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  Sommaire - Livres -  A - F -  Coldheart Canyon
Voir 103 livres sur le cinéma, romans, études, histoire, sociologie...


"Coldheart Canyon"
Clive Barker

Editeur :
J’ai Lu, Collection Millénaire
 

"Coldheart Canyon"
Clive Barker



Coldheart Canyon
Clive Barker
J’ai Lu
9/10

S’il est une vertu qu’il faut reconnaître aux récits de Barker c’est que, sans provoquer d’émeutes publiques à leur publication, ils engendrent à chaque fois des débats passionnés quand à leurs qualités et défauts, et, bien plus, sur le terrain peu balisé en fantastique, lorsque les valeurs morales, normes sexuelles et autres déviances ou plutôt variations sur les us et coutumes, pratiques et choix des individus (et ici des fantômes) sont posés comme des problématiques totales et des producteur de sens, des kaleidoscopes d’histoires à mi chemin entre l’épopée biblique et une odyssée barbare qui transformera à jamais les protagonistes dans leur corps mais aussi et surtout dans leur propre échelle de valeurs.......

Portrait d’un artiste au scalpel

Barker est un Arioste furieux, un polémiste du fantastique, par le simple fait qu’il a bouleversé les normes "archétypales" du récit d’imagination, si bien qu’on ne sait plus très bien si ses récits sont à rattacher au pur fantastique, à la fantasy ou à un territoire obscur et mal balisé, une dark fantasy préoccupée de symboles et mutations, amours corrosifs et mélanges contre nature, ou devrait-on dire mélanges révolutionnaires et producteurs dans leurs contraires de ce sens du merveilleux propre aux contes et à la high fantasy, mais une fantasy définitivement devenue conte pour adulte ou bluettes pour pornographes itinérants. Ainsi, aux archétypes classiques qui ont souvent un référentiel extérieur à "l’être en soi" , Barker y substitue un archétype nouveau et définitif : le biologique et ses régions, le biologique et ses pouvoirs, le biologique en révolte, le biologique productif de sens, de morts, de naissances, d’engendrements, de renaissances, bref, le biologique érigé en totem des croyances modernes. Et c’est dans ce terreau intime et fertile que Barker a depuis longtemps trouvé les clefs secrètes à partir desquelles il explore le genre et produit de nouveaux contextes. La révolution engendrée par ce boucher enchanteur au style unique est une espèce de syncrétisme au sens anthropologique du terme, mais bien pesé, redéfini, réévalué, pour en donner les effets par un autre processus, un autre mode opératoire pour les hommes, les femmes, les mixtes, les doubles, les autres et les mêmes, bref pour une pluralité porteuse du même universel. De là à dire que Barker se fait le prophète d’une autre religion, il n’y a qu’un pas. Un pas franchit par cette religiosité productrice de miracles là où les religions ont fait faillite, mais limitée par une prose puisée au coeur d’un certain existentialisme qui fait que rien n’est vraiment défini, constitué, dogmatisé ou imposé. Non, la religion de Barker est la réalisation à rebours de l’aphorisme de Nietzsche, "Tirer du plus profond désespoir le plus invincible des espoirs" . Ainsi, tout un chacun qui aura souffert l’épreuve se verra investit du don ou alors ce seront de vieilles légendes mais inventées qui vont tenir le rôle de personnages de chaire et de sang tout en convoyant avec eux les processus de miracles qui s’inscriront dans les chaires. Mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, Barker n’invente pas de nouveaux Hommes-Dieux, disons qu’il ouvre la porte subtile aux Dieux-Hommes. Et en inversant ce dernier paradigme, il ouvre à la liberté totale de son verbe et aux hasards bienheureux de sa plume qui se fait celle du scribe d’un nouveau temps où les mythes et légendes se font chaire, sang, larmes, joie, sexe et mort, palimpsestes de nos errances individuelles et de nos croyances collectives, sans véritable testament, sans paroles inscrites une fois pour toute, ce qui, par conséquent, condamne définitivement les clivages imposés depuis des siècles par les religions, avec leurs "en haut" et leurs "en bas" .

Coldheart Canyon, une histoire de fantômes sexuels ou une histoire sexuelle de fantômes ?

Ainsi, Barker, muni de cette nouvelle norme du récit, va explorer des territoires qu’on balise peu ou pas en fantastique. L’histoire de fantômes, et qui plus est une histoire de fantômes se déroulant dans le monde du cinema, est un schéma peu porteur car risqué, peu attractif car pas vraiment propice à de longues embardées rhétoriques aux effets attendus. Mais même dans un tel registre, l’auteur ne pourra pas éviter de faire de nouveau sensation, avec cette prose chargée, arrogante comme il faut et audacieuse dans ses développements. Il faut dire que, hormis le chef d’oeuvre de Peter Straub, Ghost Story (Le fantôme de Milburn) , Le Miroir de Satan de Masterton (au thème très similaire mais classique) , et les jolies réussites que demeurent Dis moi qui tu hantes de James Herbert, et Le Trésor dans la boîte d’Orson Scott Card, force est de reconnaître que seul le prodigieux La Conspiration des ténèbres du trop rare Rozsac peut mériter la comparaison avec ce Coldheart Canyon pour le moins déstabilisant, comme il est de coutume quand Barker s’empare de thèmes classiques pour en faire de véritables rituels de magies incantatoires dont le bréviaire est le corps et son inévitables rite, le sexe dans tous ses excès.

