SF Mag
     
Directeur : Alain Pelosato
Sommaires des anciens Nos
  
       ABONNEMENT
Sfmag No122
118

11
F
é
v
RETOUR à L'ACCUEIL
BD   CINÉ   COUV.   DOSSIERS   DVD   E-BOOKS  
HORS SERIES    INTERVIEWS   JEUX   LIVRES  
NOUVELLES   TV   Zbis   sfm   CINÉ-VIDÉOS
Encyclopédie de l'Imaginaire, 18 000 articles
Voir 103 livres sur le cinéma, romans, études, histoire, sociologie...
  Sommaire - Dossiers -  La Compagnie des Glaces par Serge Perraud -  G.-J. Arnaud va plus loin

"G.-J. Arnaud va plus loin"


Entretiens avec Serge Perraud

Cette interview résulte d’entretiens échelonnés sur ces dernières années, le plus récent s’étant déroulé lors du Salon du Livre de Paris en mars 2003 sur le stand des Editions du Masque.

SP - G.-J. Arnaud, qu’est-ce qui a présidé à la naissance de La Compagnie des Glaces ?

GJA - Je voulais faire plusieurs choses, exploiter plusieurs idées. Je cherchais à illustrer l’impérialisme de certaines technologies et je voulais écrire quelque chose avec et sur le train. Je rêvais depuis longtemps de raconter la saga d’une civilisation basée sur le rail. Je voulais aborder la façon dont les technologies, qui prennent tant d’importance, qui nous obligent à passer par leurs « volontés », leurs diktats, pouvaient un jour donner naissance à un véritable régime totalitaire. Aujourd’hui comment pensez-vous vous passer de l’électricité, de l’automobile ? Ces techniques ont si bien su s’imposer, qu’elles nous sont indispensables, que nous devons vivre en fonction d’elles, que nous devons nous adapter. Pourquoi ne deviendraient-elles pas dictatoriales ? Le risque existe.

SP - Vous aviez déjà sélectionné vos « victimes » ?

GJA - J’avais envie de parler de plusieurs sujets. Je voulais parler de l’électricité d’origine nucléaire, de l’informatique et de ses dérivées, je voulais parler des transports. J’ai choisi de commencer par le chemin de fer, parce que j’en avais envie et que c’était ce que je connaissais le mieux. Je n’avais pas besoin de tellement de documentation pour attaquer. Je m’étais dit qu’au fond une compagnie ferroviaire pourrait prendre le pouvoir, comme l’ont pris, par exemple, les routiers au Chili. Ce sont les routiers qui ont aidé à la chute d’Allende. Parce que le transport, de tout temps a été très important. C’est le nerf, c’est le fluide nourricier d’une société.
J’ai donc imaginé des compagnies ferroviaires très autoritaires, se partageant le monde, avec comme alibi, la nécessité d’offrir le minimum de chaleur et de nourriture à une humanité brisée. C’est comme si la SNCF et EDF prenaient le pouvoir après un cataclysme.

SP - D’où vous vient cette passion pour les chemins de fer ? De votre enfance ?

