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  Sommaire - Livres -  M - R -  Ilve La Blonde
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"Ilve La Blonde "
Lucile Négel

Editeur :
La Clef D’Argent
 

"Ilve La Blonde "
Lucile Négel



Collection KhRhOnyk

Ilve la Blonde est à elle seule une énigme. Est-elle une déesse ou bien l’une de ces prêtresses dans la confidence de ces dernières, chargée d’accompagner la fatale destinée d’un monde dominé par les hommes ? On hésitera presque immédiatement quand on croisera son regard. Surtout ces hommes qui lui cèderont leur virilité tout comme leur confiance. Une confiance presque aveugle. Tout juste sait-on d’elle qu’un beau jour elle débarqua à la tête d’une armée de nordiques dans une cité à peine gagnée au christianisme et immédiatement outragée par ces terribles hommes du nord aussi féroces que les monstruosités montées en effigies à la proue de leurs navires ; à peine sortie de l’adolescence, Ilve ne sera pas seulement un danger pour les peuplades conquises la redoutant comme le diable en personne mais également un malheur pour son propre peuple. Car Ilve est belle, horriblement belle, nubile, blonde, des yeux immenses d’un bleu grisâtre. Tous ceux qui lui cèdent accomplissent malgré eux des malédictions, des crimes, des rixes injustes, des massacres. Aussi, quand elle parviendra enfin à son but, à savoir devenir la maîtresse de la cité de Zlatov, Ilve change. Elle se fait devineresse, prophète. Illve se fond peu à peu à l’histoire d’un monde dont les animaux jusqu’à la géographie semblent l’accompagner dans un dessein secret. Et toujours les hommes tombent, défaillent, errent. Et toujours Ilve installe un peu plus son règne secret et définitif, jusqu’à se confondre avec un mythe. Alors, cette chronique à plusieurs personnes se mue soudainement en une fresque sacrée où ce ne serait plus l’homme qui dominerait mais cette adolescente-entité, cette démone qui pourtant gagne toujours dans un univers qu’on pensait soumis aux hommes. Varlaam le moine, Arguérove le barde, Mertourim le nomade. Tous raconteront l’histoire de cette blonde fatale, ce démon fait femme, que ce soit dans la défiance, la fascination ou cet amour trouble qui les prend tous. Jusqu’à faire vaciller le vrai dieu lui-même, et son plus fidèle serviteur pris lui aussi dans les charmes d’Ilve la Blonde, ange et démon parce qu’on ne peut que l’aimer et perdre, source d’éternité enfin aussi pour le solitaire, fatalement….
Par une nuit claire, une étoile filante traversa soudain le ciel de la littérature. Et son nom était Lucile Négel (1946-2006). Brillante anthologiste, éditrice (les excellentes éditions de l’Agly) mais aussi maître d’œuvre du très réputé magazine « Martobre », on peut dire que cette dame discrète et entière oeuvra beaucoup pour le genre. Mais cette avec cet incroyable « Ilve La Blonde » qu’elle marquera définitivement les esprits et le genre. Surfant lointainement sur les plates bandes d’un Nabokov et son « Lolita », mais toujours sous cet arc narratif rappelant subtilement celle de Pouchkine, Lucile Négrel nous brosse le portrait saisissant de l’une de ces femmes maléfiques. Ou disons, qu’elle nous fait le subterfuge de ce genre dans la volonté peut-être secrète de faire sortir cette femme du moyen-âge des ornières dans lesquelles le patriarcat l’avait définitivement englué. En des actes qui bien entendu feraient passer un mâle pour un conquérant et une femme une dangereuse divergente bonne pour le bucher. Conté sur le ton de chroniques à plusieurs personnes, nous avons là un rare portrait à caractère hagiographique des diverses étapes qu’accomplira une femme pour se hisser dans un monde bien particulier puisqu’il s’agit du monde des hommes. De son arrivée avec les invasions nordiques à son apogée en passant par les diverses tactiques pour évincer le moindre adversaire ou opposant, Lucile nous dresse le portrait sans concession de l’une de ces figures du mal assez rares dans l’histoire humaine pour qu’on aime à la caricaturer. Ici, la plume agile et incisive de l’auteur nous entraîne jusqu’à un paroxysme absolu du genre. Puisque, bien loin il semblerait que c’est tout un univers de sens qui se voit bouleversé par un séisme : l’accession à une altérité. La femme sort de sa cuisine, des geôles où on la viole et des meurtres où on la perce et égorge. Et en lui faisant gagner le ciel des idées de ces « fils de dieu », voilà que Lucile Négrel accompli une ultime prouesse littéraire. Puisque contraint, puis séduit et enfin vaincu, cet ultime moineau de dieu finira par l’accepter dans ses pensées, en tant qu’instance en puissance à égalité avec son dieu mâle. Et c’est à ce moment là, une fois le livre refermé, qu’on est bizarrement pris de l’étrange impression d’avoir lu un très grand texte. Manifeste ? Situationnisme sur la femme moderne ? Leçon de choses ? On hésite tant la plume échappe à nos tentatives, tant l’onirisme de la fin nous questionne intimement sur un univers clos qu’on pensait inaliénable, et qui se voit soudain bouleversé peut-être pour nous montrer combien il est question non pas de valeurs auxquelles cette femme dérogerait, mais bien la stigmatisation perpétuelle dans laquelle la misogynie masculine l’avait enfermé. Tentatrice, corruptrice, copulatrice, voire esclave, tous ces lieux communs et ces faux semblants faciles dans lesquels l’ont enfermé l’ensemble des civilisations et religions. Et le fait qu’elle soit trop jeune pour ça nous met soudain le doigt sur ce que nous sommes, nous, hommes. Et sur ce que nous leur déléguons en termes de « Mal » et sur ce que nous leur demandons à jamais d’expier symboliquement. En lui faisant gagner la sphère du mythe, l’auteur nous la rend soudain au réel, à la sphère économico-politique. Femme-enfant devenue à la fois objet et sujet. Et forcément supérieure dans le mal. Surtout sur la quantification maléfique que l’homme lui a jadis attribuée. Ici, les chaînes semblent s’être brisées. Non pas pour sonner le glas du monde des hommes et castrer ces derniers. Mais bien pour signifier cette altérité gagnée sur le patriarcat et qui se paiera cher. Quand dans « Les mystères d’Udolphe » d’Ann Radliffe ce même sujet féminin jeté nu dans le monde rendu à ses manifestations les plus secrètes et perverses prenait conscience de sa vulnérabilité mais aussi de son manque d’autonomie. Manifeste anachronique sera-t-on tenté de dire alors. Puisque cette prise de pouvoir dissimule également le symptôme d’un changement chez cette femme en manque d’identité. Un prélude à cet obscurantisme qui allait sous peu s’abattre sur la femme, les sorcières, et ce nouveau monde sexué…

Ilve La Blonde, Lucile Négel, Collection KhRhOnyk, La Clef D’Argent, Couverture par Fernando Goncalvès-Félix, 187 pages, 12 Euros.

Emmanuel Collot





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