Collection Epopée
Rome, au temps des esclaves. L’Italie lors de la suprématie d’un empire qui soudain se met à trembler. Simple mouvement de révolte au départ, voilà que c’est une véritable révolution qui est en cours. Kléon l’eunuque, Elpinice, les noms s’enchaînent comme autant de héros et héroïnes à une grande histoire. Les esclaves ont décidé de rompre leurs chaines, les gladiateurs leur servir de troupe montée, le tout formant une armée pour partir à la conquête de leur véritable liberté. A leur tête, un seul chef. Dans leurs ouïes un seul nom : Spartacus. Ainsi commence une odyssée furieuse, barbare, une mélopée sonnant la fin d’un empire, tandis que la croix jette son ombre sur ceux qui ont tenté de fomenter cette impossible envie de renverser le pouvoir. Ainsi se grave l’histoire terrible et belle de Spartacus, roi des gladiateurs et rebelle à la dominance, jusqu’à l’anéantissement, sous la forme de six mille ombres en forme de croix le long de la voie Apienne. Mais la liberté, elle, a déjà transpiré. Spartacus a bel et bien gagné…
Bien loin de remplir des pages avec une histoire au rythme affadi par le consumérisme naissant de son époque où les livres eux-mêmes commençaient à être pris du syndrome de l’efficacité accumulative des mots au détriment du style, la narration de James Leslie Mitchell (1901-1935) s’exécute telle une frise de faits se succédant avec la souplesse méthodique d’un conte noir. Un limon limpide au départ, et qui au fil des pages bouillonne, prend feu, engendre d’une furie pour finir dans une plainte muette et collective de chairs qu’on perce. Non content de nous conter une histoire, Mitchell nous raconte un cri universel qui bien que noyé dans les éons d’un temps indifférent fait retentir les cloches d’un mouvement qui se fait force. Cette beauté latine tellement cinétique. Dès lors, ce palimpseste barbare se verra animé d’une aura double. Celle des esclaves de tous les temps, de toutes les époques et de toutes les couleurs brandissant le poing fermé ou le fer mouillé. Celle enfin de tous ces pauvres paysans qui des îles anglaises au grand continent américain feront entendre leur lutte acharnée contre le manque de moyens, d’argent, de considération enfin. Pour pousser cette solidarité presque communale, pour ne pas dire communiste, jusqu’aux confins d’un univers lui-même en changement. L’essore du patronat tout puissant, la nouvelle donne économique, le consumérisme, l’automatisation, la condition enfin de ces « gagnes-petits », « ces sans-dents », tout est mobilisé par la lecture que fit sans doute l’auteur d’un révolutionnaire de gauche comme H.G. Wells (1866-1946), lui-même héritier d’un William Morris (1834-1896). Mitchell est d’ailleurs à l’image même de son roman, il est un révolté, un hurleur, un damné de la terre aussi. Et son verbe magnifique l’illumine comme le brasero d’un noctambule perdu dans le chaos d’un monde sans douceur. Traduction chaotique, poésie mélodique constituent la matière de ce livre rédigé aux antipodes du récit classique. Comme si Mitchell nous faisait la traduction d’une vieille œuvre épique latine en reproduisant l’élan linguistique qui l’avait porté en des temps immémoriaux. Cette manière d’écrire unique confère à l’ensemble la tonalité d’une boucherie barbare propulsée par un essaim de volitions individuelles qui toutes mises ensembles, morcelées, déchue, vaincues, mordues, nous enchantent et nous mobilisent dans la même folie verbale. Et par-delà le tumulte des aciers qui se brisent et des corps qu’on agrafe sur des croix, domine à jamais le géant Spartacus. Car comme Mitchell durant sa trop courte vie, Spartacus est un révolté, un tueur, un donneur de vie enfin, cette ultime fonction christique qui dépasse son essence pour marquer une espèce d’inconscient collectif. Mais que de savoir, sentir, lire cette force qui coule presque des mots nous conduit à une sorte de respect devant cet animal moderne. Cet homme ayant vaincu aussi l’utopie d’Huxley pour, taillant dans la frise libérale de ce dernier, y faire surgir ce geyser de violence, avec au bout cette impossible idée de justice de l’esclave. Un esclave dans lequel se reconnaîtront même les urbains de notre temps face aux esclavagistes modernes. Et toujours ce cri de la révolte qui poursuit son onde magique, presque tellurique. Si bien que ce livre, publié en 1933, outre son adaptation fiévreuse par Stanley Kubrick (1960), a donné naissance à tout ce cinéma des révoltés. Ce cinéma qui de « Braveheart » à « Troie », en passant par « Gladiator » et tant d’autres a généré d’une imagerie de la rupture, de la confrontation, de cette fractale nécessaire à ces dictatures si bien rendues par ce cinéma qui hurle à son tour, certes pour nous divertir mais aussi pour nous rappeler un chose essentielle : du réel au théâtre, puis au cinéma ce cri là a toujours existé. Et il est toujours prêt à bondir à nouveau dans nos bouches pour nous apprendre à ne jamais ployer l’échine. Pour cela, et pour un millier d’autres choses que chacun apportera en pensant les trouver dans le fil de ces mots superbes, « Spartacus » est à relire et à méditer, longuement. Encore un excellent choix éditorial de Thierry Fraysse, maître d’œuvre de ces incroyables éditions Callidor.
Spartacus, James Leslie Mitchell, traduit de l’anglais (Ecosse) par Frédéric Collemare, 350 pages, 21 Euros.
Emmanuel Collot