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"Le Dieu dans l’ombre"
Megan Lindholm (Robin Hobb)

Editeur :
Editions Télémaque
 

"Le Dieu dans l’ombre"
Megan Lindholm (Robin Hobb)



Le Dieu dans l’ombre
Megan Lindholm (Robin Hobb)
Editions Télémaque
10/10

Les auteurs de Fantasy, et particulièrement de ce qu’on appelle les "Best sellers Fantasy sagas", sont souvent de grands virtuoses de la prose et ont un don inné de conteur quand il s’agit de se réduire à une seule histoire, un seul roman (cf : Raymond Feist dans son roman Faeries) . Ainsi, loin des extensions à leurs univers qui sentent parfois la redite ou l’ennui, ces auteurs produisent parfois des oeuvres plus intimistes, plus personnelles qui, même si elles ne remportent pas les suffrages des masses juvéniles assoiffées de Tolkineries et autres romans fleuves, n’en constituent pas moins de superbes visions mêlant errances, considérations sur l’existence et confrontations avec les prodiges de ce monde double au nôtre, où, l’espace d’un temps, les personnages communiqueront avec les fantômes de leur religion absente, celle avec qui ils naissent et dont ils n’ont parfois jamais connaissance.

Ce sont ces êtres d’exception que Robin Hobb s’est efforcée de capturer avec sa plume sacrée. On sait à présent qu’il y a deux femmes, deux écrivains, un peu comme le couple King/Bachman. Robin Hobb est l’auteur des grandes fresques, les tragiques destinées pleines de bruits et de fureurs, de parjures et de traîtrises. Megan Lindholm, quand à elle, est un peintre de l’urbanité magique (Le Dernier Magicien) ou de la fantasy intimiste, sans grands effets mais avec conviction, concision dans le style et force des sentiments mis à nus. Dans cette oeuvre unique et attachante, "Le Dieu dans l’ombre" , elle explore ce qu’on pourrait nommer "Le paradoxe de James Barrie et le complexe de Peter Pan" mais par un travail de l’écriture plus approfondi et singulièrement féminin. Elle nous montre comment un personnage, qu’il soit imaginaire ou réel, peut avoir son importance dans une éxistence. Car il demeure ce contact prégnant et cette symbiose parfaite avec son original et en même temps le symptôme de l’absence, de ce "manque à" qui peut permettre toutes les interprétations et toutes les audaces.

Dans "Le Dieu dans l’ombre" nous suivons le parcours d’Evelyne sous la forme d’une Odyssée personnelle, celle d’une enfant solitaire dont l’imagination n’a pas de borne, de son Alaska natale, rurale et champêtre, à ce Washington établit et conventionnel où va s’échouer son mariage. On croirait lire une chronique "paysagiste" à la Thoreau mâtinée d’un peu de Steinbeck. Mais le fait qu’elle ait divisé les lecteurs à la sortie de ce livre, les uns s’interrogeant sur les véritables éléments imaginaires dans le récit, les autres se demandant s’il ne s’agissait pas tout simplement d’une métaphore sur le passage de l’enfance à l’âge adulte avec les complications encourues, prouve toute la grande tenue de son écriture quand à ses arcanes secrètes et la signification de son histoire brouillée par des métaphores relatives qui inquiètent les lecteurs avides de surnaturel évident ou les puristes des mots qui ne veulent que du vrai qui sonne dur. C’est qu’Evelyne a un secret, un grand et beau secret que les lignes cachent soigneusement comme le feraient de patients coups de pinceaux pour grimer un chef d’oeuvre en peinture classique. Evelyne a un ami secret, un de ces amis qu’on garde à vie, un Satyre, tout droit issu de la Faerie et un compagnon/amant de tous les jours.........

Nous avons donc deux images dans ce récits qui forment également deux niveaux de lecture. D’un côté l’image classique du satyre, pieds en sabots, caché dans la forêt secrète, et qui est bien vivant, et de l’autre celle d’une image poétique du bois sacré qui est le bois sacré de l’enfance d’Evelyne, ce bois, ce topos mythique où elle courait se réfugier avec les rêves de son adolescence secrète. De façon irrésistible, Thomas Burnett Swann est célébré dans cette histoire qui fait échos aux récits des années 70. En outre, l’emploi à la première personne est une autre grande qualité de ce récit, car elle permet de mieux appréhender le personnage de la jeune fille en devenir, sa maturation mais également les pensées et motivations, renoncements et victoires futiles qui rendent les femmes tellement plus profondes que les hommes par ce je ne sais qu’elle émotion sans motivation réelle, cette vacuité totale qui fait un peu d’elles les dernières enchanteresses de notre monde. En cela, Megan Lindholm a 20 ans d’avance sur la plupart des écrivains de fantasy par ce double rapport, rapport à l’oeuvre d’abord, rapport à sa vie intime ensuite, des paradigmes superbement évoqués par son écriture fleurie et charnelle. Exercice de Catharsis au lieu d’autobiographie, "Le Dieu dans l’ombre" est un roman sur la perte (Une jeune femme perd son fils) , l’aliénation, le néant. Mais Le Dieu dans l’ombre est aussi un récit sur le retour, l’issue par le médium de ce lien mythique ainsi que cet être théurge issu du bois sacré, un être pour dire la révolte par la chaire, par le sang, le plaisir, un être pour refuser de dire "oui" au fardeau de la fatale mortalité. De plus, Megan Lindholm cultive une grande connaissance des lieux sauvages, ceux appartenant à cette autre Amérique qu’on connaît finalement si peu. Aux grands espaces et goulets boisés propres aux errances d’un Thoreau elle y surajoute les archétypes de l’enfance rêveuse d’Evelyne, l’enfance secrète que chacun partagera étrangement avec elle en lisant ce récit inoubliable. Le souffle des vents invisibles dans les chevelures entremêlées des grands arbres centennaires a cette musique particulière, ce ton qui établit d’étranges correspondances avec nos propres souvenirs. L’enchantement est total et pour une fois il n’est pas simplement emphatique, gommé grossièrement et lyrique, il est suggéré et poétique, subtile et invisible, si bien que d’ouvrir les yeux pour s’en saisir le ferait fuir. Non, avec "Le Dieu dans l’ombre" il faut se retrouver en d’anciens bois, se perdre un peu. Le ciel doit avoir le bleu du ciel de vos pensées et le vent être le vent du sud sucré et subtile charriant avec lui toutes les épices d’Orient mais également les remugles du grand Nord frémissant. Si vous avez cela en vos pensées, partout où vous vous trouverez vous connaîtrez le même partage et la même euphorie, tout comme la saveur d’un fort vin fruité.

