intelligent, que je le lui rendis avec générosité, singeant une grimace ironique au possible. D’un mouvement, il se mit debout sur son siège et porta sa large bouche à mon oreille pour me dire ces mots : "C’est Aliz, elle est là ce soir, et pourtant tu ne la vois pas, mais elle le sait". Il rit aux éclats, se mit à danser sur son siège, balançant son bassin aussi large que sa tête, puis il se rassit, tout satisfait qu’il était de sa mini représentation. Je dois avouer que, non content de me faire moirer la physiologie outrée et polyphonique de sa faune, ce monde sans nom me fit contempler également son encrage dans l’éternité, son "goût" de paradis perdu, naufragé, abscons. Ainsi, les formes inconstantes, les fantômes inconnus prirent leur place également dans cette partie de fou sans enchanteur. Odeurs de barbe à papa, parfums de fritures sucrées, des spectres aux couleurs exagérées venaient prendre part à la fête, sourires figés, encadrés, comme tombés de tableaux anciens, découpés, arrachés et jetés en ce monde perdu comme radeau sur océan déchaîné. Vita nova, lieu de toute conjectures existentielles, ce monde me donnait l’impression de porter en ses veines quelque étrange lueur, scintillement secret, énigme pour moi, qui sait ? Car c’était moi l’étranger, étranger à moi-même, étranger à ces autres qui se comprenaient dans les différences de leurs langages. Alors elle vint vers moi, aussi furtive qu’un souffle, une pensée. Devant moi, sous une large chasuble d’un gris souris qui la recouvrait de son suaire, elle découvrit sa capuche de "Nonne" et me fit contempler le visage de son éternité anonyme. Elle était apparue comme ça, plantée sur l’horizon de mon regard perdu, religieuse soumise à la règle du silence. Quand elle m’ouvrit son visage je contemplai des civilisations anciennes, partageai des amours interdits, goûtai des copulations sacrées, des festins joyeux. Je dis maman, je dis ma soeur, je dis mon frère, je dis nous, je dis autant d’incongruités qu’exposait son visage lisse où se dessinait la trace de ma vie rêvée, vécue, passée, la vie que je voulais rattraper. Puis, en une esquisse de son être, tableau vivant réfléchissant mon manque à combler, elle porta sa douce main vers mon visage, lait d’une vierge pour son enfant sacré, y enjoignant le sentiment de me comprendre, cette miséricorde qui, plus forte que tout, me dit de croire. Je voulu lui dire amour, amour comme un besoin, une absence. Elle me répondit en approchant l’ovale parfait de son visage à la hauteur de ma face lunaire troublée par des sanglots d’enfants. Puis elle me dit des mots sans paroles, articulant de sa bouche magnifique les termes secrets. Il n’y avait pas de son émis de la géométrie douce de ses lèvres soyeuses, et pourtant leur sonorité silencieuse résonnait dans ma tête comme ces mélodies anciennes, ces musiques des sphères qu’on garde secrètement avec soi. J’étais comme immergé en un rêve, tout se ralentissait et je buvais les flots de ses paroles douces comme miel sauvage parfumé comme romarin cueillit en quelque terre ensoleillée dont je n’avais plus connaissance du nom. Et lorsqu’elle encercla mon visage du cercle subtile formé par ses fines et diaphanes mains pour me donner sans prix à payer ce baiser si tendre, si sincère, si entier, je dis merci, comme on dit merci à un ange, comme on dit merci à sa mère, comme on dit encore à sa douce aimée, celle qu’on va abandonner après l’avoir outragé. Baiser fantôme, goût de cerise, salive de menthe sauvage, elle disparut aussi vite qu’elle était apparue, me laissant un souvenir de douceur, de légèreté, annulation de mon être sur un horizon en été, quand c’est le ciel qui boit les terres amaigries.
Voile noir, chute dans des gouffres sans fonds, plongée dans des marées sombres percées de lumières. Je réapparu au monde pour me rendre compte que dès lors je n’étais plus "d’ailleurs" mais "avec". Je comprenais à présent chaque langue et gardais en moi le baiser de cette vierge sacrée, cette sainte, cette dame dont les yeux de faune reflétaient les galaxies et les vies qui les composaient, celle qui m’avait accouché de nouveau. Mes voisins et voisines n’avaient rien vu ou firent tout comme, fixant leur attention sur le théâtre vêtu de soieries sombres et rouges qui était apparu là où il n’y avait que du vide auparavant. Je souriais puis riais aux éclats et par quelque étrange échos secret, des rires me répondirent par-delà les ruelles outrées, tordues, cassées, les ruelles mal éclairées par les quelques constellation étouffées par le noir du vaste océan de la nuit.

Immense silence se fit dans le public, chacun paraissant attendre comme l’aurore glorieuse qui, bien sûr, ne viendrait jamais. Je sursautai. Trois énormes coups retentirent sur la place grevée de monde, à moins que ce ne soit sous l’écorce qui supportait nos vies, carcasses inutiles et futiles. Les trois coups, les trois coups ouvraient à l’histoire Ils étaient des marteaux de géants battant le sol d’antiques souterrains ou les larmes de Satan pleurant le bannissement de son père bien aimé, frileux, perdu, noyé en quelques ruelles, vomissant avec fracas son obole de vin, rocs rougis pétrifié par la tendresse du maudit.

Une étrange machinerie se mit alors en branle, enchaînement de rouages, roulements, articulations aux sonorités froides, cris métalliques, mouvements synchrones, joints en effervescence, et un soupir ancien sembla brusquement faire entendre ses harmoniques dans l’étrange pays, nichant au coeur de la place la trame de son récit mécanique. Il se vit aux axes opposés de la grande place deux incroyables personnages, énormes et grotesques. Les deux étaient pratiquement nus, gras comme des crapauds à la peau lisse et blanche comme linceul, huileuse et élastique, vibrant sous leur monture de bric et de broc, Boudhas tressaillant comme gelée sur plateau d’argent. Les deux "machinistes" se voyaient juchés sur des montures métalliques prises en des rails, circuits de machineries qui faisaient songer à une piste de course. Ces deux êtres, dépourvus de toute capillarité, évoquaient deux gros bébés secoués de rires, gloussant au vent comme des fous, éructant, bavant, crachant. Il s’élancèrent alors sur leurs montures d’acier, singeant une énième course de char. Leurs montures étaient des licornes de fer blanc dont les pattes étaient les cercles fermés et éternels de roues criant leur symphonie d’argent sur les rails fendues, entraînant avec leur course folle la montée du spectacle. Des spectateurs impatients se levèrent, aboyant dans un dialecte que je comprenais, leur impatience signifiée par un poings, une patte. Un être à tête de loup et vêtu comme un marquis, chemise de flanelle, cape de velours noir côtelé, hurla sa complainte de part la grand’ place et des milliers de cris et hurlements, piaillements l’accompagnèrent en coeur. Les deux cavaliers de graisse et d’acier poursuivaient, patients, leur course rouillée vers le point de rencontre qui était une surface évasée se perdant en secret dans des tréfonds inconnus.

Crouiiiiiiiikkkkk !!!!!! Crouiiiiiiiiikkkkk !!!!!

Tous les essieux grinçaient et les rouages s’ébrouaient en des profondeurs innommables. Il était aisé de deviner que sous nos pieds des rouages se mettaient en branle, laissant par intermittence dépasser, par les fentes des rails, les rets et disques crénelés de leur mécanique céleste, protubérances de leur ventre fécond et chaud, tellement chaud qu’à certains moments de brusques irruptions de vents chauds sifflaient de part les bouches d’égouts et autres failles ouvertes entre les deux mondes. L’immense place n’étaient dès lors plus qu’un gigantesque jeu de plateaux, une machine complexe qu’Aristophane aurait salué, même si ce nom prononcé par ma mémoire vagabonde et confuse ne signifiait rien pour moi.

