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Il est étonnant de constater que ce qui aurait pu paraître pour un pur récit théâtral pour enfants, sans réelle importance réflexive, imprime à ce point les mentalités, qu’à mesure de le relire ou d’assister à nouveau aux représentations scéniques on y retrouve toujours des choses nouvelles, climats, idées, réflexions, sentiments, confusions des genres, brefs, tous ces artefacts contextuels ou hors textes qui permettent de supposer qu’on aurait pu se laisser aller à tremper un temps nos mains bien indélicates en des eaux si pures et si chargées en "mémoires vives" qu’à leur contact tout en serait définitivement changé dans nos vies diurnes et nos "autres vies parallèles et nocturnes". Il semblerait bien que ce soit ce prodige qui soit arrivé au texte du jeune Barrie, pour peu qu’on puisse lui apporter un début d’explication quand à ses "effets". L’opportunité de voir rééditer cette oeuvre théâtrale marquante de James Matthew Barrie, est probablement la plus judicieuse innovation à ce jour de la part des éditions Terres de Brumes. Pourquoi cela ? Tout simplement parce que tout en nous présentant une oeuvre qu’on a souvent à tort taxé de bluette de Noël pour enfant, cette édition intégrale suivie du magnifique épilogue "Et Wendy devint grande", nous en montre la pérennité et l’inaltérabilité face au temps. Peut-être est-ce justement le fait de sa thématique centrale, relative au temps et aux débattements courageux et futiles de cet enfant "jeté", cet enfant "naufragé" que constituait la naissance de l’enfant au monde, le fait qu’il s’y sentait comme sur une terrible et inhospitalière île perdue au milieu des éléments déchaînés, qui fait la redoutable dualité interprétative de ce récit théâtrale allant tout à la fois contre le roman et contre la mise en abîme de l’auteur. La préface de Franck Thibaut est en cela révélatrice des méandres d’un écrivain fort complexe au demeurant quand à ses objectifs, mais très simple quand à ses moyens. Qui mieux que l’enfant pour parler du temps qui passe, de ce temps perdu si cher à Proust, ce temps qui pourtant n’échappe pas au Peter Pan de James Barrie ou au Barrie de Peter Pan, c’est selon. Car il y a un incroyable phénomène rotatif dans la mécanique narrative de l’auteur, un jeu de communiquants qui fait que lorsque on évoque Peter Pan et ses signifiants romanesques, on ne peut pas éluder la psychologie et les visées presque professorales de son créateur. Peter Pan est l’artefact imaginaire réunissant tous ces "plus" que l’auteur n’avait pas, tout ces "moi" que l’auteur n’était plus et tous ces "moins" dont l’auteur se saurait un jour assaillis. Ces "plus" comme nous l’explique quelque peu Thibault, c’est un peu cette hyperbole de la jeunesse triomphale, la force de la jeunesse, son insouciance et sa capacité oratoire à voir plus loin que les horizons de la vision de nos simples yeux. C’est cette pugnacité à croire mais aussi à incarner les héros de nos paysages intérieurs et ceux manquant à nos vies. Ainsi, la mort de son frère, David, sera l’occasion pour James de se faire un peu à l’image du frère absent (en cela David Bowie a procédé à une égale remarquable identification romanesque pour vaincre le néant de la mort et rendre de fait sa vie encore plus extraordinaire, par cette action de véritable transmutation alchimique) et de fait présent dans l’esprit d’une mère qui l’avait oublié. Thibault nous parle de Barrie comme personne duale, entre ombre et lumière, chaque personnage incarnant une facette de son image (Crochet le côté obscur, castrateur, happé par le temps, Pan incarnant la jeunesse éternelle et castrée volontairement pour renaître à la vraie vie insouciante et indifférenciée, Wendy incarnant la mère et la soeur mais aussi la mer salutaire, le bain des origines, les eaux dans lesquelles l’enfant végète avant de connaître la morsure froide du monde) , chaque archétype incarnant une facette de cet enfant total qui s’émiette et se dilue dans l’écoulement perpétuel héraclitéen. En définitive, Thibault tente de nous donner l’image, oui une image, celle d’un auteur qui a su s’accorder le droit de se retrouver au centre de la scène, d’interagir avec ses éléments constitutifs pour vaincre les règles scéniques d’une part, et pour faire un pied de nez au dogmatisme du roman d’autre part. Ainsi, notre vision du personnage de Peter Pan en deviendra que beaucoup plus réaliste, car en enfant se sachant oublié du coeur de la mère et donc condamné au fatalisme d’une vie d’exclus, il a choisit poétiquement l’île du pays du "jamais jamais", se figurant, mais pour rire, être le chef des enfants perdus, pour éviter l’écueil du réel, sans pour autant l’ignorer. Car, et c’est là le prodige de Barrie, tout en incarnant le personnage légendaire de rêve du conte pour enfant, Peter Pan en est également son miroir réfléchissant, dont l’autre face nous présente la fuite définitive de la vie, mais vue d’un point de vue si léger, si subtile et si impertinent que l’adulte ne pourra qu’y acquiescer, même si c’est toujours avec ce même sentiment de perte irrémédiable.
