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  Sommaire - Nouvelles -  HALLOWEEN


"HALLOWEEN"
de
Alain Fillion

 

"HALLOWEEN"
de Alain Fillion



Jadis, les contes fantastiques hongrois commençaient toujours par une formule qui se rend en français par : « Il était une fois, au-delà de sept fois sept planètes.... » mais, cette fois-ci, le conte se passe sur notre bonne vielle terre.
Il était une fois, dans le plus ancien quartier de Vienne, une famille hongroise qui s’apprêtait à vivre une étrange fête d’Halloween. Cette inquiétante histoire, qui se passait il y a des années, en 2085, je crois, ne pouvait arriver qu’à Vienne. Vers la fin du vingt-et-unième siècle, la patrie de Mozart était encore célèbre pour ses fastueuses confiseries, sa psychanalyse et sa musique de génie, les trois piliers d’une culture exquise, unique sur la terre.
Le 30 octobre, à la petite pointe du jour, le ciel d’automne s’était chargé de neige humide qui tombait à gros flocons, en effaçant jusqu’aux traces des allées du Prater. Non loin de là, l’aube se levait sur une maison solitaire de la Donaustrasse, celle de la famille Lystz.
Le jeune Ervin, 11 ans, s’est réveillé fatigué, un spasme d’angoisse encore noué au fond de la gorge. Il a renversé les jambes hors du lit et bousculé une boite de sucreries viennoises, à moitié vide. Il a dévalé les marches de l’escalier familial, en trébuchant sur la dalle fendue dont une moitié s’enfonçait à chaque fois sous la pression de son pied.
– Debout, chéri ! Tu vas encore être en retard, a crié Lydia, sa mère, du fond de la cuisine.
Ervin, les cheveux en bataille, les yeux encore bouffis de sommeil, a pris place à la table du petit déjeuner, pendant que sa mère posait devant lui un grand bol de chocolat fumant.
– M’man ?
– Oui, mon chéri.
– Qu’est-ce que c’est, un monstre ?
– Un monstre ? eh bien... euh... c’est, vois-tu.... c’est un terme interdit aujourd’hui mais, du temps de ton arrière-grand-père cela ... cela désignait une sorte de créature horrible et...
– Et cruelle ?
– Mmm... pas nécessairement, mais le plus souvent oui, en effet...
– C’est un Alien, alors M’man ?
– Oui, si tu veux y inclure le côté prédateur et extraterrestre. Mais termine plutôt tes tablettes de céréales, Ervin, tu vas encore être en retard au tournoi d’échecs. Et cesse, s’il te plaît, de dévorer des sucreries, tu es déjà obèse !
En s’asseyant à la table du grand tournoi d’échecs disputé chaque année, le garçon sembla sortir de son apathie habituelle. Ce jour-là, son œil pétillait de malice. Il avait l’air de dire : « Attends un peu, mon bonhomme, tu vas être surpris par ce que tu vas voir ! »
Lorsqu’il n’avait que huit ans, le petit Ervin battait déjà des joueurs adultes au club du quartier, et faisait la « une » du journal viennois Der Standard.
Ce jour-là, il devait affronter le fameux Grigory Iermolov, champion des États Confédérés d’Europe, lequel s’apprêtait justement à entrer dans la salle du tournoi. En poussant la porte, le maître russe a toussé avec affectation en chassant les flocons de neige qui s’accumulaient dans ses sourcils broussailleux. Après une brève poignée de main, les deux protagonistes se sont assis de part et d’autre de l’échiquier. Dans le regard du garçon la flamme de malice avait disparu, laissant place à un reflet de hardiesse désinvolte et de puérilité rêveuse.
En dépit de la célébrité du jeune prodige, Iermolov avait pleinement confiance en sa propre force. N’était-il pas capable de prévoir jusqu’à cinq ou six coups d’avance ? Malgré tout, le petit génie hongrois suscitait en lui un mélange ambivalent d’irritation et de curiosité.
Quelques dizaines de secondes plus tard, tout au plus, le Russe n’a pas vu venir l’ouverture fulgurante de son adversaire. La surprise a été totale. Sa reine venait d’être prise en moins de cinq secondes......Le champion russe s’est senti, pour la première fois de sa carrière internationale, envahi par un sentiment de stupeur et d’humiliation.