Le théâtre, planté en cette place, suivait les mouvements de ces deux montures chevauchées par ces cavaliers fous, énormes et grotesque, puissants et monolithiques. Ce théâtre semblait trembler, puis s’écroulait sur ses propres fondements, puis se redressait fièrement, plus grand encore qu’au départ. Ses rideaux passaient du rouge sang au noir comme le jour vire à la nuit, les couleurs semblant glisser, eau sur peau d’un être de mots, de musique, de chants, théâtre des mises en apposition de nos vies rêvées et sanctifiées, grandies ou amoindries dans leur élan. Le théâtre de soie et de sang était en résonance avec le mécanisme qui le portait comme un enfant en symbiose avec les parois du ventre de sa mère encore inconnue, et il songeait déjà bruyamment de ses songes primitifs d’homoncule. Chaque spectateur observait le spectacle avec une attention quasi religieuse. Quand ce n’était pas ce loup marquis dont la docte personne évoquait une image d’Epinal, c’était un personnage au visage doux qui, lorsqu’il soulevait sa toge de lin présentait des entrailles dépourvues de peau, muscles, viscères, sang, des entrailles désertées par la vie. Il présentait son ventre vide, squelette d’os, et montrait du doigt le théâtre en signe de demande, d’impatience. Il me faisait penser à ces clochards que dans ma vie passée je croisais souvent. Dans cette vie d’ailleurs je ne me souvenais pas en avoir vu d’aussi sains de corps et d’esprit. Apôtres de l’étrange culte de ce monde, je pu les voir à plusieurs reprises de part mes déambulations, errant parmi les ruines et les catacombes, les immeubles désaffectés, capuches rabaissées, silencieux comme les vents anonymes qui léchaient les murs...................

Les deux guerriers de chair et de métal, arrivant en fin de course, se rejoignirent, tout braillards de leur exploit, pour finir par se perdre, s’enfoncer dans les entrailles du monde mystérieux et moite, noir et sonore. Le sol les avait avalé. Satisfait, il rota sa satisfaction, métallique....
Une clameur, une marée d’applaudissements frénétiques fendit l’onde de la nuit. Une scène immense, une scène en forme d’arc de cercle se tenait, monarque divin, devant nos yeux, d’immenses rideaux la drapant comme une comtesse vindicative dans toute sa superbe. A la folie tribale succéda un silence de plomb, lourd, les visages se mutant en d’incroyables poses de croyants attendant l’aurore glorieuse des jours promis, des jours enfuis, perdus, mentis. Alors, les rideaux s’ouvrirent comme l’hymen d’une jeune vierge, laissant place à l’espace de la pièce, du conte, ou de je en sais qu’elle inquiétante étrangeté qu’ils étaient tous venu quérir, je ne saurais jamais pourquoi. Sur la scène, qui devait surplomber l’assemblée de deux mètres, une lumière intense, rouge comme sang creva le voile noir du monde. Une silhouette commença à se découper, prenant naissance dans ce rouge de vie. Grande, portant robe noire dotée d’un col blanc dont le rond enserrait un cou fin à la glotte discrète ondulant sous la peau de craie, une peau sur laquelle bien des lèvres avaient dû avoir envie d’y apposer leur sceau. Ses cheveux, longs, descendaient en autant de serpentins le long de son dos et sur les côtés de ses seins pleins, si bien qu’on aurait pensé à la chevelure de la mythique méduse.
"Blancs et noirs, Sorcière ! Tes cheveux t’ont trahis"
"Marque sur ta peau, sorcière, Dieu t’a maudit"
"Prenez feu et portez le à la sorcière, et que de son feu se purifie le Dieu de ma sauvegarde"

Etranges sonorités, adjonctions de mots, phrasés articulés, jetés, autant de traces d’une haine perdue que mon antimémoire remis à flot sur l’îlot de mon éternité aphone. Méduse avait ouvert une porte sur un passé dont je ne possédais pas la trace, mais dont je reconnu de façon étrange la signature. Puis les phrases
s’amenuisèrent et je refis surface. Des lèvres rouge aussi rouges que possible, de la dame au micro, la dame qui annonçait le drame. Elle tenait devant sa bouche parfaitement dessinée, un de ces vieux micros d’années perdues, un micro au bout large et carré, tout de métal au bout carré, grillagé, afin d’ accueillir sa voix grave et suave. Elle se mit à parler d’une voix gutturale et suave à la fois, ses diatribes de sons épurés de toutes vulgarité inventant des arabesques presque palpables dans l’air ambiant. Il y avait quelque chose d’exotique et en même temps quelque chose de froid chez elle, cette étrangeté si familière qui nous rappelle tant notre singularité "d’être au monde". Elle parlait, lentement, silencieusement, et de façon incroyable s’animaient des formes, se créait du concret là où il n’y avait rien auparavant. C’est là que cette "autre", cette Aliz dont ma mémoire morte parlait si souvent, c’est là qu’elle fit son apparition, droite et belle, absente et solennelle. Il émanait d’elle une aura des plus douce, infime parcelle d’éternité dans ce corps drapé de noir. D’anciens noms, d’anciennes histoires, des visages, des totems, heures sauvages où siégeait l’ancien arbre, le frêne Yggdrassyl. Du puits d’Urda sous ses frondaisons, des vierges, les trois Nornes, gardiennes, Urda, Verdandi et Skud, passé, présent et avenir. Toutes trois étaient contenues dans ce visage, cette silhouette, toutes trois s’étaient dissoutes en quelques replis de sa robe de nuit ou en quelques éclat de ses yeux cristallins. Lèvres figées, statue de grès, instance faite de beauté, de gloire et de trahison. Le décors qui l’entourait simulait une situation, une histoire, une mélopée. Le nain rieur qui siégeait à mes côté me dit que c’était Aliz, Aliz Tale, et je ne m’étais pas rendu compte que l’enfant aux yeux de poupée de chiffons avait mis sa petite main fragile comme la porcelaine dans l’entrelacs de mon bras cassé, sans rien dire, comme tout de bon. Elle ne dit mot, et pourtant, quand je l’ai regardé, elle me donna l’impression de m’élire pour un père qu’elle n’avait jamais connu, un père qui ne l’avait jamais reconnu, un père qui ne l’avait jamais aimé. J’acceptais sa décision et la reconnue comme telle, mon enfant, ma descendance retrouvée, ma poupée. après tout, nous nous ressemblions tous, et je l’avais déjà adopté, c’était écrit dans les yeux de tous ceux qui nous avaient contemplé dans nos solitaires isolements et nos embrasements éteints par nos vies passée et embrumées. C’était donc elle Aliz, Aliz Tale, celle qui m’avait tant côtoyé depuis mon naufrage, mon échouage. Elle avait eu son propre plan pour m’amener aussi loin. La présentatrice, méduse, sorcière, fantôme, s’en était allée, et je fus un peu chagriné de la soudaine absence de la mère mythique. Quand à Aliz, elle ne pipait mot et fixait l’assemblée silencieuse comme on regarde son peuple sur les cendres de son règne. Ses bottes de noir et d’argent, sa prestance, elle semblai être porteuse, dépositaire de quelque magie, mais étrangement, elle demeurait figée, attendant quelque chose, un signe, une chiquenaude, un symbole pour mettre en marche quelque étrange machinerie, organique ou mécanique, ou les deux dans leurs contradictions, leur opposition si féconde, sensuelle, sexuelle et pourtant innocente, pure, intemporelle. Alors Aliz, qui était restée ainsi figée durant tout ce temps, sembla se détendre, une superbe esquisse de sourire fut dessinée par ses lèvres aussi noires que ciel. Elle sourit, puis parla, ou plutôt entonna d’une voix crépusculaire, un style oratoire où flirtait, en une belle symbiose, le verbe suranné des croyants des premiers âges et une modernité cynique, les belles histoires d’Aliz. Elle se faisait le chantre de son art dont elle annonçait la geste à venir, le panorama, la légende, des histoires de larmes et de joies. A mesure qu’elle clamait son corps se dilatait, s’effilochait en fines pellicules, particules atomiques, morceaux fantomatiques. Seul demeurait son visage, puis plus que ses yeux, qui s’allongeaient en un masque oriental à mesure que son discours s’enflait pour dominer la place entière de ses harmoniques sépulcrales. Puis, une explosion silencieuse...............