C’est un peu tout cela que ce roman s’est attardé à capturer dans ses lignes, et bien plus encore. C’est un peu tout ça que tente de nous communiquer ce roman universel et particulier.

On suivra ainsi avec passion cette Evelyne qui, lassée par une vie de couple ennuyeuse et stérile, s’en ira rejoindre cet amant imaginaire/réel, franchissant la rivière du monde décevant des évidences froides pour gagner l’éternité de l’amour des corps et de l’enfant sacré qui en résultera. Les scènes amoureuses entre Evelyne et le Satyre sont brossées avec talent et relèvent d’un érotisme fantastique superbe, mais néanmoins réservé à des lecteurs avertis. De fait, l’emploi d’un langage cru et direct quand aux relations sexuelles pourra en heurter certains plus habitués à l’auteur de grandes sagas. Mais si les nombreuses scènes de copulations sont très explicites et très démonstratives c’est bien pour marquer l’opposition entre ces deux mondes que sont l’urbanité sécurisante mais castratrice, totalitaire mais égalitaire, et ce primitif de la campagne, particulier mais fraternel et universel, cru mais total, extrême mais sincère. Ainsi, Evelyne est une étrangère dans son monde qui clame sa différence et son droit au retour à son être total et sans retenue, par rapport à cet être social qui n’est pas vraiment son habit, sa peau. Ce roman est féminin mais non pas féministe. Il rend un culte à la femme totale qui dort en chacune des femmes de notre civilisation, ceci non pas pour nous castrer un peu plus, nous hommes de peu de goûts, mais pour nous montrer la stricte égalité qui nous lie à elles, indéfectibles compagnes, si souvent mal célébrées voir mal comprises dans leurs besoins et nécessités. Un remarquable portrait de la Femme-Sorcière et de son altérité à travers la plume d’un auteur sensible. Evelyne est une femme étrangère à son propre monde et "même" à son monde rêvé où enfin elle est reconnue et célébrée. Loin de tout puritanisme ou moralité sous-jacente, "Le Dieu dans l’ombre" est un roman sur une femme en accord avec le vrai monde et son éternité, que son amour pour ce Satyre issu des contes clame avec toute sa foi, ce qui vaut toutes les prières et chasse toute les culpabilités. Dans sa description des frustrations de cette femme, l’auteur aurait pu passer pour une simple adepte du pugilat moral avec une société américaine par trop conformiste. Mais ses propres sens (le goût, l’odorat, etc...) , mis en scène comme ceux d’un animal perdu, les sens d’Evelyne tellement en symbiose avec le monde de la nature et à ce point dérangés voir insensibilisés par la civilisation, achèvent de faire de ce personnage un être absolu et étranger, dont le retour à la forêt matricielle sera bien plus que le retour au ventre de la mère, un retour vers l’unicité singulière avec cet être, amant parfait.
Sans rentrer dans les étirements poussifs propres aux grandes sagas, Megan Lindholm est parvenue dans son roman à établir une remarquable métaphore sur la femme et son altérité, la femme et ce double qui lui fait violence, ceci pour nous rappeler peut-être cette réfléxion : Je est un autre.

Nous avons, avec ce récit, ce qu’on pourrait nommer non pas un roman de fantasy ou roman fantastique mais plutôt un roman archétype, ou roman à propos de la fantasy. Au-delà des outrages aux bonnes moeurs ce livre est tout simplement un chef d’oeuvre.

Il est à remarquer le travail effectué sur la couverture du livre, en tout point remarquable et très représentative de l’esprit du livre, magique. L’illustration d’Alain Duplantier est l’une des plus belles de cette rentrée littéraire. Un livre à l’écriture magique doté d’une couverture illustrant le paysage mental d’un récit atypique et terriblement troublant.......

Le Dieu dans l’ombre, Megan Lindholm, Couverture d’Alain Duplantier (création de l’agence libre sous la direction de Stéphane Watelet) Editions Télémaque, 390 pages environs, 16 Euros.





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