Le gamin semblait maintenant complètement absent, les deux poings fermés, serrés contre ses joues, le regard fixe. Il fermait d’ailleurs les yeux la moitié du temps, jouant en aveugle.
La salle s’est émue au moment où Iermolov a perdu coup sur coup deux cavaliers et une tour. Le champion Russe a scruté fugitivement l’expression du visage de son adversaire qui restait impassible, insondable, presque hypnotique. L’enfant précoce ne voyait plus les pièces de l’échiquier mais des contours photomatiques violets, nageant sous ses paupières closes dans une sorte de nuit palpébrale.
Iermolov était maintenant submergé par un sentiment d’angoisse. Une araignée glaciale montait lentement entre ses omoplates. Lorsque son fou a été fauché par un gambit du roi fulgurant, le maître soviétique a essuyé, d’un geste rageur, la sueur qui ruisselait de son front. Il se rappelait que depuis des siècles, le jeu d’échecs avait fourni un certain nombre de grands joueurs qui avaient sombré dans la folie. Le Tchèque Steinitz, décédé en 2014 dans un asile à Londres, voulait affronter Dieu lui-même en lui accordant un pion de plus. En 2042, le maître russe Boris Alepkine était devenu fou après avoir été engagé par les services secrets français parce qu’il parlait couramment 19 langues. Et tout récemment encore...
Mais Iermolov n’a pas eu le loisir d’approfondir plus longtemps cette intéressante réflexion. Le jeune garçon venait de le mettre échec et mat à la troisième minute du jeu. La salle était debout, frémissante, trépignant et applaudissant à tout rompre, après quoi elle s’est écartée respectueusement pour faire une haie d’honneur au champion en culottes courtes, qui gagnait rapidement la sortie.
Regardant devant lui, l’œil fixe, Ervin semblait plongé dans une sorte de transe. Il avait sur le visage une expression lointaine, quelque chose comme une souffrance stupéfaite et fatiguée. Puis, avec une moue de lassitude évasive, il a écarté la foule pour sortir sur la Karlplatz. Inspirant profondément, il a levé la tête vers le ciel noir, balayé par de sinistres bourrasques de neige, puis il a rabattu le col de son manteau sur son visage pour le protéger du vent qui s’opposait à sa marche. Il a regagné sa maison en avançant vite, indifférent au soleil qui sombrait derrière le Danube.
Rentré chez lui, Ervin est monté directement au grenier, dans son antre, absorbé comme un enfant qui refoule une peine secrète.
Dans un froufrou de robe de chambre, Lydia s’est retournée pour regarder son mari du coin de l’œil.
– Tu disais, Piotr ?
Piotr Lystz a dévisagé Lydia, à son tour.
– Que se passe-t-il avec Ervin ?
– Tu sais comme il est concentré, les jours de tournoi ! Il en revient toujours épuisé, vidé de son énergie.
Ils se sont assis l’un en face de l’autre dans la cuisine, l’air soucieux.
– Oui, mais il ne mange plus, a repris le mari, si ce n’est des quantités invraisemblables de pralines fourrées. C’est détestable pour sa surcharge pondérale ! Il pèse déjà 80 kilos !
– J’ai justement jeté toutes les boîtes qui traînaient dans la maison, a répliqué Lydia d’un air résolu en avalant son potage d’un trait.
Son mari fixait la nappe à carreaux rouges et bleus, l’air hagard, le regard perplexe.
– Bon sang ! C’est un enfant surdoué auquel j’ai inculqué toute ma science des échecs, et à qui tu as transmis ton don fabuleux pour la musique, ma chérie.
– Justement, avons-nous bien agi, Piotr ? Ervin n’est pas un enfant pleinement épanoui. Crois-tu qu’il soit heureux parce que son QI atteint 195 ? Ça le place dans une catégorie d’individus représentant un terrien sur un million. Tu as peut-être trop poussé son aptitude aux échecs.
– Mmmm...
– Mais enfin qu’est-ce que tu as, Piotr ?
– J’ai, que tu devrais faire aussi ton mea-culpa, a répliqué le mari, en se redressant sur sa chaise. Il a pris une profonde inspiration avant de lancer à sa femme :
– Tu lui as ingurgité tout Mozart et tout Listz, sans compter Sigmund Freund et les autres...et tu l’as bourré de viennoiseries.....