La petite histoire du reclus

Dans Coldheart Canyon, histoire absolue de fantôme dans le légendaire tentaculaire Hollywood, nous avons tout d’abord un flash back en forme de légende. C’est une optique à adopter, nécessaire et vitale, ceci afin d’éviter le commentaire linéaire, qui, avec Barker, peut-être la première voie sans issue du critique, et sa plus grande erreur. Il faut lire Barker comme pourrait le faire un analyste de l’exégèse biblique, pour ensuite s’attarder au détail pour rendre compte de l’ensemble, de ce qu’il signifie, homogène ou pas dans ses lignes, et sa conclusion, qui est souvent paradoxale mais toujours rétributive après l’épreuve, "Catarcis" qui succède aux inquiétudes et mises en appositions.

Barker nous parle d’un certaine katya Lupi, star roumaine du muet, dépravée, belle et folle de sexe qui dans un Hollywood des années 20, inquiétée par l’arrivée du cinéma parlant, va se perdre dans un réseau d’intrigues complexes tournant autour d’un mystérieux artefact. C’est son compagnon, agent et amant, Zeffer, qui, en cherchant un moyen de distraire Lupi de son ennui et de ses inquiétudes, va commettre l’irréparable dans un achat bien particulier. Profitant de l’acquisition par sa compagne d’une demeure du côté d’Hollywood, Zeller part à la recherche d’un ornement comme en raffole les riches aux goûts guindés. Dans une Roumanie encore sauvage des années 20, Zeller, ayant accompagné Katia Lupi dans son pays natal, fait la visite d’un monastère subissant la crise des vocations. Il obtiendra des moines, en échange d’une somme généreuse, les quatre murs d’une salle des plus étranges. En effet, les murs de cette pièce sont recouverts de fresques peintes avec art dépeignant des scènes de chasses sauvages et cruelles où bestialité et pornographie sont à l’honneur d’un autre monde. Charmé par ces saynètes rendant un culte à leur passion commune d’amants, Zeller fera démonter soigneusement, pièce par pièce, la fresque peinte pour transporter le tout à Hollywood et en faire cadeau à son amie et amante. Rassemblées pour constituer en quelque sorte une salle spéciale, Zeller ne se doute à aucun moment qu’il a mis là les doigts dans un artefact magique, qui, tel ce cube présent dans les nouvelles de la série Le Livres de sang, ouvrira les portes cauchemardesques (et sexuelles) sur un monde aberrant et sensuel, où les fantômes affamés de sexe vont déferler dans leurs petites vies pleines de suffisances et de futilité. En effet, suivant l’assertion disant que les objets ont une mémoire, Barker l’a subtilement appliqué à ce mystérieux mur dont la fresque n’est pas qu’un simple ornement artistique. Ainsi, une légende a préludé à cette création, une légende qui remonte aux origines du monde. Les deux amants ont mis en fait la main sur une fresque magique remontant aux premiers temps bibliques, lorsque la belle Lilith, épouse du diable et d’Adam, perdit son enfant sous les coups involontaires du duc Goga et de ses soldats Huns. Mais, par le jeu du prodige et celui de la fable, l’enfant ne meurt pas vraiment, mais est perdu. Et au Duc Goga et aux siens d’être condamnés au pays du Diable, condamnés à une éternité sans repos à la recherche de ce rejeton maudit, condamnés à une éternité de souffrances répétitives. Une fois la salle reconstruite dans toutes ses aspérités, Lupi finira par en desceller le terrible mais beau secret. Et en esthète de l’art, du beau et de cette jeunesse qu’elle aurait voulu, telle une enfant à jamais garder, elle découvre le moyen d’accéder à ce monde sauvage et sexuel où le Duc Goa et les siens battent les territoires à la recherche de l’enfant maudit. Elle le découvre et en même temps découvre la solution à son angoisse la plus profonde : l’éternelle jeunesse.