Il faut s’entendre sur ce monde et tenter de comprendre son contraste par rapport au fantôme du mien que je semblais avoir connu jadis, puisque je fus le seul à relever la différence. Oui, il y eut bien une explosion, mais pas dans le sens, qui, si je ne sais s’il est le bon dans ce monde, est pourtant le mien. Il faudrait parler en fait d’explosion noire, d’éclairs noirs, et non des flash de déflagration blancs ou jaunes de l’acception qui est la mienne. Des éclairs du noir le plus étrange cisaillèrent le ciel, crevant son onde silencieuse et limpide, encore plus noirs que noir. Tout le monde se figea. Puis encore le silence. Alors l’immense scène sembla entamer un mouvement de rotation sur elle même, comme une toupie au ralenti, et, la lumière revenant, une scène étrange se découpa au public. Une autre voix, probablement celle d’un enfant, prit alors le relais, commentant la première histoire d’Aliz. Bien au-dessus de la place, par-delà le monde que j’arpentai maintenant depuis un temps indéterminé, des constellation fabuleuses semblaient avoir annulé un temps l’arrogante domination des flots abyssaux de la nuit. Elles flamboyaient de rayon zeï, des rayons qui tournaient également sur leur axe, caressant les formes ovoïdes de planètes géantes venues un temps se pencher sur notre monde, écouter les histoires d’Aliz. Je voyais des constellations étranges, des planètes multicolores, des créatures célestes dont les ailes ouataient notre ciel de chapelets de couleurs comme jetées sur la toile par un artiste ivre. Couleurs vives ou pastels décolorés, ils apportaient aux récits d’Aliz les climats tant célébrés par ses mots........

La première histoire fut annoncée par un doux bruit de flûte, entonnée par ce que mes souvenirs de brumes appelèrent un Faune. Etrangeté alchimique, c’était au départ une statue, un décors que je n’avais pas ou peu remarqué en débouchant sur la place. Il était disposé à l’entrée, comme un gardien, parodie de guichetier. Or, par quelque prodige, il était à présent tout de chaire et de sang, et sa peau bronzée par quelque soleil de Crête ou de Toscane exhalait une joie vive et intense, furieuse et communicative. Et le bris que faisait ses sabots sur la pierraille cassante de la place, évoquait quelques anciennes danses furieuses qui dormait, enfouies dans ma mémoire, dans la mémoire de chaque femme ou homme arrivant à la vie, leurs ailes trop tôt coupées par le seigneur absent au monde qu’il avait pourtant présidé en sa naissance. Le Faune entonna un léger feulement de sa flûte ancienne à la faveur d’un projecteur, dont le point originaire n’existait pas, et des mots s’élevèrent de cette "Lampe d’Aladdin" mélodieuse, puis esquissèrent des formes dans l’air, suspendues, formatées en un amas de lettres, blanc brumeux, cotonneux. C’était la première histoire d’Aliz, "Mon dernier Thé".

Amour blessé, affinité contrariée, Aliz mis en scène le thème de la vengeance sacrée, la vengeance de l’aimée. Nouvelle Antigone aux paramètres bouleversés, Aliz raconte sa passion pour un breuvage sacré, une boisson propice à la méditation, le Thés, et sa justification, le meurtre, longuement concerté, rapidement accompli. Aliz est assise en robe de Deuil, blanche comme il se doit. Son visage a des allures de poupée chinoise et son sourire féroce la satisfaction d’un médecin consciencieux. "Lily was here", oui "Lily was here". Aliz était là, non pas physiquement mais intimement, dans l’invisibilité de ceux qui aiment, anneau de Gyges fatal et terrible, comme ces animaux reliés par un lien étrange aux maîtres qu’ils aiment et suffocant de la mésestime ingrate. Elle sait la tromperie et élève ses mots. Elle se lève et clame les infamies. Aussitôt, un peu plus haut dans les airs, s’ouvre une fenêtre sur des scènes anciennes que les mots portent avec eux. On y voit le bel Aurélien, attentionné, offrant baisers et bague d’ambre sous l’oreiller. Un autre voile se déchire et on voit un Autre Aurélien offrant sa virilité à d’autres bouches, d’autres orifices, sans un soucis, sans se douter ou se soucier de sa faute. Il est beau cet Aurelien et Aliz l’aime. C’est qu’Aliz est sincère, elle, c’est rare et exclusif, Beau et éternel. Mais Aurélien n’est pas frappé de la même félicité et le duplicité de son amour est le signe de son inconstance, son contentement, et Aliz n’y voit rien de bien subversif. Les jours, mois et années passent et un jour Aliz verra le ver dans la pomme, l’infâme mensonge. Alors en ce jour Aliz se vêtu du blanc de l’éternité de son amour ou de la mort. Elle fit l’amour à son amoureux d’Aurélien, puis lui trancha son coup magnifique en une large courbe circulaire et amoureuse, dont chaque centimètre est un moment de leur amour, un soupçon de leur vie à deux qui s’efface. Le sang se répandra et Aliz déplorera non pas le fleuve rubis ainsi ouvert mais des difficultés à laver la moquette souillée. La fin est comme le début, méditation sur l’ambre cathartique de la pureté et sur le Thés, ce Thés de sa transcendance. Les bruits de pas de la police approchent et Aliz sert le trophée sacré, le précieux emblème de sa souffrance. Un coeur pétris finira dans les poches de son vêtement sacré au moment où les hommes de justice s’empareront de cette Antigone nouvelle qui s’est faite fille des nuées pour juger l’aimé assassin...............
La scène se referme sur les applaudissements émus du public visiblement touché. Je ne peux qu’accompagner cette mélopée, c’était beau. Je me retourne un peu, pris de l’envie soudaine de capturer quelque visage et je vois ce qui aurait pu ressembler à un vulgaire automate oublié sur un fauteuil ailleurs, se comporter comme être vivant. Vêtu d’un habit orange il portait sur ses maigres genoux un homoncule humain, homme miniature qui fut peut-être un vrai homme jadis. Il le portait en fait sur son genoux gauche, un peu à la manière des artistes ventriloques de scènes leur pantin de bois. Ici le pantin était de chair et relié à son maître de bois par des fils qui ressemblait à des cordons de chairs putréfié. Il était animé par son maître et quelques secousses imprimées par les fils parcourus du feu bleu qui courrait le long de leurs parois lui donnait cette vie sacrée, volée, arrachée. Le pantin de bois me montra du doigt à son pantin de chaire et il me sourit comme le fit peu après son jouet aux cordons ombilicaux.

"Le Photographe" fut annoncé par la même flûte céleste, légère envolée d’oiseaux.