– Bon, s’exclama Lydia, j’ai voulu tirer parti de son grand potentiel naturel.
– Sans parler de la littérature, de la philosophie, de Dostoïevski, de Nietzsche ! Il va sur ses 11 ans, tout de même !
– Oui, mais n’a-t-il pas écrit un roman ?
– Pour enfants.
– Certes, mais il me l’a dicté à une vitesse épuisante, en l’espace de huit jours ; et le mois suivant c’est devenu un best-seller !
Un blanc.
– Parle, dis quelque chose, Lydia !
– Quoi ?
– N’importe quoi !
– Piotr, arrête ! s’est exclamé la mère du jeune prodige, en baissant aussitôt le ton, avec un regard significatif vers la chambre du dessus, où dormait leur fils. Je lui parlerai demain.
Le lendemain matin, Ervin a émergé brutalement des ténèbres où la couleur des choses semblait prolonger les visions nocturnes qu’il essayait d’interpréter. Il était confusément inquiet quant à leur valeur prémonitoire. Il ne trouvait pas sa boite de pralinés fourrés, et n’avait aucune percée notable dans la conscience, aucun éclat dans le regard. Il est simplement passé à la stature verticale, sans reprendre conscience, alerté par les appels de sa mère.
– Bien dormi, mon chéri ?
– Non, M’man ! Trop de surmenage avec les examens qui approchent. Et mes camarades, tous beaucoup plus âgés que moi, me détestent.
— Depuis la classe de cours moyen, tu devrais être vacciné non ? a fait observer son père.
— Non, P’pa ! Je me souviens du cours moyen comme si c’était hier. J’avais feuilleté le dictionnaire juste avant la leçon de physique. L’instituteur a demandé à la classe : « qu’est-ce que c’est que l’oxygène ? ». J’ai répondu : « un comburant ». « Que vas-tu chercher là ? a répliqué l’instituteur, ça n’existe pas ! Il s’agit d’un gaz ! » En essayant de lui expliquer la dualité comburant-combustible je n’ai réussi qu’à me faire un ennemi pour le reste de l’année scolaire.
— Tu es un garçon exceptionnel, Ervin, oublie-donc tous ces médiocres.
— Mais, P’pa, j’envie les gens ordinaires. Eux, on les aime. Ils s’intègrent à la foule sans ressentir la différence dans toutes leurs cellules !
— Plus ils sont médiocres, plus ils sont aigris par ce qui les dépasse, a ajouté Lydia en élevant la voix.
— Quand je pense que les gens me jalousent, l’envie me prend de hurler, M’man ! s’est écrié Ervin avec un petit éclat de rire nerveux. Je leur offrirais volontiers mon malheur !
Piotr et Lydia se sont regardés. Un silence gêné s’est installé entre eux. Ils étaient l’image même de la désolation.
— Je vais être en retard à l’Université ! a lancé le garçon, en ouvrant la porte précipitamment. Dehors, l’aube éclairait à peine les quais déserts du Danube. Les arbres étendaient leurs branches dénudées sur un ciel brouillé. Frissonnant dans le vent glacé, le jeune garçon à fouillé dans ses poches, à la recherche d’une bouchée au chocolat. Mais sa poche était vide ; maman était passée par là. Il a refermé la porte de la maison, avec un sentiment de regret contrit, refoulant une bouffée de colère humiliée. Il a tourné dans la Donaustrasse, et pris la direction de l’Université, avec une demi-grimace, laissant entendre qu’il se décevait lui-même.
Pendant ce temps, à la maison, Lydia, désemparée, a dégluti péniblement avant de déclarer à son mari :
— Le petit m’inquiète avec ses cauchemars.
Piotr hochait la tête, opinant d’un air soucieux.
— Il est trop surmené par ses examens. Ce n’est pas normal de passer un doctorat de bionique à l’âge de 11 ans !
— C’est aussi mon avis, a lâché sa femme d’une voix brouillée, il n’a plus le temps de jouer avec les voisins de son âge.
— Et demain, c’est le jour d’Halloween ! Tu te souviens comme il était heureux, autrefois à l’approche de cette fête ? a repris le mari.
