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  Sommaire - Livres -  G - L -  Le Loup des steppes
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"Le Loup des steppes "
Harold Lamb

Editeur :
Editions Callidor
 

"Le Loup des steppes "
Harold Lamb



Il se fait appeler Khlit. Et il est un Cosaque. Perdu dans une Asie centrale du seizième siècle où baladent encore sorciers imposteurs, monstres, légendes et marchands de potions, amuseuses et mercenaires en tout genre, Khlit est à l’image même de son temps : sang et acier sont la mesure de toute chose. Loup et nomade, attentif au monde qui se déploie devant lui, Khlit sait toujours où trouver ce qui l’anime le plus et fait sens à sa vie : Une guerre, des butins et des femmes. Cela, peu importe qu’à présent pèse sur lui les années et que ses cheveux soient de la teinte des toiles d’araignées. Car il s’en sort toujours, malgré les coups et les revers du sort, celui de tout cosaque. Et quoi d’autre qu’une ruse bien aiguisée et une lame incurvée devenue légendaire pour imposer son nom comme le sceau d’un roi sans couronne sur des armoiries qui jamais ne figureront dans les livres d’histoire. Khlit est ce guerrier inconnu dont on ne se souvient pas avec tristesse mais avec une joie pleine et entière et cette même soif pour un absolu qu’on ne fait toujours qu’effleurer. Et c’est là la seule chose qui compte.

Les éditions Callidor, sous la férule très compétente de Thierry Fraysse, poursuivent leurs très judicieuses publications des textes de l’Âge d’or de la fantasy. Après le très beau « Les habitants du mirage » d’Abraham Merritt, voilà que Thierry nous balance, ni plus ni moins un certain Harold Lamb (1892-1962) sur la table. Le livre, un recueil de nouvelles, « Le loup des steppes », constitue l’une des principales sources d’inspiration de Robert Ervin Howard, créateur de Conan.
La préface de Patrice Louinet, notre spécialiste attitré, est comme toujours impeccable et souligne déjà les qualités des textes ici présents ; Car figurez-vous que Lamb est avant tout un nouvelliste. Pas de roman interminable gonflé de pompeuses lignes. Ici, tout est dans la fluctuation de deux univers qui se frôlent, celui des barbares et celui des civilisés, mais découpés par une lame si fine qu’on éprouve soudain une soif inextricable d’en lire encore et bien plus. Exit le récit historique aride qui vous tombe des mains. Fini les histoires pleines de monstres à tout va, de sorciers new age et d’orcs stupides. Ici, nous sommes en terra incognita, ce grand réel où ombres et lumière s’affrontent pour tromper les hommes avec des artifices ou les faire se combattre à la mesure de leur hargne. La grande histoire se rejoue mais sous l’angle de caméras suivant en direct le quotidien de ces barbares, comme dans un documentaire fiction où on entend tout, où on sait tout.

La première qualité de Lamb est d’avoir su distiller sa prose de façon si caustique et gouailleuse que les personnages gagnent en crédibilité, en sincérité. Si bien que l’on se surprend à éprouver un plaisir presque interdit à les lire, pris que nous sommes par l’étrange impression de n’avoir rien lu d’aussi réussi depuis Howard. Et c’est là que jailli une première évidence qui saute aux yeux. Seul l’art hagiographique comme le pratiquait Lamb pouvait se retrouver chez un Robert Ervin Howard. Nous ne lisons pas de simples évocations mais découvrons à la manière de ces galeristes d’art de véritables portraits de personnages aux fortes personnalités, et dont chaque détail, anecdote ou fait élogieux nous est relaté avec une ingéniosité telle qu’on se surprend à non plus lire simplement mais voir. Et c’est bien ça qui caractérise Howard et Lamb : leur prose est visuelle.

On est pris alors d’une seconde impression, celle d’une filiation induite accomplie par un incroyable faussaire. Comme si Howard venait de piller le tombeau d’un roi. Mais s’il le fit ce fut pour réinstaller cette tombe dans le plus beau des musées et sous des formes totalement novatrices et nouvelles. Alors on lit chaque page, chaque tournure stylistique, chaque dialogue, et on découvre derrière la prose parfois alambiquée de Lamb, mais diablement évocatoire, ce même filet d’eau vive qu’on aura pu goûter chez Howard et qui parfois, parfois, se transmet même à ses plus discutables continuateurs (La chose dans la crypte, Sprague De Camp, et Lin Carter).
Mais en même temps, nous serions tentés aussi de nous garder de toute affirmation péremptoire. Même si l’auteur de ses lignes a bel et bien vu confirmée l’une de ses principales intuitions sur l’inspirateur principal de Howard, il se garderait grandement de dire que c’est tout ce que l’on doit savoir pour comprendre comment s’est fait le texan. Ainsi, prendre dans sa totalité Lamb pour rejeter benoitement Burroughs et Lovecraft est une erreur. Howard compose, il ne rédige pas à partir d’un seul modèle. Il emprunte, découpe et assemble selon un jeu dont il avait le secret et qu’il est évident de voir les « marques, signes et preuves » un peu partout dans son œuvre.