Aliz est en noir à présent, d’un noir léger, noir enfantin. Elle nous raconte, un Chrysanthème à la main, le triste et belle histoire du photographe Louis, de son coup de folie pour ces fées un jour rencontrées par son objectif de chaire. Immaculé tel l’agneau sacrificiel, Louis a un jour rencontré des fées et passera ses derniers jours à les rechercher. Da part les édifices de son urbanité, Louis arpentera vaille que vaille, en quête de cette impossible tribu, ce peuple ailé. Il finira tel les géants après la guerre contre les Dieux. Allongé sur le champs de bataille, Louis laisse fuser le sang de la vie, fleuve écarlate de vie sur lequel voguera les ailes du prodige, emporté, célébré. Et Aliz de pleurer, pleurer des larmes bleues comme les ciels éternels de printemps, les ciels à jamais perdus, chassés. La fleur tombe et le rideau se referme. la petite fille à mes côtés se met à pleurer et resserre son étreinte d’enfant. Sa petite tête se colle à mon bras. Je caresse sa longue chevelure d’or tout en lui soufflant les mots du réconfort, "Ne pas avoir peur"...........

Avec "Elora" accompagnée par une musique incantatoire, pleine du ressentir passé qui s’élève du sol, nous avons un nouveau chapitre de la grande marche des illusions perdues. Aliz singe la vie ou plutôt le regard magique que nous portons sur la vie, nos vies ou cette Grande Vie avec un grand V, comme la victoire, la volonté, la volition, le voir, la vérité, tous ces bonbons sirupeux avec lesquels nous enrobons notre quotidien et nos tentatives pour l’abolir, l’annuler dans son inéluctabilité. La scène tourne de nouveau sur elle et nous présente la devanture d’une immense maison, une de ces fermes africaines célébrées par le verbe nostalgique de Karen Blixen. Aliz est une adolescente encore pleine de ses illusions, robe fleurie non encore noircie par le noir neutre d’une éternelle attente sans objet, sans issue. Aliz chante pour elle même son secret. Elle a pour ami un félin, terrible et puissant, tueur et affectueux. Il y a dans les yeux d’Aliz des marées de lumières, des empires verts et des déserts sans noms où elle va avec son félin, chasser les chimères de son enfance encore jeune et fraîche. Aliz croit, oui elle a la foi. Et puis un jour tout s’éteignit et Aliz ne cru plus. Des constellations s’éteignirent sans qu’elle ne puisse savoir pourquoi, la colère peut-être avait fait son oeuvre, l’âge aidant, la société confirmant. Alors tout le décors sembla trembler sur ses bases, puis explosa en des milliers de copeaux de lumières qui vinrent éteindre leur fragrance sur les spectateurs. Ils se déposèrent, légers comme l’air, sur les corps, les suaires de l’assemblée silencieuse, pour y mourir.

A la place de cette ferme africaine il n’y avait plus que le salon froid et vide d’un quotidien comme tant d’autres. Aliz n’était plus qu’une de ces femmes enfants du monde sans plus guère d’illusion que de se contenter. A ses pieds, un chat qui lui ne s’étonna de rien, sage d’entre les sage. Alors des balançoires sur lesquelles étaient perchées des hordes de lutins allègres aux faces grotesques se mirent à parcourir de leur va et vient toute la scène au-dessus du drame de l’intime, de l’enfant devenu adulte, au-dessus de la magie de croire devenue chimère. Et ils entonnèrent sur des airs de vieille comptines que mon cerveau identifia au nom Amérique, la triste histoire de l’enfant Aliz et du roi fauve, de la tristesse de l’illusion et de la froide réalité. Violons, accordéons les accompagnaient en des plaintes mélancoliques et joyeuses à la fois. Car au fond ce n’était pas plus mal et bien comme ça.............

"Le Feu" est l’évocation de la rencontre, de cet autre qu’on attendait pas ou plus. C’est le conte de la rencontre entre deux archétypes. Aliz n’est plus humaine, mais l’a-t-elle déjà été ? Aliz veut périr, fatiguée probablement d’incarner sa sur-nature.

Ange aux ailes brisées par l’infortune de la vertu, elle se prépare un nid où finir, tel le feu sans plus de combustible. Charybde et Scylla, la rencontre entre la glace et le feu, réalise enfin. Un autre échoue en ce vaste jardin où Aliz avait décidé de fermer à jamais ses yeux de glace. "Bénou", "Ponike", "Phoinix", Aliz est ici le Phénix non encore christiannisé qui échappe à toute paternité ou maternité. Ange Pourpre aux ailes de feu tu es Phénicie, le rouge écarlate et le Palmier, ton perchoir sacré. Est-ce l’arbre qui a donné naissance à l’oiseau sacré ou bien l’oiseau qui a conféré à l’arbre qu’il a hanté sa légende invincible ? Aliz est la nymphe ailée, celle de la Grande année des Babyloniens. C’est qu’ Aliz est habitée par le Dieu Aton-Ra et ne se nourrit que de Manne et de rosée. Palingénésie du mythe dit "sans amour" Aliz s’en est revêtue avec justesse pour lui conférer cette féminité qui lui a tant manqué. Je la vois sur la scène, gracieuse et sensuelle, s’extasiant devant son Arioste, son soleil cruel, son Soleil qui peut également se faire destructeur par le feu mortel, l’attentat à la vie, l’arrachement au monde brutal de cet homme qu’Aliz a croisé sous le palmier sacré. A moins que tu ne sois cette Phénice de Chretien de Troyes, celle qui par sa renaissance devient Phénix. A moins encore qu’en te revêtant des oripeaux de Phénix tu ne t’aies du même coup revêtu des vers de Petrarque, femme aimée, Phénix, dans laquelle se consume le coeur du poète. Mais tu as trahis le thème de la célébration amoureuse par l’accord des contraires, et dans ta pièce tu te meurs de ton amant impassible, consumant ton soleil dans l’un de ces deux anges du soufisme du Dieu Allah. Tu as osé te faire désirante de l’autre et de fait signer ton bannissement du royaume de l’éternel. Tu es belle Aliz car tu as arraché le coeur du père pour y substituer la manne féconde des mères.
Phénix tu es mais ne veut plus demeurer, et dans l’impossibilité de partager le regard d’un amour avec l’un de ces deux anges questionneurs des morts, tu ne veux plus que te diluer dans les eaux du Nil. La fin d’Aliz est comme la fin d’un mythe et tu achèves bien la représentation par un embrasement général. Le feu bondit sur le public et pourtant nous ne brûlons pas. Les flammes me lèchent et pourtant j’exulte de joie. Aliz est morte, morte de son amour, mort d’un mythe amoureux d’un ange.........

Un autre tour et le manège scénique nous ouvre sur un champ presque aquatique, mi strident mi murmure. Aliz se met à chanter. elle a pour se faire un instrument fait d’os et de souvenirs, étrange artefact sur lequel ses mains pressent et font vibrer des cordes rosées, légères et tendues comme des fils de pêche. Aliz est de rouge vêtue, elle est à la fête, éthérée, presque transparente. Ses mots prennent leur envol comme des songes magiques. Il y est question des voyages d’Ulysse et des maléfices délicieux des sirènes, du plaisir qui nous entraîne comme ce pauvre Mantin qui un beau jour, une nuit pris dans ses bras les charmes de la chanteuse Lise et ne vécu plus que pour ce souvenir "Marin". le chant d’une sirène peut-il vous hanter ? nous assène Aliz, les sons monotones s’égarant de part les travées et coulisses perdues de la grande place silencieuse. Elle nous parle du plaisir de se laisser entraîner par les chants mélodieux des sirènes, de la possible communication de leur sort et de la perpétuation du miracle de la mort douce et glorieuse, pleine et aérienne. C’est là le chant irrésistible de "La mort danse encore" ou l’éternelle magie des chants enregistrés..........