— Piotr !
— Oui, ma chérie.
— Si on l’emmenait consulter la psy, madame Marlène Meister ?
— C’est entendu, mais une chose m’intrigue.
— Laquelle, Piotr ?
— Mes vieux magazines fantastiques ont disparu de la bibliothèque.
— Ah ! bon, lesquels ?
— La revue « Planète », entre autres.
Et « Lunatique », et « Phénix », ce sont ceux que tu lis le plus souvent, bien qu’ils tombent en lambeaux.
– Tu as raison, ils ont disparu eux aussi, de même que « Le Navire en pleine ville », où j’avais publié une nouvelle, avant la naissance d’Ervin.
– Il les a sans doute emportés dans son antre.
– Dans ce cas, allons y jeter un coup d’œil, veux-tu, Lydia ?
Une expression fugitive de dégoût est apparue sur les traits de la femme.
– Dans ce cas passe devant, parce qu’avec tout son bric-à-brac de biomécanique.... et la couche de poussière !!!... a répondu Lydia, avec un soupir récriminatoire.
– Bah, il bricole, c’est de son âge ! a répondu le mari en ouvrant la porte du grenier.
Dans une bibliothèque faite de simples étagères en bois brut, s’alignaient, pêle-mêle, une quantité invraisemblable d’ouvrages les plus divers : des manuels d’échecs en chinois, des livres de mathématiques d’Évariste Galois sur la résolution des équations polynômiales, des...
– Tiens ! S’est exclamé Piotr, voilà un vieux numéro de la revue « Planète » ouvert sur un article consacré au cerveau, intitulé : Cortex.
– Et ça, tu as vu, chéri ? Il y a là un tas de croquis bizarres.
– Ce sont des schémas d’automates et de mécanismes imaginés par Léonard de Vinci, a expliqué le mari.
– Et là-bas, ces choses dégoûtantes...
Ce truc rond et flasque ? Ça m’a tout l’air d’être un œil de récupération, retapé à l’aide de nano circuits militaires périmés.
– Mais où ramasse-t-il toutes ces cochonneries ?
– Des déchets revendus par des bio-généticiens clandestins. Tu sais que depuis la guerre des Clones ils fourmillent dans les faubourgs hors contrôle de la Confédération...
Lydia est restée un instant fascinée, les yeux fixés sur un point improbable devant elle. Elle s’est sentie envahie par une vague d’anxiété, un accès de culpabilité.
– Qu’est-ce qu’on a fait de notre fils, Piotr, en développant ses dons à outrance ? Regarde-moi ce qu’il bricole ! Dieu seul sait où cela va le mener !
Piotr paraissait éprouver lui aussi un sentiment de malaise.
– Lydia, tu sais quoi ?
– N...Non.
– Allons voir la psy dès maintenant, habille -toi.
Il sonnait 5 heures du soir au campanile de l’église Saint Nicolas, lorsque Piotr et sa femme sont passés devant cette architecture fantastique où l’ombre des coupoles laisse une impression plus orientale qu’autrichienne. Les statues encadrant le porche, assorties de légendes byzantines décrépies, semblaient murmurer cet avertissement lugubre :
« Fuyez tant qu’il est encore temps ! »
Piotr, qui venait de dépasser l’entrée de la cathédrale russe, hésitait, se retournait, observait les façades cherchant une adresse. Tout à coup il aperçut l’immeuble d’entrée de l’Université de Vienne. Ses bottes faisaient gicler la neige fondue lorsqu’il les a tapotés contre l’escalier monumental. Il a levé un instant les yeux vers la haute façade de verre du département de psycho sciences. Quelques instants plus tard, suivi de Lydia, il franchissait la porte à tambour en soupirant d’aise au contact de l’air chaud de la climatisation. Parvenu au cent-deuxième étage, Piotr a balayé du regard les noms gravés sur une porte en verre dépoli, avant de poser son index sur celui qu’il cherchait : Dr Marlène Meister, bureau 225.
– Bonjour M. Lystz, vous venez pour le jeune Ervin ? Entrez donc, je vous en prie, et asseyez-vous.
