Leif est un homme ordinaire qui aime voyager aux confins du monde. Or, quelle n’est pas sa surprise lorsqu’au cœur d’une Alaska, qu’il ne pensait n’être que neiges éternelles et température de l’extrême, se dévoile devant lui une étrange vallée au climat tropical coupée du reste du monde : La Vallée du Mirage. Là, il y rencontrera la troublante Evalie que suit un petit peuple à la peau dorée ainsi que la redoutable sorcière Lur et ses loups blancs. Lur reconnaîtra chez Leif la réincarnation de l’ancien roi Dwayanu. Et curieusement, celui-ci sent une présence en lui, comme une identité double. Mais comment Leif pourrait-il aider à résoudre le conflit qui oppose le petit peuple et les Ayjir vu qu’il cache en lui le pire de tous ? Et comment juguler la menace du terrible dieu Kkalk’ru ?
Abraham Merritt (1884/1943) demeure un cas unique dans l’histoire des littératures de l’imaginaire. Eminent journaliste entièrement consacré à son métier, il trouva cependant le temps de consacrer une partie de sa vie à l’écriture. Il résulta de cette vie parallèle de fabuleux romans et une poignée de nouvelles qui le hissèrent au sommet d’un genre alors qu’il ne visait pas la gloire mais simplement procurer du plaisir à ses lecteurs. Admiré même des plus grands (Lovecraft, etc…) il fut un auteur très proche de ses fans, avec notamment ses réponses régulières dans le courrier des lecteurs du magazine Argosy. Publié durant les années 70/80 en France dans les séries poches d’Albin-Michel, puis de façon plus complète chez J’ai Lu, puis enfin Néo, Merritt connut son apogée avec deux fort volumes de l’intégrale de ses romans chez Lefrancq durant les années 90. Puis ce fut le silence. Jusqu’à ce qu’une maison d’édition audacieuse (Callidor) ai enfin l’idée de relancer l’un de ses meilleurs titres dans une version illustrée bénéficiant en outre d’une nouvelle traduction.
Le résultat est bluffant. Car bien loin de représenter une figure passéiste du genre Merritt détermine bien à lui tout seul un autre registre de la Fantasy : l’Archéologie-fantasy où la recherche archéologique, la prospection dans des sites inconnus du genre humain ouvrent à de fulgurantes incursion dans des territoires perdus, oubliés, bénéficiant de micro climats ainsi que de systèmes religieux aux antipodes du nôtre. Cette Aventure Mystérieuses, Merritt l’a tenue haut la main durant des années sans aucun rival possible. Nourris d’un scientisme avancé pour son époque (Einstein, Morton Price, etc…) Merritt excellait dans la description de ces sociétés mystérieuses et anachroniques au sein desquelles se voyaient brusquement jetés des aventuriers qui soudain revêtaient les ailes de la légende. Exploitant de nombreuses théories sur les civilisations anciennes, l’auteur y a insufflé un lyrisme viril et un érotisme montant en puissance pour, tout juste à la fin de l’histoire, se refermer sur un romantisme mélancolique où la mort et la perte d’une aura parlent pour un écrivain totalement accompli dans une pratique qu’il vivait comme une véritable profession de foi.
La superbe résurrection littéraire opérée par les éditions Callidor se devait d’être remarquée ici. Car hormis les magnifiques planches en noir et blanc de Sébastien Jourdain qui n’a rien à envier aux autres artistes de notre époque, et qui mériteraient à elles seules une distinction, le lecteur pourra savourer une très belle introduction accompagnée d’extraits de ses correspondances au sein du magazine Argosy. Enfin, la présence d’une fin alternative commandée à l’époque par son éditeur nous révèle ici combien l’auteur excellait dans un romanesque où il pouvait à tout moment faire prendre un chemin différent à ses personnages. Ici, même si on pourra préférer la première mouture, plus proche de la psyché de Merritt, la seconde version où on suit une fin plus douce est tout aussi délectable.
Deux influences majeurs planent sur les récits de Merritt, le spiritisme typique de la fin du dix-neuvième siècle (et dont les origines sont américaines) tout d’abord, dont il se servira fort habilement afin de conter ces « multiples dédoublements de personnalité » que vivent ces héros et héroïnes, validant en cela une espèce de vision novatrice sur la transmigration des âmes. Chose qu’il transformera, modulera, adaptera à l’aune d’une vision pré-psychanalytique sur les personnalités multiples.