"Louisa" s’ouvrit sur une immense bande de plage qui serpente le long d’une mer inconnue. C’est fou comme cela est réaliste, je sens les embruns, j’entends le cris d’immenses oiseaux aux plumages blancs. Louisa est Aliz et se déplace le long de cette plage où viennent mourir les vagues du temps qui coule, inlassable. Ses pas ne laissent pas de trace et ses murmures doux, cette chanson dont elle tente d’en trouver la trame secrète laisse des rumeurs d’or et de jaspe voleter dans l’air frais et humide comme autant de corolles parfumées, charriant avec elles toutes les anciennes histoires d’amour. Puis elle fait la rencontre d’un peintre. Seul, échoué, probablement aussi perdu qu’elle, il ne l’a pas vu. Louisa l’interrompt dans son acte créatif avec la grasse d’un oiseau. Puis, c’est le moment de l’échange et Louisa/Aliz fera avec cet homme le plus bel acte amoureux. Il lui donne les suites de sa chanson inachevée, elle l’accompagnant de sa mandoline, et il en résulte la satiété pour deux. Mais là où tout le public s’extasia c’est dans la fin bouleversante de cette histoire. Louisa disparue comme un enchantement, il en résulte un immense oiseau noir sur la toile du peintre. Oiseau qui accompagne les morts en leur dernière demeure, il a laissé sa trace chez les vivants et le souvenir d’un échange entre une âme morte et ce mortel un peu perdu.
L’enfant qui me serrait fort, perdue dans la marée de ses cheveux dorés, pleure et sourit, ses larmes produisant des traces dont la couleur est celle des pluies en leur déclin dans certains pays dont j’ai le fantôme du souvenir, quelque part niché dans les corridors obscurs de ma mémoire. Là-haut dans le ciel, des planètes, des astres se sont transformés, empruntant des formes mobiles, animales, spirituelles, l’art se faisant cosmologique.........
De l’assemblée où je me tenais avec mes deux compagnons involontaires, bondit le cris déchirant d’un curieux personnage qui s’exprima en une langue exotique, une langue qui évoquait pour moi des pays aux contrées bordées d’Oliviers. Je crois bien me souvenir qu’il descendit les larges marches des gradins de jade et qu’il éclata devant la scène en clamant quelque chose comme "quand y-a-t-il art ?" Il explosa littéralement pour ne plus former qu’un étrange édifice, une oeuvre d’art, contorsion de matériaux empruntés à tous les arts, mêlant peinture, ciment, verre, fer, et tout un amas decomposites plus ou moins déterminés.......

"Kill humanity unit" est un appelterrible,commeentonné par une corne de brume hurlantquelquepart,ailleurs.Alizse tient dans ce qui semble être un métro, fort ancien au regard des parois d’acier oxydées et des sièges fatigués au bois cassé.

Elle se tient face aux spectateurs, assise sur un siège, les autres occupés par des gens qui, parlant pourtant le même langage, ne se comprennent pas. Régulation, reforestation, arrêt de la vivisection, tous ces termes défilaient sur la scène comme des slogans d’un futur sans avenir, un présent sans la méditation sur la passé. Aliz nous parle alors du désespoir qui condamne à rejoindre un groupe pour empêcher cela, et de l’échec au bout, de la mort de soi préférable aux morts des autres. Elle poursuit ainsi son histoire universelle et la répétition universelle des mêmes erreurs, des mêmes massacres et génocides, viols et violences, tous ces écarts du juste monde où nous serions tous sensés vivre. Se battre, résister, c’est absurde, c’est comme combattre notre naturel inné à la destruction, au chaos. Alors à Aliz de nous parler du drame d’Amélie et de son frère Jean, de la diagonale du fou qui consiste à chercher une issue, même si rejoindre le groupe est rassurant. Aliz achève son récit et les lumières une à une s’éteignent et les personnes peuplant le wagon disparaissent. Aliz demeure seule, couchée en un wagon qui pour être débarrassé des différences individuelles ne s’enfonce pas moins vers le néant du groupement auquel elle croyait adhérer. Le groupe survivant à l’individu, l’aliénation inévitable du particulier devant l’idéologie du groupe. Aller jusqu’au bout pourtant, vaille que vaille........Mais est-ce le prix à payer pour l’engagement ? Me demandais-je soudain.......Au-dessus de la scène, là-haut dans le ciel, une planète s’éteignit, s’abîmant tel un vaisseau sans capitaine dans quelque mer abyssale et je ne pouvais rien faire d’autre que la regarder mourir.............

La jeune fille qui m’étreignait avec tant d’insistance et tant de frayeur avait fermé les yeux, ne voulant plus assister à cette aliénation théâtralisée, pendant que le gnome grimé en clown pleurait silencieusement en se disant tout bas, marmonnant comme pour lui-même "ça ira, pas de mal, Vechko va bien, il est aimé, il est heureux"...........

"La Feuille d’Olivier" s’ouvrit sur un chant fait de souffles et de soupirs, d’immenses arbres déployèrent leurs bras au ciel, semblant mener un combat contre les parois froides des bâtiments. Aliz se tenait là au coeur de ce monde dont le nom était forêt et psalmodia douloureusement, un peu comme ces oraisons funèbres qu’on prononce pour ceux qui manquent trop, ceux qui étaient tant indispensables que leur perte est irréparable. Alors entendez l’histoire de deux jeunes enfants ayant capturé une feuille portant l’esprit d’une Dryade. En arrachant le prodige à sa prison deux jeunes enfants apporteront un temps l’idée d’un miracle, le parfum d’une aurore glorieuse. Aliz joint les mains en une immense prière et le froissement de ses vêtements aux textures végétales sèment comme une semence sous ses pas, faisant éclore pléthore de fleurs et plantes, être vivants respirant sur d’autres algorithmes que les nôtres. Aliz nous raconte ce miracle pris pour une erreur, presque un maléfice, un écart que le fin de l’histoire résout comme dans toute bonne société ayant définitivement rompu les liens et ponts la reliant encore au sol originaire et à ses premiers habitants amoureux de la mère. Le miracle eut lieu mais la bonne parole fut étouffée. On fit taire les cris et les effusions de joie, telles les armes des nazis les artistes voulant clamer l’éternité de l’art malgré le sang, malgré la mort automatisée et formatée, malgré le goût amer de la nostalgie.
Alor Aliz sembla ouvrir l’antre de ses ailes et se fit feuille, plus légère que l’air, douce et éphémère. Aliz rentrait dans la vie, dans la forêt, gagnant le silence sacré, l’anonyme mérité de ceux qui ont gagné leur liberté........