Après un préambule, où Piotr et sa femme ont résumé la situation, le mari a dit en conclusion :
– En un mot, professeur, notre fils nous inquiète au plus haut point. Il fait des cauchemars toutes les nuits ; il ne mange que des sucreries et sombre dans la dépression.
– Ce que vous ne dites n’est pas rare, monsieur Lystz, a répondu Marlène Meister, d’un ton doctoral. Les enfants surdoués présentent parfois des troubles du comportement tels que l’instabilité, l’inhibition, l’isolement ou encore l’anxiété.
– Notre fils semble toujours être sur une autre planète, mais une planète où il est malheureux.
– En effet, sa sensibilité psycho-affective s’accroît à mesure que s’hypertrophie la zone corticale de son lobe temporal droit. Et notez bien que c’est au détriment du lobe gauche qui est, quant à lui, l’élément rationnel et raisonnable du cerveau.
– Et cela se soigne, professeur ? A questionné Lydia, en se tordant les mains.
– Certainement, madame, observez-vous chez l’enfant une suractivité créatrice ?
– Je pense bien ! Ont répondu la mère et le père presque en même temps.
– En peinture, en musique ? Dans quel domaine ?
– Oh ! Il bidouille dans la robotique, en retapant des vieux circuits bioniques qu’il a dû marchander dans les bas quartiers de Vienne.
– Peut-être traverse-t-il un épisode psychotique dû à ses insomnies ? A suggéré la psychiatre.
– Vous voulez dire que notre fils serait un schizo, professeur ?
– Oh ! Non, les troubles schizo-affectifs sont des formes répandues et bénignes de psychose. Rassurez-vous, il n’est pas encore maniaco-dépressif.
– Non, mais il est tantôt mélancolique tantôt d’humeur exaltée, et dans ces moments-là, il plane dans un autre monde.
– Pas de drogue, pas d’agressivité ?
– Non, il se confie trop à sa mère et à moi pour nous cacher ce genre de choses, s’est empressé de répondre Piotr.
– Bien, nous lui ferons des séances d’hypnose. Pour le moment faites-lui prendre deux cachets de Tégrétol, matin et soir. Venez avec lui demain, si cela vous convient ?
– Non, hélas ! Demain c’est le jour d’Halloween ! Disons plutôt jeudi.
– C’est entendu, à jeudi, monsieur et madame Lystz, et profitez des fêtes d’Halloween, pour que votre fils s’amuse avec ses voisins.
Au matin du jour d’Halloween, Piotr est allé faire provision de sucreries pour les gosses du quartier. À Vienne, tout café qui se respecte offre un vaste choix de friandises sucrées qu’en France on appelle viennoiseries. Sur les bords du Danube, le choix de viennoiseries est infini. Des pâtes diverses peuvent se combiner avec des fruits, confitures ou laitages tout aussi variés.
Il est entré chez Aida, la fastueuse confiserie de la Stock-im-Eisen-Platz. Dans son décor rétro du siècle précédent, barbouillé de rose, la boutique regorgeait de friandises : des Caprese Verdi, des Apfelstrudel, des Mohnbeugel, et mille autres choses encore plus exquises. Piotr a choisi un assortiment de bonbons et de pralinés qu’il était bien résolu à distribuer aux enfants du quartier, qui allaient bientôt frapper à sa porte. Mais ceci avant le retour de son fils, surtout !
– Tu crois qu’Ervin va encore se déguiser en magicien, cette année ? a demandé Lydia à Piotr, qui s’apprêtait à ressortir.
– Je l’ignore, a répondu le mari. En tout cas son grenier est rempli de costumes de monstres et autres fantaisies martiennes.
En chemin, Piotr s’est arrêté pour avaler une bière au bistrot Beisel sur l’Alexanderplatz.
– Une chope de Vienna Lager, Stefan ! A-t-il lancé en direction du barman, tout en écoutant distraitement les propos d’un client qui sortait du bar : « Paraît qu’un monstre sévit dans le quartier, un vrai.... »
– Quoi de neuf, Piotr ? A questionné le barman, en posant sur le comptoir une chope débordante d’une bière ambrée et mousseuse.
– La routine, si ce n’est qu’aujourd’hui c’est la fête d’Halloween.
– Et ton fils ? On ne parle que de son tournoi d’échecs dans tous les journaux !
