Une civilisation mourante, à feu et à sang par une guerre qui dure depuis trop longtemps. Et au beau milieu de ce marasme urbain : La Cité Pastel. Ravagée par les affrontements incessants entre les troupes d’un nord barbare et d’un sud dont les tribus ne rêvent qu’à reconstruire la civilisation, la Cité Pastel est un symbole d’espoir et en même temps le nexus d’innombrables destinées. C’est au beau milieu de cet univers où semble dominer la reine noire et ses guerriers du nord qu’apparaît un certain Tegeus-Cromis. Bretteur et savant, ce dernier va devoir mener un duel terrible contre un ennemi hors du commun parce que peut-être issu des enfers en personne, et dont la victoire se solderait par la fin de La Cité Pastel purement et simplement. Un combat qui va ouvrir les portes de la perception à des lecteurs qui ne se savent pas encore entraînés dans les méandres du temps et de l’espace ou chaque aspérité, chaque paroi ou alcôve dissimulent des trésors de secrets. Dans une Cité Pastel où, quand on glisse du réel à un autre qui vous attend par-delà les miroirs, on se trouve soudain plongé sous une pluie d’étincelles....
Météore littéraire issu tout comme son compère, Michael Moorcock, des fameuses pages de la revue anglaise New World, M.J. Harrison est un peu le Mervyn Peake d’un genre qu’on survole souvent sans trop connaître les ornières qui l’ont véritablement nourri de l’intérieur ; Ainsi pourra-t-on dire que Viriconium préparait le « Steampunk » sans avoir l’air de le faire, tout comme un Michael Moorcock mettait à mort la « Sword and Sorcery » tout en l’installant définitivement à contrario de tout ce qui se fait sous l’étiquette « fantasy » de nos jour, dans une espèce d’enclave à jamais préservée du temps et des critiques « boulonnés » nouvelle vague. Cet art du récit désenclavé de son contexte dit du « tout épique », et qui fera les beaux jours d’un Neil Gaiman, provient pourtant en son entier de M.J. Harrison.
Voilà pourquoi on hésite la plupart du temps à classifier cette oeuvre quand on l’aborde. Car en pénétrant dans la cathédrale romanesque au moyen des artifices classiques de la fantasy, voilà que celle-ci soudan s’ornemente des ailes de la science-fiction dans ce qu’elle peut avoir de plus anachronique. Puis, elle se délite lentement, s’enfonçant ans les voies secrètes d’une ville qu’on sait qu’on reverra un jour ou plutôt qu’on cherchera toujours à retrouver dans toutes les villes dans lesquelles nous nous promènerons, comme le glyphe secret d’une incroyable énigme affectant l’urbanité qui est menacée et le corps qui est agressé. Et c’est là que le récit en son entier, fait de trois romans et d’un palimpseste de nouvelles se transforment en une gigantesque histoire fantastique parce qu’elle va justement nus bouleverser ici, maintenant, et ailleurs, plus tard.
On suivra donc l’introduction de Gaiman comme le récit de son propre échec échec, puisque, soudain, lui aussi la voit, cette pluie d’étincelles. Puisque nous aussi nous nous retrouvons sous la même pluie, aussi incapables que lui à nous séparer de cet œil qui s’ouvre pour tous. Parce que de lire Harrison nous expose à des dangers aussi irrésistibles qu’une longue initiation reptilienne où il n’est plus question de regard, de perception, mais bien d’un acte de pensée aussi radicale qu’un élan amoureux avec la déception qu’on sait qui nous attend au bout. Et pourtant, nous nous lançons sans aucune appréhension dans cette lecture, quelque part dans notre adolescence, tout comme on le fit pour d’autres raison avec les livres d’un Gene Wolfe (le cycle de Teur). Plus tard, on y revient, et on est comme pris de la redoutable impression que les acteurs et les décors nous y attendent, encore. Et l’initiation reprend, toujours aussi énigmatique, abstraite, bancale et imprécise. Les noms de la cité changent, les acteurs aussi. D’autres reviennent comme les participants d’un immense théâtre des ombres dont nous aussi faisons parti. Et puis la recherche esthétique se prolonge, à la manière d’une plongée intime au cœur d’un magma qui nous fait toucher aux choses essentielles, sans pour autant nous permettre de nous en saisir définitivement. On sourit, on pleure, on aime, on haït, on voudrait pourtant revenir, retourner, tout recommencer, sauver cette cité et nous sauver aussi. Mais là, brusquement, on comprend quelque chose, on comprend ce qui s’est tissé, ce qui s’est ouvert également. Et tout en voyant enfin cette pluie d’étincelles on se trouve face à une œuvre, la notre. Que nous soyons simples écrivains, jardinier, maçons ou boulanger, voilà que nous nous saisissons de la part infime de l’oeuvre en cour dans un tel récit. Cette œuvre au noir, comme il est dit, est l’une une des trois étapes devant nous séparer du futile et de nos préjugés, nous conduira peut-être à cette oeuvre au rouge, séparation et dilution de la substance devant mener au grand œuvre ; Et pourtant, même ici le récit nous y fait manquer. Comme si même ce voyage écrit n’avait pas à nous indiquer une quelconque recette, encore mois une méthode autre que celle d’un esprit enfin libre. Libre de penser peut-être le réel non plus comme quelque chose qui nous est imposé par un être supérieur mais bien par ce qui se cache derrière la pesanteur, et qui nous entraîne irrésistiblement vers une grâce sans nom. Une grâce dont l’indicible est vécu de notre adolescence à notre mort comme d’une impossible mais nécessaire attraction élémentaire.