"Les Lavandières" nous montra une taverne, un lieu de rêve où un couple explore les fantômes consacrés de cette Brocéliande mythique dormant autant en dehors du monde qu’elle était à jamais vivante dans les yeux de la jeune femme-enfant. Ils se mettent à écouter, tels des enfants, le dit d’un autre Merlin, un conteur au gris manteau. Or, il nous est dit que jadis un homme de fort modeste tenue physique, un humble chercheur et écrivain, su terrasser les terribles "Lavandières" qui avaient déjà écorché deux personnes. Les Lavandières, se mit à nous conter Aliz surgit d’un recoin sombre de cette taverne, sont ces autres dames blanches, d’affreuses sorcières, des harpies qui, sous prétexte de demander de l’aide à quelque étranger pour son linge à laver, tranchent, arrachent, coupent, chair et boyaux. Mais le drame annoncé ne se produit pas, et ce bon Tartarin voulant terrasser les dames au linge pesant, s’en fut avec une arme pour le moins détonnante sur les panoplies classiques. Aliz, qui avait commencé cette pièce de façon très sombre, l’acheva par une brusque accélération de la musique. La fête et la farce prirent possession de la trame et nous nous mîmes tous à rire à gorge déployée. "Ainsi fut bien achevée la fable à la belle moralité, et si nous avons gagné à vous amuser, alors Pug en sera ravi, c’est gagné". Aliz, fit une belle courbette et le noir se fit sur des ballades et musiques enlevées, musiques des sphères qui chevauchent sur les plus pesantes déterminations du destin. La jeune enfant porta son regard figé sur moi et me fit le plus beau des sourires. Vechko, c’était son nom, riait aux éclats en applaudissant à tout rompre. Ce fut le succès du rire et de la farce sur les noires stances précédemment contées.......

Quand "Vestiges d’une fourmilière" fut annoncé par la flûte sacrée de Pan, un trouble parcouru le public, comme si à l’évocation de ce morceau théâtral d’anciens fantômes resurgissaient à la faveur du drame conté. Aliz était de blanc, et au milieu de sa longue chevelure de jais perçait le blanc électrique d’une mèche blanche. Elle se dressait au milieu de décombres de ce qui fut probablement une ancienne cité fortement peuplée. Elle chanta, chanta et oublia le monde, chanta pour raconter cette histoire du fantôme qui ne put sauver la vie qu’il avait quitté.
Chassé d’une pyramide de verre enfermant comme un bocal une vaste bibliothèque, un esprit avait décidé de traverser monts et vallées, mers et contrées pour gagner d’autres édifices de bétons et de fer, libre d’ hanter, libre d’exister à côté des autres qui son demeurés vivants, alors que lui demeurait dans la trame de de la vie qu’il ne voulait pas oublier. C’est qu’il est attachant ce fantôme nous chante Aliz, faisant de sa voix un requiem pour les défunts trop tôt disparus. Il les aime, même si c’est pour les perturber, même si c’est pour mieux les faire trembler ou les faire hésiter. Mais ces gens là ont le pire des remèdes, ils ne croient pas en lui. Alors, à quoi bon..... Mais un jour, à la faveur d’une panne d’ascenseur, il se rend compte, ce fantôme, qu’une jeune secrétaire au regard d’enfant sait qu’il est là. Comblé par cette attention à son égard, notre fantôme se fera esprit de bonté, veillant aux petits soins de sa nouvelle égérie. Mais advint ce qu’il ne devait pas arriver, fléchissement des calculs de probabilités de notre fantôme. Un oiseau de métal, un énorme boum, puis un oiseau de feu ayant fait son nid sur le béton maculé du sang des hommes. Jamie est morte et notre fantôme de ne plus désirer que de mourir une seconde fois, accompagner sa tendre Jamie en annulant son corps d’ectoplasme futile et risible, gagner la terre, se faire cendre pour se mêler aux cendres de ceux qui y demeureraient à jamais. Silence total, tristesse, recueillement, nul ne soufflait mot, nul ne bougeait. Toute le monde pleurait et je ne pouvais que faire de même, moi le rejeté, moi le solitaire sans mémoire, moi l’accusé sans être coupable, moi la flèche dont on voulut faire l’étendard.

Des volutes de cendres balayaient le sol, vrillaient dans l’air, apportant à la nuit nue un fragile et fugace manteau de toile grise.........Je me dis alors que je devais probablement l’aimer, mais je ne savais pas son nom. L’idée m’en était simplement revenue. Je ne connaissais plus son nom mais je l’aimais. Et devant ce nouveau mystère je serrais un peu plus fort la petite main dans ma grande pince, j’avais besoin de tenir quelque chose qui me rappelait le saint nom de l’innocence.....

"71, Avenue de la République" dressait un décors fait d’arbres et d’asphalte, ou plutôt de dame nature faite asphalte, en cela que tout semblait réalisé à partir d’arbres, plantes, feuilles, un tout qui était allié avec d’étranges technologies où les gens se parlent à travers des écrans, se déplacent en "aquabus" et ont des goûts marqués pour l’esthétique. Aliz incarne une jeune créatrice de mode, Luna, qui par un concours de circonstances va connaître de bien étrange démêlées avec le temps. La scène respirait telle un immense poumon végétal, tout en acceptant dans ses ramures secrètes la sève d’un modernisme fait de pixels, clonage et architectures. Aliz était fort belle, inventant, créant, s’amusant sur des musiques rythmiques saccadées à engendrer la robe qui décrocherai le coeur et la bourse du riche annonceur. Au bout, la question est de savoir qui du créateur original ou de Luna est le véritable auteur de l’oeuvre. Car remonter le temps peut ouvrir à certains paradoxes vertigineux..........
J’entendis des noms comme Paco Rabanne ou l’anagramme de Coco Chanel, et les miasmes de souvenirs qui erraient dans ma tête lourde ne purent malheureusement pas y faire relation avec mon propre passé mémoriel, mais tissaient d’étranges concordances syntaxiques avec des images qui se nommaient élégance, beauté, démarche, pont esthétique jeté par-dessus le commun.......

La scène se fige, Aliz parait une dernière fois, une fleur aux pétales rouge sang entre les dents, son trophée de panthère noire, et fixe une dernière fois les gradins comblés. Nous restons tous là, figés, encore et toujours, puis un à un, les spectateurs se lèvent pour applaudir cette merveilleuse artiste à la robe rouge sombre, lit de vin, si droite dans ses bottes, évoquant quelque ancienne divinité païenne, ou statue cachée en quelque jardin perdu en quelque carrefour entre espace et temps. Elle se courbe alors, superbe dans ses fines formes et son port de duchesse déchue, puis c’est le noir total. Rien d’autre pour me repérer que cette petite main que je n’avais eu de cesse de tenir comme un croyant au livre sacré de sa religion. Puis, doucement, comme une aube grise d’un automne de givre, aux odeurs froides et sauvages, bondissant au nez comme la lame d’une fine épée pointée sur un dos nu, les décors s’éstompent, le réel se dilate. La scène a disparu, les gradins également.
Mais ce qui fit le plus de peine, le mal immense qui ouvrit mon coeur pour en répandre son hymen, c’est de me rendre compte que j’étais seul, seul au monde. Plus de petite main dans ma bonne grosse main, ni de nain tressautant à mes côtés. Je pousse un bref cris de douleur puis m’écroule sur le sol froid, glacé par le battement de cils de l’automne sommeillant gagné par la lente ascension des doigts blancs de l’hiver.

Une main finement ciselée, une main douce et légère se pose comme une feuille sur mon épaule lasse. Je tourne mon visage triste éclaboussé de la neige de ma crinière de jeune vieillard et lève mes yeux un peu perdu vers.... Aliz. Elle était là, toute souriante, comme on sourit à un enfant qui a perdu ses parents, les délicates boucles noires de sa chevelure dessinant à merveille l’ovale de son visage pour en faire un portrait de peintre. "Pistis Sophia" elle en était l’image symbolique, et le miroir sacré.