– Oh ! Il est un peu surmené par la préparation de ses examens. Et toi, toujours en pleins travaux ?
– Oui, je refais la décoration en prévision du jour de l’an.
Soudain le barman s’est tu, s’arrêtant de balayer derrière le comptoir. Il s’est approché de l’écran holographique souple déroulé derrière le bar, afin d’en augmenter le son.
La première chaîne de télévision autrichienne diffusait un bulletin spécial. Il y avait dans la voix du journaliste une nuance d’incrédulité mêlée de doute, comme s’il était réticent à faire sa déclaration.
Piotr, à son tour, s’est approché de l’écran après avoir posé sa chope de bière et fait le tour du comptoir.
« UN MONSTRE HANTE DEPUIS CE MATIN LES RUES DE VIENNE. IL FRAPPE À TOUTES LES PORTES POUR EXIGER PAR LA FORCE LES BONBONS D’HALLOWEEN..... »
« À LA QUESTION « DE QUOI A-T-IL L’AIR ? UN TÉMOIN A RÉPONDU : IL A DES YEUX COMME DES ASSIETTES A DESSERT.
A DESSERT ? A BÉGAYÉ NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL, CE SERAIT UNE ESPÈCE DE ... »
La suite du reportage s’est noyée dans la rumeur grondante de la foule entourant le témoin.
La main droite de Piotr serrait son verre à le briser.
– Qu’est-ce que ça veut dire, où est-ce que ça se passe ? a-t-il crié, presque malgré lui.
– Je ne sais pas, a répondu Stefan, plongé dans un nuage de perplexité. Au bord du Danube je crois, du côté de la Donaustrasse.
Piotr, statufié, a senti soudain comme un grand frisson. Il étreignait convulsivement ses avant-bras, sa bouche formant un « O » majuscule.
– C’est pas normal, Stefan, augmente encore le son, s’est-il entendu croasser d’une voix qui n’était pas la sienne.
Le présentateur de télévision venait de recevoir une communication dans son oreillette.
« ICI JOHAN STEIN DE LA CHÂINE ZTV QUI VOUS PARLE DEPUIS LE TROTTOIR, FACE A LA CÉLÈBRE CONFISERIE ALTMANN & KÜHNE FONDÉE EN 1928. ELLE EST AUX TROIS-QUART DÉVASTÉE, VIDÉE DE SES TRÉSORS. DES TÉMOINS AURAIENT VU SORTIR DES RUINES UN MONSTRE BIONIQUE A SIX PATTES ET DOUZE TENTACULES ET CHACUNE D’ELLES ÉTAIT PLEINE DE BONBONS, DE CHOCOLATS, DE NOUGATINES, DE PRALINES FOURRÉES, DE......... »
Piotr écarquillait les yeux, en secouant la tête d’un mouvement machinal. Son cœur a fait une embardée. Il a vidé le reste de sa bière, puis il s’est levé d’un bond.
– Il faut que je rentre à la maison, Stefan, je dois parler à ma femme...
En sortant de chez Beisel, Piotr entendait encore derrière lui les dernières bribes du reportage :

« SELON DES TÉMOIGNAGES STUPÉFIANTS, APRÈS LE SACCAGE DE LA CONFISERIE SACHER-ECK, SITUÉE EN FACE DE L’OPÉRA NATIONAL, LE MONSTRE SE DIRIGERAIT A TOUTE VITESSE VERS LE « BAL DU BONBON » DANS LE SPLENDIDE KONZERTHAUS ANIMÉ PAR L’ORCHESTRE SYMPHONIQUE DE VIENNE.
LA POLICE TENTE DE FAIRE ÉVACUER LES 4 000 DANSEURS AINSI QUE LE JURY QUI ALLAIT ÉLIRE « MISS BONBON » ; ELLE NE RECEVRA DONC PAS CETTE ANNÉE SON POIDS DE SUCRERIES...... »

Piotr a senti monter en lui une bouffée de chaleur. Un incendie faisait rage dans son crâne. Indifférent aux flocons de neige qui étaient autant de caresses froides, fugitives, sur ses joues brûlantes, il a pris ses jambes à son cou en direction de la Donaustrasse...

Alain Fillion



Mis en ligne par pelosato


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