De plus, Merritt a l’avantage fort louable ici de mettre en avant deux personnages féminins marquants. L’un, le plus fort, la sorcière, qui illustre le mal. L’autre, Evalie, qui incarne la part du bien de la femme. Mais on y sent tout de même une résonance biblique puisque Evalie est détentrice d’une part de Leif, comme le fait justement remarquer Alain Zamaron dans son introduction. La référence à la genèse et à la femme engendrée par une côte d’Adam, est ici inévitable. Mais l’auteur ploie les paradigmes, invente ses propres Archétypes. Et en mettant également sur un même plan l’échec des deux versions de cette femme originelle (Lur et Evalie meurent toutes les deux), nous invite peut-être à penser à une nouvelle Eve, ou tout simplement une femme laïque avant la date, et dont la fin alternative où Evalie survit nous montrerait une sorte de point d’émergence. Notons enfin que Merritt fait la réponse avant tout le monde dans le courrier des lecteurs du magazine Argosy concernant ses références proto-archéologiques. A un lecteur qui lui révèle que cette vallée que situe Merritt en Alaska n’existait pas, Merritt fait mention d’un article paru dans la manchette du New-York-Times révélant l’existence d’une vallée tropicale découverte en plein Alaska. De là à déduire du patronyme même de Leif une allusion à cet explorateur viking, Leif Erikson, qui aux alentours de l’An 1000 procéda à la colonisation de terres aussi lointaines qu’exotiques, il n’y aurait qu’un pas qu’on serait bigrement tenté de franchir Mais que le cadre restrictif de la fiction nous forcera ici à nous contenter d’un simple concours de circonstances.
Notons pour terminer la présence d’un puissant référent chtonien : le dieu Khalk’ru et ses tentacules géants. Le renvoi au mythe de Cthulhu de Lovecraft serait tentant si on ne savait pas déjà que la race cryptide des reptiliens et du peuple serpent participaient de l’édification de la territorialité américaine. Qu’ils soient là pour usurper le pouvoir des hommes (Kull de Robert Ervin Howard), menacer de faire irruption dans notre espace-temps afin d’y restaurer leur ordre ancien (Lovecraft) ou bien servir de censeur et de garde-fou au conformisme moral et ethnique (les deux peuples ennemis, l’amour interdit entre Leif/Dwayanu et Evalie chez Merritt), le chtonien est à la base même de l’évolutionnisme à l’américaine qui des Pulps au cinéma, en passant par les comics, semble organiser un bien commun en demande de maîtrise, de modification et de reconduction perpétuelle que seule une société fondée sur les services et les échanges pouvait favoriser et mobiliser. Dans la fin alternative, Leif est mis devant un choix : soit, il part avec Evalie et regagne son monde, soit il retourne parmi le petit peuple afin de régner sans partage. Avoir ou revoir. On tient peut-être là le leitmotiv de cette vie sauvage à l’Américaine qui d’un point de vue idyllique et symbolique propose le pouvoir ou l’amour à des hommes qui à un moment peuvent se voir accusés et à un autre glorifiés. Deux choix entre deux vies possibles, pas les deux en même temps. Leif choisira donc d’être un homme. Mais il conserve la marque, il garde sa double personnalité, tel un éternel déraciné, et fait le choix de l’amour vertueux à deux plutôt que le pouvoir tyrannique seul. En gagnant pour lui cette Eve réconciliée, il s’inscrit dans cet éternel Adam protestant et capitaliste. Puisqu’il conserve ses droits et acquis promis par la Bible et reconduits par le fils de dieu.
Pré-moderniste, toute l’œuvre de Merritt consiste en de brusques séismes psychiques au cours desquels l’homme, soudain plongé dans un milieu totalement étranger et en même temps indiciblement familier à lui-même, parvient à se réapproprier sa part d’inconnue. Et par conséquent renouer avec cette singularité américaine qui n’en fait peut-être pas quelqu’un d’irremplaçable mais d’exceptionnel dans la durée. Il y a une redécouverte du « Moi » dans la « fiction Merritienne » qui semble correspondre avec les bouleversements épistémologiques et psychanalytiques du vingtième siècle balbutiant. Comme si, outre la fonction vitaliste de ce genre de récit, ce dernier participait également dans sa forme à une véritable révolution des mentalités qu’il appartiendra aux spécialistes et passionnés de décrypter bien plus tard.
Les habitants du mirage, Abraham Merritt, Collection l’Âge d’or de la fantasy, Editions Callidor, nouvelle traduction de l’américain par Thomas Garel, illustrations intérieures et couverture par Sébastien Jourdain, 341 pages, 20 Euros.
Emmanuel Collot