GJA - Non, parce que je n’ai jamais pris le train avant l’âge de 17 ans. Mes parents avaient une automobile. Du fait de son métier, mon père a eu besoin, très vite, d’une voiture. Donc, lorsque nous avions à nous déplacer, c’était en automobile.
Mes camarades ou les gens que je côtoyais se déplaçaient en chemin de fer. Ils voyageaient en train pour leurs activités, pour aller en vacances dans la famille. Le chemin de fer était devenu un mythe, pour moi. Mais j’avais envie, j’avais besoin presque de monter dans un wagon, de vivre les sensations produites par ce mode de locomotion. Notez bien que mes camarades, eux, m’enviaient lorsque je partais en voiture sans avoir rien à porter. Parce que, pour leurs voyages en train, ils devaient transporter les bagages. Et ce n’était pas rien !
J’avais 17 ans. Le lycée a organisé une excursion. C’était une sortie sur un site archéologique, à une quinzaine de kilomètres de l’établissement. On avait l’autorisation, pour s’y rendre, d’utiliser le moyen de déplacement qui nous convenait. Simplement, nous devions nous retrouver sur place. J’aurais pu prendre mon vélo, mais j’en avais un peu « soupé », l’ayant beaucoup utilisé.
J’avais, dans le même temps une histoire sentimentale avec une jolie fille. C’était la fille d’un futur président de la République Italienne. Il avait passé, parce qu’il était contre la politique du Duce, toute la période de la guerre, caché là où j’habitais. Ce dont je vous parle se déroulait en 1945, tout de suite après la Victoire. Sa famille n’était pas rentrée tout de suite. Il y avait beaucoup de difficultés. Tout était en ruine dans son pays.
J’avais donc 17 ans. J’ai pris le train. Elle aussi a pris le même convoi et nous avons fait le voyage ensemble. Je ne sais pas si pour moi la combinaison des deux éléments...
Mais, il n’y a pas que ça. Cela, c’est le côté un peu romantique de la chose. Il y avait une lecture qui m’avait profondément bouleversé, c’était La Maison à vapeur de Jules Verne. C’était quelque chose ! Il avait imaginé un éléphant mécanique qui se déplaçait, grâce à la vapeur, dans la jungle indienne. Moi, j’avais trouvé ça d’une imagination... formidable. Je crois que mon subconscient est resté marqué par ce livre. Toutefois, ce n’était pas de la Science fiction, car Jules Verne n’a fait appel, pour cette histoire, qu’à des techniques qui existaient à son époque. Et puis après, en grandissant, j’avais lu des bouquins plus sérieux sur le train. J’ai lu aussi La Madone des Sleepings de Maurice Dekobra. Ce n’était pas très sérieux, mais cela faisait partie de tout ce folklore sur le train.
Mais vous savez, pendant très longtemps, jusque dans les années cinquante, le train était le seul moyen de transport. On n’avait plus tellement d’autos, On n’avait pas tellement d’essence et il fallait voyager. Les trains étaient bondés, c’était toute une épopée pour le prendre. Le train prenait une importance dans notre vie. Pour le moindre déplacement, c’était... Il fallait s’y prendre longtemps à l’avance. C’était incroyable les difficultés qu’on avait à se déplacer.

SP - Les Trains étaient-ils à l’heure ?

GJA - Non, Non ! Ça pas du tout ! Donc, il y a plusieurs origines... Et puis, j’ai une vieille tendresse pour les vieilles loco à vapeur, vous savez, celles qui sont bien briquées, avec des cuivres, avec des pièces en acier brillant. C’est vrai, c’est beau une machine à vapeur. D’ailleurs, pas loin de ma résidence, il y en a une qui est exposée en permanence, à l’entrée d’un village qui a été un grand centre ferroviaire à une époque. Pour symboliser ce passé, ils ont mis une machine à vapeur des années 20, dans l’entrée du village. Beaucoup de gens s’y arrêtent.

SP - Lorsque vous avez commencé cette série avec le train, pensiez-vous que c’était le début d’un tel cycle ?

GJA - Lorsque j’ai commencé à écrire le premier roman en 1978, je pensais faire autour de quatre à cinq volumes. Je ne me souviens pas exactement, mais c’était effectivement un nombre limité qui ne devait pas dépasser la dizaine. Je voyais des histoires indépendantes, des intrigues séparées. Mais, lorsque j’écris je n’ai jamais de plan précis. Je me laisse guider par mes personnages. Ce sont eux qui font l’histoire et je dois m’en accommoder !

SP - Comment-vous êtes-vous embarqué dans cette « aventure » ?

GJA - Je voulais choisir comme cadre un désert. Je voulais une Terre devenue un désert, avec beaucoup de sable, très peu d’eau, des vents violents, des difficultés sans nom pour la survie des personnages... etc. Par goût, je préfère la chaleur au froid. C’est ma femme, avec qui je parlais de ce sujet, des difficultés que j’éprouvais à cadrer mon décor, à imaginer des freins tels que la population soit obligée de subir une dictature et ne puisse s’en affranchir, qui me dit : « Tu sais, tu ferais mieux de choisir autre chose que cet univers de chaleur, parce que c’est ce que tu aimes. Et quand tu aimes, tu es moins bon que quand tu n’aimes pas ! Comme tu n’aimes pas le froid, la glace, moi je prendrai un univers glacé ».
Et j’ai suivi son conseil !

SP - Mais pourquoi, vous qui n’aimez pas le froid retenir un tel milieu ?