Barker fait ensuite un bond dans le temps et revient de nos jours, où Todd Pickett est une star has been et défigurée. Après une tentative de revenir au devant de la scène c’est l’échec, et son agent, Maxine, décider de l’envoyer se reposer loin du système, près d’Hollywood, dans cette même maison jadis habitée par Lupi et Zeller. Mais le manoir est toujours habité par les deux égéries des années 20. Lupi demeure dans l’autre territoire éternellement jeune et Zeller est maintenu dans un demi-esclavage, visitant de temps en temps le pays du Diable, soumis au bon vouloir de son amante. Pas vraiment jeune, il gagne un peu d’éternité, soumis qu’il est à la botte de sa compagne, une folle sexuelle et avare en nouvelles sensations. C’est que Katya est devenue une sorte de princesse de cet infra-monde où les âmes de milliers de vieilles stars sont emprisonnées dans les seuils livrées à tous leurs fantasmes. Parfois elles reviennent à la vie, revêtant une enveloppe charnelle pour s’épancher en de multiples expériences sexuelles à la mesure de leur folie. S’engagera alors entre cette star déchue, quelques autres protagonistes, (admirateurs et autre fantômes Théurges) et Katya lupi, un véritable jeu au bout de la folie et du sexe où, de joutes perverses en étreintes démoniaques avec le panthéon fantomatique des vieilles stars des années 20, Todd finira par être touché par les extases magique et rejoindra le pays du Diable où Goga règne auprès de son épouse éternelle Lilith. Todd Pickett disparaîtra à jamais, happé dans le ventre chaud de Coldheart Canyon. Présidente du fan club de Pickett, Tammy Lauper part enquêter sur cette mystérieuse disparition. Elle finira par sombrer comme les autres dans les rets de cette folie architecturale et anomalie "archétypale" qu’est Coldheart Canyon. Elle y retrouvera Katya, devenue impératrice de cet empire magique et sexuel, et un Todd Pickett en serviteur découé et condamné.......

Barker révise le mythe de Lilith comme il l’avait fait des mythes de l’immaculée conception et autre divinités Incas dans Le Royaume des Devins (son chef d’oeuvre) et Imajica. Les apparentes erreurs de narration relevées quand au déroulement de l’histoire (des discontinuités chronologiques dont certains critiques ignorent la signification réelle et dont on peu se demander s’ils ont vraiment lu ce livre) relevées par certains ne sont peut-être que des faux semblants, symptômes d’une écriture enfin devenue entièrement autonome et multiple dans la lecture qu’on en fera. Quoi qu’il puisse en être quand aux polémiques stylistiques lancées par les séculaires de la langue qui ne supportent pas que cette dernière puisse leur échapper, Coldheart Canyon reste tout de même un grand livre, un récit sublime sur Hollywood, ou plutôt sur un certain monde du cinéma sous forme de métaphore vive. Ce récit est également une bonne histoire de fantôme, qui pour une fois les met en scène de façon vivante, sensuelle, sexuelle, bref des fantômes bien vivants. Comme si, nonobstant leur nouveau statut de trépassés, ces défunts du monde relégué à l’au-delà n’avaient en rien perdu de leur épaisseur, la trace de leur biologie. Car avec Barker même la biologie, les sens, les instincts, ces affects qui nous infectent à ce point, même ces épanchements ont une mémoire. De fait, pourquoi ne pas penser en Darwin inspiré par Dali que Le biologique aurait lui aussi ses fantômes. Un pari remporté haut la main par cette histoire qui s’inscrit dans l’universel. Le seul reproche que l’on pourra faire à Barker (mais en est-ce un ?) est d’avoir un peu trop mis l’accent sur l’effusion des corps dans leurs expressions les plus vulgaires sur 100 à 200 pages. Une pornographie qui est une constante ataraxique de l’oeuvre de l’auteur, mais également le mode opératoire de sa narration qui se veut une maïeutique du genre, épreuve du conte Barkerien.

Coldheart Canyon, Clive Barker, J’ai Lu (Coll. Millénaire) , 2 Volumes, 18 € chacun.


Les critiques acerbes se succèdent, voulant souvent dire le contraire de ce que les autres disent, histoire d’avoir le monopole du bon sens, ou tirer le bon ticket, au cas où le public ne suivrait pas. Pourtant, aussi présente qu’a pu être la critique, souvent fort injuste sur ce récit quand à sa structure narrative, le lecteur intelligent, voulant se faire sa propre opinion par delà les doctes ou les assassins des écrivains, qui assènent plus par snobisme bourgeois et menteur qu’il ne lisent vraiment ce qu’ils critiquent, se feront un peu à la manière de Socrate leur propre opinion en tentant de lire cette histoire de fantômes pornophiles et puritains, cette histoire en marge du genre et pourtant terriblement fidèle au genre. Par je ne sais quel chemin de traverse, Barker nous éprouve une fois de plus et nous fait mal, il nous enchante, nous torture, nous charme, nous invite à la copulation sans pour autant nous y inciter. Bref, il remplit la charge du sage par le biais de la fiction totale dans ses disonnances et ses accords magiques. Un chef d’oeuvre detestable, qui une fois de plus marque de sa splendeur mystique le plus intime de nos chairs.




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