Puis ce fut tout, elle s’effaça comme un mirage, trop beau pour être vrai, m’abandonna en cette place déserte, si pleine de rien, si vide de tout, comme ça..........
Je devais pourtant me lever, me lever sans tenter de trop comprendre ces fantômes qui avaient un temps accepté ce mort-vivant que j’étais. Je traversai à grandes enjambées la place pour me porter vers l’autre volée d’immenses escaliers qui descendaient, droits comme une règle, jusqu’en bas d’une ruelle éclairée par l’oeil triste d’un énième réverbère. Rapidement, je dévalais les larges escaliers qui semblaient avoir été taillés pour des géants et empruntais la première rue , courant, me perdant, oubliant la douleur de la séparation.............

Alors, arrivé à ce tournant de tous mes tourments, c’est là que je vis les visages, ces faces énormes, énigmatiques et blanches qui se découpaient sur les écrans noirs des murs, s’étalant le long des dizaines de rues vêtues de gris et de noir, telles des sculptures cyclopéennes taillées à partir d’excroissances que les murs auraient vomis pris dans le jeu de quelque cauchemar et quelque volition de vie. Je les vis émerger brusquement des murs saturés de nuit, masques blanchâtres crevant la nuit sacré, rompant le silence millénaire, visages à la musique lumineuse et questionnante. J’étais comme un enfant devant l’écran de ses rêves transpercés par les plages hostiles de quelques cauchemars, écoutant les échos des voix anciennes chassées des bouches immobiles de visages figés ou animés brusquement des pires expressions de faciès appelant la haine, la vengeance, l’amertume, le remords ou l’espoir. Je poursuivais ma course folle, Pierrot à la recherche d’autres signes de cette Colombine de ténèbres, guettant les signes, les messages sur ces visages qui par intermittence surgissaient des ténèbres lentes. Comme ils paraissaient étranges ces visages de père Noël tristes. Ils chuchotaient ou hurlaient, pleuraient ou riaient aux éclats, sans cohérence réelle, leurs questions ou discours inactuels semblant appartenir à d’autres dimensions de la rhétorique secrète. Ils parlaient et j’acquiesçais. Ils interrogeaient et je répondais.
"Il sait"
"Non, il ne sait pas"
"Qui es tu ?"
"Par là"
"Non, par ici"
"Je vais te tuer" articula violemment un autre visage crevant l’écran noir avec des expressions terribles et grotesques que son faciès mou comme du caoutchouc singeait en des torsions inhumaines exagérées.

"Réponds à mon énigme, je t’en supplie, réponds.." articulait comme supplique une face boursouflé qui transpirait la peur. Elle, semblait surnager sur un océan de ténèbres à la recherche d’une main amie et ne jamais trouver en réponse que des silences sans noms. Il avait le regard d’un clown en train de se noyer, sourire bariolé de rouge effacé, déformé par ses larmes de sels et les embruns sécrétés, crachés par les pores de quelques mers inconnues.
"Où allez vous comme ça avec tant d’entrain ??? " me supputait un peu plus loin doucement une autre face blanche et pleine de rondeurs, comme une meringue. Elle avait une regard de patriarche emprunt d’une sagesse ancienne et bienfaitrice.

"Je t’aime, le sais-tu ? Je t’ai toujours aimé" , psalmodia un autre visage au coin d’une autre rue. Elles avait des traits plus féminins et ce regard doux des premiers amours, ceux qu’on n’oublie pas sitôt l’adolescence passée. Elle avait cet air si familier, cette correspondance immédiate au visage aimé qui me toucha si fort que mon coeur s’emballa, battant comme aux premiers jours de ma vie.
Les questions, admonestations et interpellations se succédaient et je ne parvenais pas à donner toutes les réponses.
Quoi ? Je ne....
Non je ne sais pas...
Mais je n’en sais rien....
Qui êtes vous ???
Où suis-je ????
OUI.....
NON, vous n’allez pas mourir, non.......
Laissez moi, je ne veux plus vous entendre......Laissez moiiiiiiiiiiiiiiiiii
Et je courus, je courus aussi vite que je le pu de par les rues grises que fouettaient les lumières fausses des réverbères croulants, moines encapuchonnés. Mes pas et le sillage de mon manteau de pèlerin des ténèbres emportaient les rumeurs poussiéreuses des étreintes passées, dans les rues, dans les repères emmurés, les morts oubliés, les assassinés, les suicidés et les oubliés, meute silencieuse dont les doigts aux griffes cassées s’accrochaient, avec la vaillance et la foi des abandonnés aux semelles fatiguées de ce sauveur perdu que j’incarnais. Je courais pour les oublier, pour ne plus voir leurs faces monstrueuses et gigantesques qui auraient pu d’un claquement me gober telle la souris. Je courus, mes pas emportant mon désespoir et cette terreur d’enfant aux prises avec ses pires cauchemars. La cacophonie éclataient de toutes les faces et leurs logorrhées verbales venaient s’écraser sur les murs nus de vieilles pierres qui leur faisaient face, murailles futiles et usées. Sur la droite, les faces blêmes, et de l’autre côté la même ligne monotone, le même mur triste et froid dont je pouvais deviner les venelles qui découpaient géométriquement les briques effritées. Soudain j’arrivai au bout d’une rue qui semblait s’évaser en une vaste place, une rotonde déserte et silencieuse. Enfin un havre de paix, me dis-je, en allongeant mes foulées de géant. Les cris et chuchotement s’éloignaient peu à peu de moi, bientôt ils ne seraient plus qu’une rumeur, un souvenir vite oublié, espérais-je, le coeur en peine et les yeux pareils à la symphonie secrète des fontaines. J’arrivais au bout de cette rue qui m’avais parue interminable. Je débouchais, exténué, sur cette place qui fut peut-être une rotonde, un axe de circulation jadis, comme semblait me le souffler deux anciennes avenues qui gisaient, écroulées, aux deux bouts opposés, ne laissant plus qu’amas confus de briques et de métal, entremêlées en d’étranges contorsions, parodies amoureuses d’orgies urbaines. A bout se souffle et sachant à présent la clameur des faces blêmes fort lointaine, je décidais de m’adosser à un mur au relief arrondi où jadis avait peut-être trôné une statue. Baissant la tête, l’enserrant dans mes mains qui sécrétaient une étrange lumière argentée, je tentais de reprendre mes esprits, plongeant mes mains dans la constellation de cheveux plus tout à fait de poils, pas encore liquide, soie aux contours changeants, masse dont les sinuosités gravaient de curieuses figures aqueuses telles les vagues folles de la mer en sa danse folle quand elle se voit battue par son amant, la tempête. Assis à présent sur le sol froid, soutenu par un mur étrangement chaud, je pu relever ma tête et mes orbites affolés purent contempler la place circulaire dont il semblait manquer un bout. Elle devait avoir été croqué par quelque Léviathan, le contour dentelé de son corps meurtri saignant une poussière ocre, soyeuse comme les sables les plus purs qui semblaient s’en écouler comme la vie d’une artère tranchée en sa fonction. A la place, le vide, le vide immense que contemplait l’horizon. Ourdissant quelque plans imaginaire et complexe pour ma sauvegarde en ce monde, je ne me rendis compte de rien quand les brumes opaques du sommeil m’emprisonnèrent dans leurs liens aériens pour me convier à un séjour dans leurs limbes sans début ni fin. Une autre nuit emplit mon être tout entier, par la bouche, les orbites, par chaque pore, charriant ses chants lents et graves, psalmodies entrecoupées de silences. Je tombais comme un enfant perdu en la nuit ancienne et sacrée. Je tombais et m’oubliais, la cité offrant pour un temps un berceau pour ma tristesse silencieuse. Elle me regardait, je le sais, en ce moment où mon corps se relâchait, déconnectant d’avec la pile secrète qui lie la présence au monde. Elle me regardait, suspendue, telle une veuve solitaire, jouant avec le nacre sacré de ses ongles sur les pensées de mon passage à la mort fugace, la toile de ses cheveux noirs comme corbeau en hiver descendant les murs anciens à la recherche de cette fragilité que j’abandonnais au monde étrange qui m’avait capturé dans son filet. Aliz souriait, impertinente et superbe, terrible et éternelle. Et je ne le savais pourquoi, je comprenais, tout comme on comprend toujours ce qui est inaccessible au langage direct articulé. Un rire accompagna ma chute dans les puits sans fonds aux contours incertains, ces puits qui sont également ces incompréhensibles gouffres qui débouchent toujours en leur commencement. Est-ce cela l’éternel retour du même ? m’exclamais-je, abruti par la grimace stupide du dormeur voulant rester éveillé.