GJA - Justement, je sais bien analyser ce qu’on ressent quand on a froid ! Et puis, au départ, je pensais plus à un cycle ferroviaire qu’à un cycle glaciaire. Je voyais plutôt une intrigue avec, pour décors, l’univers ferroviaire. C’était le plus important dans mon esprit. Les glaces n’étaient qu’un support. Quand j’ai commencé, je ne voulais penser qu’aux compagnies ferroviaires qui avaient un pouvoir sur tout le monde, mais dans un cadre qui restait à définir. J’avais pensé, aussi, à une planète noyée, avec juste quelques passages terrestres pour les rails.
Ce cadre devait être plus un décor qu’une partie intégrante du bouquin. Parce qu’au fond, je désirais surtout parler d’histoires avec des trains, leurs wagons, leurs compartiments, des rails, de la machinerie, de la fourniture de courant, etc. Ce qui est important, c’est l’énergie. Sans elle, l’humanité est bien démunie.

SP - Vous avez quand même passé, en étant frileux, vingt-cinq ans dans la glace !

GJA - Oui, (Rires) oui, mais comme j’habite une région chaude, quand je sors, je me retrouve dans mon élément.

SP - Vous présentez dans vos romans, nombre de techniques du domaine ferroviaire : la pose des rails, la façon de conduire une loco... Avez-vous, pour construire cet univers, travaillé à partir de documents ou avez-vous fait appel à vos souvenirs, à l’observation et à votre imagination ?

GJA - J’ai usé de toutes les sources possibles. Mais j’ai aussi rajouté des choses de mon cru, évidemment. C’est quand même une fiction.
J’ai beaucoup voyagé en chemin de fer depuis l’époque de mes 17 ans. C’est une chose que j’aime faire. Pour moi, monter dans un train, surtout un train de nuit, prendre une couchette me permet de vivre des moments un peu différents. Vous rencontrez des inconnus. Vous « partagez » avec eux une certaine intimité. C’est un moment exceptionnel. Vous vous promenez dans les couloirs, rencontrez des gens encore debout... qui fument une cigarette... c’est un retour à une certaine forme de vie grégaire qui me plait beaucoup.
Et puis, il y a cette atmosphère particulière qui est celle des voyages. Le voyage est ainsi un entracte dans votre vie, une parenthèse. Vous n’avez plus les mêmes occupations, les mêmes préoccupations. Toutefois, cela se perd sans doute avec les voyages très rapides, avec les téléphones et les ordinateurs portables. Mais je me base beaucoup sur mes souvenirs pour reconstituer, tant bien que mal, cette atmosphère dans mes livres.
Effectivement je me suis composé une base documentaire. J’ai un certain nombre d’ouvrages sur les techniques et technologies employées. Mais, plus que la technique en soi, les signaux, les systèmes électriques et électroniques, la capacité des motrices, leurs modes de propulsion, ce qui m’intéresse c’est le passé du chemin de fer. J’ai des ouvrages sur les grands trains mythiques d’autrefois. Je me suis offert un livre fabuleux sur l’Orient express, avec la description de toutes ces voitures fastueuses, sur le Transsibérien. J’ai des revues sur l’organisation des compagnies ferroviaires...
De plus, je suis capable, de partir d’un seul mot scientifique et de faire des recherches à partir de ce mot, de cette racine pour tout ce qui découle de l’expression. Je cherche tout ce qui peut m’être utile pour expliquer au lecteur, sans que cela bascule dans la pédanterie, sans que cela soit trop technique ou donne l’impression d’être trop vulgarisé.

SP - Vous n’avez pas travaillé que sur le train. N’avez-vous pas également mené des recherches sur la glace ?

GJA - Oui, aussi, bien évidemment. Mais là, j’ai peut-être escamoté un certain nombre de difficultés, de problèmes. Parce que, si je voulais tenir compte, exactement, de ce qu’est la banquise, on ne pourrait jamais y installer des lignes de chemin de fer sur de grandes distances et pour des convois comme je les propose. Il y a des crevasses énormes, des zones où c’est très chaotique. Alors, bien sûr, mes Aiguilleurs disposent de profileuses qui arrangent tout ça.
Mais, la banquise, elle bouge constamment. Elle bouge parce qu’elle a une fin et un début dans notre ère. Dans celle de la Compagnie, puisque toute la Terre est bloquée par les glaces, elle ne bouge pas. De plus, comme la lune a disparu, il n’y a plus de marées. C’est à dire que les océans ne montent plus, ne descendent plus, donc la banquise ne se fracture plus sous ces poussées. Voilà !

