« Une étude en rouge » ou comment un mot inscrit avec le sang sert de passerelle entre l’ancien et le nouveau monde dans une histoire au style autant digressif que lancinant. Un homme mort, couvert de sang, mais sans aucune blessure. Puis un récit qui soudain part aux quatre vents pour nous relier la tranquille Angleterre de Doyle à la fougueuse Amérique, en passant par des Indes autant mystérieuses que sauvages. Puis c’est le portrait du coupable qui s’inscrit doucement en arrière fond d’une vengeance dont la trame romantique ne pouvait être vaincue que par une science de la déduction imparable et une équipe de voyous voués à la résolution d’un vieux mystère que résolve en fin de compte la docte Angleterre. Les dés sont ici jetés dans cette première aventure d’un étrange détective, modeste de condition mais riche dans cette science avec laquelle il ouvre à ses premières aventures dans l‘obscurité du crime truqué et secret. Holmes s’y révèle un enfant surdoué et Watson son oncle bienveillant et faussement naïf. L’humour est ici dans les faux rapports et les idées toutes faites qu’on peut se faire sur les personnages. C’est si anglais que ça fonde un genre à lui tout seul.
Avant les splendeurs gothiques d’un « Chien des Baskervilles », il y eut cette histoire résultant d’un dîner entre Doyle et quelques autres prétendants aux futurs géants de l’écriture. Le Holmes de Doyle ne sera pas le monument littéraire que serait « Le portrait de Dorian Gray » de son ami de tablé Oscar Wilde, mais il y gagnerait cet exotisme extatique et populaire qui bonifierait avec le temps cette histoire sans comparaison avec les autres. De la stupéfiante confrontation sur la Tamise avec le Pygmée à la sarbacane à l’esthète Thaddeus Sholto, Doyle fait mieux que Wilde car il emprunte le portrait bien vivant de ce dernier pour le rendre immortel dans le fil d’un récit où se décidait déjà tout un pan de la culture populaire à rebondissement. Le portrait de la mélancolie s’abîme dans un récit « exotique », faisant de l’inclusion étrangère et hostile la plus palpitante confrontation de l’Angleterre victorienne avec le vieux spectre du colonialisme où c’est le sauvage qui fait rupture avec les conventions du crime traditionnel. Sans racisme ni sentiment dominateur, l’auteur nous dépeint des portraits de personnages flamboyants qui, plongés soudain dans la vieille Angleterre, font éclater le récit classique et consensuel au service de l’aventure la plus physique de Holmes. Wilkie Collins et Poe sont battus. Holmes embarque le fantastique dans une course poursuite effrénée, interdisant le sensationnalisme animal pour le consacrer dans l’homme, quelque puisse être ses origines, comme un avatar de la grande énigme criminelle. Car le sauvage, dans cette histoire, le petit homme qui tue, c’est Jonathan Small, dont le nom veut tout dire.
La flamboyance du gothique au service d’une malédiction ancestrale. Une famille maudite, des descendant assassinés de génération en génération par une bête infernale au poil brillant. Une tare familiale, des pauvres qui cherchent vengeance, un évadé de prison qui hante un marais. Tous les ingrédients étaient ici posés pour faire ressusciter un certain Sherlock Holmes. « Le chien des Baskerville », malgré le fait qu’il était au départ un manuscrit de fond de tiroir, nous montre la merveille dont était encore capable son auteur une fois acceptée cette fatalité : un héros de fiction ne meurt jamais, même quand il meurt. Il en résulte une aventure fascinante qui même si elle occulta le reste de l’œuvre grâce au cinéma, eut encore la prouesse de nous montrer combien l’homme, quand il veut se venger, peut même générer son propre surnaturel. Et que tout s’enchaîne, jusqu’à la malédiction, comme une chaîne logique menant à une redoutable machine à tuer. Sauf quand la déduction infaillible s’en mêle. Quand la grande Raison devient capable de prophétisme, mais ce sont les prédicats qui en sont le moteur, cela donne un jeu du chat et de la souris qui mène à une véritable illumination. Entre obscurantisme et raison éclairée, lutte entre deux mondes où chacun son tour on se fait bourreau et victime selon un système de domination, ou bien encore on évince de l’extérieur, c’est toujours la lumière qui triomphe au bout, celle de Holmes bien entendu.
Avec « La Vallée de la peur » nous découvrons ce en quoi Doyle excèdera le plus dans sa carrière : le roman noir. Connu pour être le récit dans lequel le terrible affrontement face au docteur Moriarty mènera Holmes à une mort provisoire, cette histoire vaut avant tout pour sa galerie de personnages brut de coffrage, des gueules avant l’heure. Bref, en se faisant le précurseur du Hard Boiled et les détectives de la trempe de ceux de Dashiel Hammett, le McMurdo de Holmes entérine définitivement l’archétype du détective bourru et de sa fiole d’alcool, de son coup de flingue facile et son coup de poing lourd comme un marteau. Les Steve Harrison et consorts de Robert Ervin Howard ne sont pas loin non plus, on y sent déjà la spontanéité et la générosité vitaliste. Et dans cette histoire de corps décapité retrouvé dans une pièce fermée avec messages secrets autour de rapporte vénaux on a également les prémisses d’une certaine horreur qui, tout en faisant aussi hommage à Gaston Leroux nous fait l’étalage du schock-horror-detective-story ou récit policier total pré-moderniste dans lequel société secrète tueuse, meurtres odieux et castagne font les soubassements de ce que sera notre paysage culturel actuel. Bref, Doyle est un précurseur à plus d’un titre du roman noir ainsi que du Hard-Boiled sans s’en réclamer ouvertement. Et on peut dire qu’il a tout inventé.
Quant aux dessins de Culbard, qui a déjà brillamment œuvré sur l’œuvre de Lovecraft, on peut dire que tout en intégrant le contenu de l’œuvre dans le cadre très étriqué de ses planches, l’artiste nous en donne également les arrières plans statiques, les fonds convexes. La colorimétrie et quelques décolorations sépias qui en tissent la toile intime nous en communiquent l’inquiétante étrangeté. Les personnages en ressortent nantis d’une aura de réalisme certain, souligné par un trait fantastique discret mais entièrement lové dans le subjectif d’un œil auquel on fait voir ce qui n’est pas lu dans les lignes du roman. Ces immenses qualités graphiques font de cette première mouture une œuvre pleine et concise, avec des portraits à une seule face aux traits sans largeur. Les extrémités de surface sont des lignes aux angles géométriques desquels les points dépeignent méticuleusement les caractères, sans aucune fioriture mais où le détail crée l’émotion, le cliché, sans nous plonger dans la caricature. Le tout dans des cases où les mots réintégrés dans le cadre contextuel d’un dessin aux tons ternes, ocre, verts, mauve, bleu, rouge et autres scellent l’adhésion à une œuvre vivante qui ne peut que s’enorgueillir d’une telle contribution, peut-être l’une des plus belle comparativement à la contribution télévisuelle exceptionnelle du très regretté Jeremy Brett. Une intégrale remarquable qui fera évènement, et que beaucoup compteront parmi les cadeaux sous le sapin de noël.
Les aventures illustrées de Sherlock Holmes, Doyle, Edington, Culbard, éditions Akiléos, 477 pages, 29.50 Euros.
Emmanuel Collot