Et la cité ferma ses yeux de pierre et recouvrit de ses ailes sombres sa nudité exposée, comme les draps doublés de laine des couvertures sur les enfants blottis, cachés dans l’église de leur religion secrète, comme les corps des amants, Minotaures sur les vierges condamnées, comme les semences égarées dans les entrailles chaudes affolées, comme la neige froide sur le sol chaud. Le sommeil est une idée et sa durée un artifice.

Le Vénérable chevelu à vapeur

Deux coups de poings au niveau du coeur, deux impacts nets imprimés par le réveil et ce retour au monde de nuit, à Artland, baptisé ainsi par ma folle incertitude de n’être pas à ce monde comme à n’importe quel autre d’ailleurs. Le soubresaut qui manifeste le retour à l’être là, à ce supposé constant, à ce "pensé exister", tout ce choc virulent fut imprimé sur mon coeur, comme aurait pu le faire un chirurgien sur un patient quittant trop tôt et trop soudainement la vie. Les corolles fatiguées et rondes de mes yeux hébétés ouvrirent leurs rideaux fatigués sur ce monde qui m’avait arraché à un autre monde, comme un voleur. Après avoir dormi ce que je pensais être une éternité silencieuse, je retrouvais la nuit solennelle. Mais je m’interrogeais alors, l’espace d’un souffle, d’un mouvement, sur cette brusque comparaison que je venais de faire entre nuit et jour, ce concept absent de ce monde dont le coeur avait la lenteur d’un objet déclinant sa chute dans l’eau.
Je me levais, le coeur à la traîne, et me rendis compte, arrivé à ce moment de mon errance, que je ne savais pas vraiment quoi faire.
Deux silhouettes que je pris pour des fantômes apparurent comme par magie à mes côtés. Je reconnus le nain Vichko et la jeune enfant. Vichko me dit qu’ils étaient en d’autres plans et qu’ils n’avaient pu me suivre de suite, et l’enfant à la chevelure blonde qui descendait de derrière son large dos rond de tortue me sourit tout simplement tout en reprenant ma main dans sa petite pince.

Où suis-je ? fut certainement la première chose que je pu dire enfin à quelqu’un de sensé en ce monde, du moins l’espérai-je.
Tu es en Artland, répliqua tout de bon Vichko, et tu as à faire un voyage. Aliz t’a choisit, tu ne le sais pas ????

Il se mit encore une fois de plus à rire comme un petit fou, agitant tous ses membres et cabriolant avec beaucoup de souplesse tout en gardant bien en ceinture cette lame froide comme la glace, ce couteau de boucher avec lequel il devait avoir beaucoup tué, répandant sang et sueur avec la patience d’un moine bénédictin.
Me choisir pour quoi, qui était-elle d’ailleurs ? Déesse ? Gourou ? Reine ? Impératrice ? Rien de toute cela, j’en étais certain à présent. J’étais en train de tenter de donner sens à ce qui m’arrivait, me battant encore une fois pour rassembler mes bribes de souvenirs, quand j’entendis dans le lointain le bruit sourd d’une corne de brume, un son étouffé, lourd, puis des bruits mêlant fracas de pierrailles et souffles de soupapes et pistons gigantesques.
Là où le sol semblait avoir été aspiré, mangé, arraché par quelque gueule tératologique, je vis peu à peu se profiler la proue énorme d’un bateau dont les mâts filandreux se noyaient dans la poix des cieux, chevelure griffant la purée noire, palpable. Le plus hallucinant pour un homme normal c’était de se rendre compte que ce navire voguait non pas sur de l’eau mais sur une marée faite de poussière, du sable ocre des bâtiment effondrés, écroulés, des décombres faits de voitures, camions, bus, toute une mer des sargasse faite d’un cimetière"d’urbanités abandonnées", touchées par la peste métallique, le néant. Sa coque glissait, écrasant, fourrageant de sa puissance la lande emmêlée d’épaves pour finir par faire escale au bord de ce port improvisé.
La coque était rongée par les rousseurs de l’oxydation mais il se dégageait de l’ensemble une impression de puissance qui m’oppressait.
A ce moment là, la jeune fille, qui n’avait pas prononcé un mot, sauta dans mes bras avec la légèreté d’une nymphe. Elle me fit un baiser mouillé sur le coin des lèvres, sans obscénité, avec la sincérité et la tendresse d’une enfant ayant retrouvé le sourire de son innocence.

"N’aies pas peur, je serai toujours là avec toi"

Sa voix était cristal, ses petites mains réconfort, et cela ramena un peu de paix dans mon coeur.

"Viens"

Elle me prit par la main et me tira, impatiente, et je la suivis vers l’embarcadère figuré par le promontoire rocheux formé par une main de statue gigantesque qui semblait, vue sa taille, être tombée de très haut.
Vichko nous suivit avec la confiance d’un pèlerin, tenant sous le bras la petite boîte noire de la jeune enfant qui ne devait avoir que 12 ans. Avant d’emprunter la passerelle, Vichko me tendit un petit morceau froid d’un miroir et me dit de regarder. Je découvrit sur sa surface mon visage fatigué mais moins angoissé, et, incroyable, une larme d’un bleu de prusse imprimée juste en-dessous de mon oeil gauche.
"Aliz t’a choisi pour accomplir un de ses rêves"

Vichko avait changé de timbre de voix, une voix qui se fit rêveuse, songeuse, comme un mystique ayant soudain la "visitation" d’une sainte divinité. Ses yeux bleus étaient ouverts en grand, tel l’enfant devant le plus beau des jouets, et ses lèvres épaisses légèrement entre-ouvertes accentuaient encore plus son air admiratif et béat.
Nous grimpâmes en hâte l’étroite passerelle de métal noircie et poisseuse et pénétrâmes dans le corps chaud du navire gémissant. Une dernière bourrasque de vent ocre fouetta la chevelure de la jeune fille que je portais dans les bras avec la tendresse d’un père, et nous ne vîmes plus la lumière noire de ce monde. La nef de géant s’ébroua, gémissant sous le coup fantomatique du gouvernail et reprit la haute mer de décombres. Un nom figurait encore sur sa coque. D’un vert délavé il indiquait de façon maladive "Mary Céleste".
Loin en bas, parmi les ruines, sous le portique figuré par le diamètre d’un temple effondré sur ses bases, une silhouette demeurait à l’ombre des grands ifs de pierrailles effritées par les râles du temps. La main appliquée contre un mur, une autre portée à sa bouche finement ciselée, elle pleurait, silencieuse statue. Aliz pleurait son espoir retrouvé.
Et bien plus haut, dans le ciel que buvait la terre déchiquetée de ce monde, une planète se ralluma comme la flamme timide mais victorieuse d’une bougie..................

Emmanuel Collot, Aix-en-provence, le 13 Décembre 2004
Tous droits réservés.



Mis en ligne par Emmanuel Collot


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