SP - Cela a-t-il nécessité des recherches et des études très poussées ?

GJA - C’était tout un enchaînement qu’il a fallu concevoir. Je me suis inspiré d’écrits tels que ceux de Paul-Émile Victor. Il fallait bien que je puise dans les documents de gens ayant vécu sur la glace, car, pour ma part je n’ai pas d’expérience dans ce domaine. J’ai, au départ, étudié tous ces mécanismes et presque toutes leurs incidences.
Puis les gens ont soulevé nombre de questions. Je me souviens, les lecteurs lors de séances de dédicace me demandaient : « Comment font-ils pour se procurer tout ce matériel ? ». Où ont-ils trouvé ce qu’ils ont ? Je leur répondais : « Vous n’avez pas bien lu ! Ils font des fouilles... C’est une société qui ne vit que parce qu’une autre a existé précédemment. Elle vit de fouilles. Ce sont des archéologues qui puisent dans tout ce qu’ils peuvent trouver. Soit ils découvrent des plans, des techniques, soit ils trouvent vraiment les appareils même s’ils sont fossilisés, même s’ils sont complètement foutus, ils peuvent quand même en tirer parti.

SP - Certains découvrent des choses qu’ils cachent ensuite soigneusement. Je pense aux Néo-Catholiques.

GJA - Ah, oui ! Ah ça, c’est parce que il y a eu quelque chose, une interruption dans la chronologie de la papauté. Et pour eux, c’est quelque chose... Le dogme doit être continu. C’est si difficile à admettre qu’ils trichent sur les dates. Ils ont laissé entendre, au fond, qu’il ne s’est pas écoulé tellement de temps entre l’explosion de la lune et l’époque où mon action se déroule. Seulement, ils ont été aidés en ce sens que certaines sciences ont été totalement interdites, dont l’astronomie, les recherches historiques, la géographie, enfin tout ce que l’on connaît à l’école maternelle. Tout ça, pour eux, c’était fini. Cela avait été supprimé.
Mais dans le cycle que je propose actuellement, la Seconde Epoque, tout reprend. On libéralise un peu l’accès à ces sciences.

SP - Il faudrait lire plusieurs fois La Compagnie des Glaces pour tout connaître. Car, outre l’action, il y a énormément de détails piquants, pittoresques, qui frappent juste. Pae exemple, vous faites appeler la Terre : La Planète blanche, par les enfants d’Ophiuchus.

GJA - Oui, en effet, aujourd’hui, les photos prises de très haut nous permettent de découvrir une boule essentiellement bleue. Or, si je l’entoure d’une couche de débris de la lune, j’imagine que la belle couleur d’origine due avant tout à la constitution de l’atmosphère changera. J’ai fait le pari que ces débris donneraient une couleur gris clair, proche du blanc, d’où cette dénomination que je prête à ces enfants.

SP - J’ai noté également, que vous introduisez très vite des voiliers. On sait que vous avez une grande passion pour la voile. Vous faites-vous plaisir ?

GJA - Oui, bien sûr ! Ah mais c’est tout à fait ça. Remarquez que je ne suis pas le premier. Il y avait déjà, dans Le Tour de Monde en quatre-vingts jours de Jules Verne, l’utilisation de ce type de transports, des voiliers sur glace. Mais moi, je les oblige à suivre des rails, à se limiter dans leur sens de déplacement. Mais, quelle belle économie d’énergie on pourrait trouver là, en rationalisant ce moyen de voyager.

SP - Et Lien Rag ? Vous êtes parti avec ce patronyme. Comment l’avez-vous choisi ?

GJA - J’avoue que les raisons de ce choix sont assez floues. Je voulais avoir un nom qui puisse rappeler le lien entre les deux peuples, celui du chaud et celui du froid, d’où ce prénom.

SP - Et puis vous faites un lien avec les Ragus. Vous montez toute une intrigue à partir de là, sachant que vous vous étiez engagé sur une série relativement courte avec une histoire finie. Aviez-vous initialement cette idée ?