Terriblement fidèle à son éthique d’enfant délivré de la maladie d’adulte, Peter Pan n’en est pas moins la belle métaphore symbole de la perte, de l’oubli. L’épilogue de la fin est l’une des plus belle de l’histoire du conte : non pas relativité du temps qui passe mais relativité de la chose vécue, sentie, le conte de Barrie met en scène l’image-icône de la fée dont le vol est comparé à celui d’une petite plume au vent. La vitesse d’une voiture pour traverser de longues distances n’en est pas moins une grande aventure, elle est comparable à cet éphémère de la vie d’une fée. Peut-être pour nous dire que si le temps d’une étoile est infiniment plus long que notre propre vie, cette dernière n’en demeure pas moins extraordinaire et mouvementée, tel le vol d’une fée ou d’une plume, le tout étant de quel point de vue la chose est appréciée. Ainsi, on ne peut pas dire que le temps de Barrie est comme celui de Proust, il est célébré comme tel et un grand oui à l’inéluctabilité de la fin, non pas une fin comme celle du pays sombre de Edgar Poe, celui du "jamais plus", celui où Edgar recommence l’éternel deuil de la femme-enfant. Pas plus, nous dirons que le temps de Barrie a quelque chose à voir avec le "toujours encore" de Lewis Carroll où il s’agit d’aimer la petite fille en se croyant échapper au passage et au deuil de l’enfant qu’on fut sur la base du jeu des sphères de la belle logique formelle. Non, le temps de Barrie est celui de la suppression du désir participatif à ce qu’on a été, pour un incertain qui est de retourner à ce qu’on fut un jour, pour toujours, asexué et total, entier et sans souffrance de l’appartenance à un autre totalement autre, ou même. Le temps de Barrie est celui de l’éternel retour à la mère, à la chaleur matricielle. Il semblerait alors que toute la tentative théâtrale de Barrie tourne autour de ce même désir, toutes ses forces centrées sur cet objectif secret, cette folie raisonnable, pleine de sagesse en y réfléchissant bien.
Pour toutes ces raisons et pour mille autres, pour le fait que l’on soit homme ou femme on puisse se retrouver constamment dans les jeux de constructions de ce remarquable insatisfait, par le simple fait qu’on puisse retrouver nos pas en un terrain pourtant si peu stable et toujours remis en cause par les perpétuels réajustements de son auteur, on peut considérer Peter Pan comme un succédané féerique à nos errances individuelles, perdus que nous sommes en un monde sans Dieu. Mais un monde où, pourtant, un jeu est toujours possible pour nous en annexer tout en nous en contentant, même avec douleur, avec espoir, cet espoir qui dépasse la ligne horizontale tirée comme l’ordonnée de notre monde fini mais jamais terminé dans ses travaux, aussi incertains soient-ils. En définitive, après les milliers de relectures que nous pourrons faire de ce conte pour enfant et adultes, nous pourrons ajouter à "l’apostrophe" de psychanalyse qu’est le "Complexe de Peter Pan" ce liminaire sous forme d’épithète littéraire de "Paradoxe de Peter Pan".
Peter Pan ou l’enfant qui ne voulait pas grandir, James Matthew Barrie, Terres de Brumes, collection Terres Fantastiques, traduit de l’anglais par Franck Thibault, 181 pages, 17,00 €