S’il est évident, à la lecture de ces cinq magnifiques nouvelles, que Lamb fut la didactique principale sur laquelle l’architectonique howardienne s’est forgée, il y a d’autres influences qui doivent être ici évoquées et qui éclaireront peut-être les chercheurs et passionnés qui s’interrogent sur la mécanique de son entreprise littéraire ; nous citerons par exemple Pierre Louÿs, dont la prose délétère et parfois sensuellement sordide a servi plus d’une fois dans la forge de certaines de ses histoires, voire de beaucoup. Le cliché cru et nu, qui a sans doute inspiré des séquences érotiques que nous ne lirons probablement jamais dans les histoires de Conan, vint de sa lecture d’un grand nombre d’auteurs français.

Louinet le cite lui-même, il a découvert des papiers où Howard ne faisait que griffonner des notes sur Lamb. C’est là que nous en déduirons une chose essentielle pour comprendre Howard. Toute approche de son œuvre ne sera toujours que parcellaire. Toute tentative de décryptage dégroupée d’une masse de données éparses, confuses, pour ne pas dire besogneuses, ne rendra jamais compte de l’entreprise Howard dans sa globalité. Car Howard n’opérait pas selon une logique précise. Il dépouillait, il picorait, il amalgamait, il compactait. Puis il oubliait, sortait et se laissait aller à des promenades, que ce soit à pied ou en voiture. Pour y revenir et poursuivre la taille de ce buste en marbre qui jamais ne prenait forme. Et c’est bien parce que la prose de Howard est quelque part informelle qu’elle est la plus fascinante car drainée à partir de véritables textes littéraires que le texan va concasser et reverser parcimonieusement dans une utopie aussi radicale et réaliste que magique en diable.

Si Lamb fut essentiel par exemple dans la forge de ce réalisme magique faisant que dans beaucoup d’histoires howardiennes on se sent pris entre réel et surnaturel avec ce suprême plaisir de ne pas avoir envie de trancher dans ce petit laps de temps qui sépare le regard sur la chose et l’acte qui la dénomme, la débusque, la démasque, c’est que, tout comme Lamb, il fait intervenir l’acte même de la perception comme d’une faille, un basculement, un vertige. Cette « failure », manque ou échec, qui intronise le sentiment du surnaturel en même temps que celui d’une violence imminente qui veut résoudre, combler mais tranche, découpe, abat, fait tomber le totem afin de faire resplendir le tabou howardien (le violeur ?). Ainsi, dans un passage de la nouvelle « L’invincible guerrier », Lamb nous offre une véritable leçon d’écriture puisqu’on ne se rend vraiment compte qu’à la fin que le monstre décrit est bel et bien un homme couvert d’une peau de bête (le gylong, un sorcier). Howard, bien plus audacieux, magnifiera cette optique pour aller plus loin dans l’imagerie fantastique et nous inventer de réelles entités ou monstres. Mais la démarche est là même, le sentiment du trouble, de l’hésitation, identiques. Le héros se tient dans l’entre-deux interpellant l’acte de percevoir, il subit la rencontre dans un bref rapport esthétisant et surréaliste et en même temps décide de tout par l’acte violent. Tout se tient dans cette parenthèse où enchantement et horreur, tactile et impalpable, réel et illusion, vertige et meurtre, voisinent sur une même ligne d’intensité. Puis c’est le brusque déchaînement de violence pour abolir l’éphémère trauma suscité ainsi.

Si on veut savoir pourquoi Robert Ervin Howard existe alors il faut penser à Harold Lamb. Et donc le lire de très près. Et si l’on veut également comprendre un Riddick au cinéma il faut avoir en mémoire ce même Lamb qui tel l’agneau de dieu révèle la vérité d’un verbe mais aussi celle de l’image. Toute l’imagerie américaine basée sur la fulgurance de l’action et les dialogues qui l’accompagnent s’est inventée sur ce style unique de raconter une histoire. Lire donc Harold Lamb apparaîtra alors comme un devoir pour qui s’interroge sur les tours et détours d’une manière d’écrire comme la vie qui passe. La littérature naturaliste américaine est abreuvée de ce vitalisme, tout comme le cinéma. Autant dire que le lecteur est déjà impatient de lire la suite…

Le Loup des Steppes, les lames Cosaques volume 1, Harold Lamb, traduit de l’américain par Julie Petonnet-Vincent, illustrations intérieures et couverture par Ronan Marret, collection l’Âge d’or de la fantasy, éditions Callidor, 321 pages, 20 Euros.

Emmanuel Collot





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