GJA - Non, mais c’est ça les bonheurs de l’écriture. Ce sont les hasards qui font que d’un seul coup... Un jour, je me suis dit... Je ne sais pas comment cela est arrivé, mais j’ai constaté que Rag, à l’envers, faisait gar. Pour un univers ferroviaire, cela était déjà pas mal. Et je me suis rappelé qu’en anglais, on avait le mot sugar. Et j’ai bâti toute une partie de l’intrigue là-dessus. J’ai appelé la famille du héros, les Ragus, qui concordaient bien avec sugar. Puis plus tard, j’ai utilisé le mot de sugar, pour les luttes qui se passaient à bord du Bulb, entre les Sugar et, cela allait de soi, les Salt.
J’ai continué dans ce sens, ensuite, en appelant le Bulb, SAS (Salt and Sugar). C’est également un clin d’œil à Gérard de Villiers qui a SAS pour héros de ses romans d’espionnage.

SP - Sans vouloir vous manquer de respect, on a l’impression que vous « vous amusez comme un petit fou » Est-ce le cas ?

GJA - Mais je m’amuse bien à écrire. Si je ne m’amusais pas, je ne le ferais pas. Je me suis bien amusé tout au long de cette période. Je ne sais pas si les lecteurs le remarquent ou pas. J’utilise des sigles qui apparaissent à un instant donné. Par exemple, j’ai fait des CCP, les Coordinations des Cellules Populaires, j’ai pris PTT, FBI... Il y a, ainsi quelques canulars, mais aussi plein de références à la vie quotidienne.
De plus, il faut un peu d’humour. La Science-fiction est trop sérieuse. La SF française est très sérieuse. C’est rare qu’on rigole. Ce qui n’est pas le cas des Anglo-Saxons qui ont plus de romans avec une vision décalée.

SP - On connaît le succès de La Compagnie des Glaces. Mais n’aviez-vous pas commencé par d’autres livres de SF ?

GJA - J’avais fait une série, Les Chroniques de la Grande Séparation, entre 1971 et 1973. Elle était classique avec une vision qui correspondait à l’époque. Mais ce n’était pas ce que je voulais faire. J’avais déjà ce sujet de la Compagnie. Avec Les Chroniques je pensais avoir épuisé ce que j’avais à dire en Science-Fiction. Je me suis rendu compte que cela se rapprochait du Space Opera et ce n’était pas du tout mon objet. Pourtant, j’avais bien aimé ce que j’avais fait là. Mais j’ai arrêté.

SP - Pourtant, à l’époque, vous aviez eu une bonne presse sur la série.

GJA - Excellente ! Mais le directeur littéraire de l’époque ne m’avait guère encouragé. Je n’avais eu aucune raison de continuer sur cette voie.

SP - Comment, alors, avez-vous fait accepter votre projet ce cycle ferroviaire ?

GJA - Comme je vous l’ai dit, j’avais ce sujet, je voulais le traiter mais je ne savais comment. La Science-fiction ne m’attirait pas énormément... Et j’avais des hésitations à l’utiliser comme décor. J’avais cette série de sujets et je ne savais pas comment les traiter, dans quel cadre le placer. Je me suis dit que je devais anticiper. Je ne pouvais pas les faire se dérouler dans notre monde, cela n’aurait pas été crédible. Tout le monde apprécie le train. Tout le monde aime voir ces machines. De plus, il y avait un engouement terrible avec le TGV. Je ne me voyais pas raconter des histoires se déroulant à notre époque avec une société qui prendrait le pouvoir. Il fallait que je décale carrément le décor de mon sujet.
Mais finalement ce n’a pas été tellement difficile. Même si on ne lit pas de SF, on est imprégné qu’on le veuille ou non. Ce sont des échos, des lectures d’articles, des gens qui vous en parlent, des enthousiastes, des gens qui n’aiment pas spécialement mais qui en parlent. Ils évoquent le cadre. Vous avez ainsi connaissance de ce climat. Donc lorsque j’ai décidé de faire mes romans, je pensais plutôt anticipation que Science-fiction. Mais ce mot de Science-fiction est difficile à assumer pour pas mal d’auteurs, car les récits proposés n’ont pas toujours une base très scientifique.
Donc voilà, c’était une anticipation sur le transport. J’avais choisi mon cadre. François Richard n’était pas emballé en ce sens qu’il avait déjà pas mal d’auteurs de Science-fiction et d’Anticipation. J’avais déjà prouvé mon originalité avec les Espionnages et les Policiers et il pensait que ça n’ajouterait pas... Les premiers que j’avais faits ne l’avaient, sans doute, pas convaincu, car il ne m’avait pas encouragé à continuer. C’étaient de bons bouquins, mais ils n’étaient pas extraordinaires. Mais il a fini par prendre ce premier tome de La Compagnie. Je ne sais pas s’il y a cru, sur le moment.
Il y a eu des réactions à la publication des premiers livres. Il y a eu plusieurs articles, dont un dans Libé qui a déclenché l’engouement. Mais il y a eu aussi de vives critiques, voire une polémique. Je me souviens d’un certain rédacteur de fanzine qui était très virulent.