Lire Harrison dépasse les simples cadres du genre puisqu’en confondant fantasy, science-fiction et fantastique, il pulvérise les genres pour nous inviter à penser une existence dans ses plus énigmatiques mystères au travers du jardinage, de la géométrie, de l’art, mais enfin et surtout de l’épique. Puisque c’est en voulant sauver la cité Pastel qu’on commence vraiment à comprendre cette compénétration qu’il existe à jamais entre l’urbain et l’humain, en des rapports et des connivences que même l’auteur de tout ceci, dieu lui-même, ne saurait en apporter une explication voulue pour tous. En reportant toute les occurrences de la fiction sur les épaules du lecteur qui la lit, Harrison est parvenu à une fiction qui va au-delà même de celle de Mervyn Peake, dont l’oeuvre renferme le lecteur sur quelque chose ; Harrison ouvre toutes les portes et trouve toutes les clés. C’est ce qui se tient au-delà qui varie, et qui nous plonge dans cette stupéfiante catatonie d’être des étrangers perdus dans un monde d’autant plus étrange que lui aussi, il nous parle, nous questionne, nous communique ses peurs et ses joies infimes. Comme cette pluie d’étincelles qui nous baigne enfin pour nous indiquer combien les choses les plus grandes se dissimulent derrière les choses les plus simples.
Dès lors, la cité Pastel prend son envol, comme d’une indéfinissable énigme archéologique, comme d’une rencontre impossible, de l’artiste face à son œuvre, de l’homme face à la création, su sauveur face à sa princesse, du héros face à son seul ami, ce nain magnifique.
Oeuvre aussi surréaliste qu’indéfinissable dans ses fonctions, Viriconium s’édifie comme un monument protéiforme qui se découvre peu à peu, à chaque pas, chaque chausse-trappe ou porte dissimulée, comme d’une œuvre monstre frôlant la métaphore vive pour à la fin nous laisser dans l’abandon, la tourmente, la peine amoureuse, la différence. Puis, au souvenir du voyage accompli, et qui nous a mené nulle part, nous faire dire que jamais auparavant nous nous étions sentis aussi heureux. Ce qui consacre définitivement cette histoire à part comme un monument de la littérature tout court.
On revient toujours à Harrison, Wolfe, Moorcock, Lovecraft, Clarck Ashton Smith, Abraham Merritt, William Hodgson, Brian Lumley, ou Robert Howard pour des raisons autres que le simple plaisir de partager une aventure. Car les raisons inconscientes qui nous animent sont toutes liées à une chose commune qui dépasse l’excitation fugace et infantile : l’illumination. Cette pluie d’étincelles que même le simple récit d’une histoire du « Club des Cinq » d’Enid Blyton (1897-1968) suggérera toujours plus vite et mieux que le plus élaboré et lettré des récits de genre. On ne revient jamais au conte de fée de Tolkien. Parce que l’enfant qui était alors, nous ne le sommes plus, et ce que nous sommes à présent ne correspond pas à l’idée qu’on se faisait de l’homme tandis que nous étions encore enfant. Bilbo n’enquêtant jamais, il n’y a pas de mystère, tout est dit, tout est déjà fini.
Le feu dans l’âtre qui décroit, à la toute fin de ce recueil, semble nous apporter une réponse sous la forme d’une image sans qu’on ait besoin de l’énoncer à haute voix, encore moins par écrit.
Emmanuel Collot
Viriconium, l’intégrale, M. John Harrison, éditions Mnémos, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Pugi, 493 pages, 27 Euros.