SP - Il n’aimait pas du tout le thème ?

GJA - Je pense que ça allait au-delà. J’ai toujours senti une réticence des véritables auteurs de SF pour ceux qui viennent au genre, mais qui ne se cantonnent pas à celui-ci. Heureusement qu’aujourd’hui les choses évoluent.

SP - Vous dites que vous n’avez pas de culture SF. Pourtant ne retrouve-t-on pas dans le cycle, tous les grands thèmes du genre, tels que les clones, l’espace, les mutants... ?

GJA - Oui, toutefois je n’ai pas voulu les utiliser tels quels, j’ai souhaité les détourner. Par exemple le satellite, qui entre nous, n’est plus un thème de SF sauf si... Donc, j’avais besoin d’un relais entre Ophiuchus et la Terre, d’un satellite qui maintiendrait, entre autres, la cohérence des strates de poussières lunaires. Mais, plutôt qu’un appareil rutilant, clinquant, j’ai voulu mettre en scène quelque chose de totalement différent. Je suis donc parti d’une énorme bête, le Bulb, une matière organique et j’en ait fait une chose peuplée de tribus dégénérées, de sectes, de restes de garous, de loupés... De plus, il se détraque peu à peu car il est malade d’un cancer. Un vrai bonheur de romancier !

SP - J’en reviens à Lien Rag. Comment le considérez-vous ? Comme un héros ?

GJA - Non, ni un héros, ni un anti-héros. C’est quand même un homme quelconque, banal. Moi, je l’ai voulu banal. D’ailleurs, j’avais conseillé aux dessinateurs de faire quelqu’un d’assez quelconque. Mais je crois que Dargaud n’a pas apprécié, puisqu’ils le font refaire. Je pense qu’ils veulent lui donner un petit air plus héroïque, plus dynamique, plus « musclé ».

SP - Vous faites dire à Leouan, sa compagne métisse : « Tu es un type qui, faute de savoir quel parti prendre, choisit toujours le camp des plus faibles. De cette façon, tu ne te trompes pas souvent. » Qu’en pensez-vous ?

GJA - C’est bien vrai ! C’est un peu ma philosophie quand même, ou mon idéologie, si vous préférez. Vous savez, c’est l’idéologie de gauche. Il ne faut pas le nier.
Naturellement, il y a des gens de gauche qui ont du caractère, une ambition, du pouvoir souvent. Lien, au début, non ! C’est un homme. On oublie une chose. Il y a un élément déterminant qui apparaît un jour. Vient le moment où il y a un gène d’éveil qui se manifeste, qui est une transmission génétique qui remonte certainement au Bulb, où la science avait énormément progressé contrairement à ce qui se passait sur Terre, à ce moment là. En effet, les gens qui sont partis sur Ophiuchus et dont une partie s’est emparée du Bulb, pour en faire un satellite, se composait d’une élite scientifique surtout. Bien sûr, il y avait des aventuriers, parce que les scientifiques avaient besoin de gens de sac et de corde pour s’emparer du Bulb, mais le fond était très, très scientifique, très cultivé, à tous les niveaux. Et dans cette sphère qu’était le Bulb, dans ce micro monde, dans ce microcosme qui faisait quand même soixante-dix kilomètres de long s’est développé le progrès dans tous les domaines. A un moment donné, Gus celui qui deviendra Lienty Gus... Ragus, ira dans le Bulb et on aura les moyens de lui refaire les jambes. C’est un cul de jatte, mais on lui refera des jambes véritables, pas des prothèses. Donc Lien Rag est originaire de ce milieu. On lui a greffé un gène d’éveil pour qu’à un moment donné, il découvre le vrai jour du monde sur lequel il a été envoyé sur Terre.
Parce que l’histoire, finalement, est faite par des gens qui sont partis du Bulb, avec l’intention de prendre le pouvoir sur Terre en utilisant le train, grâce aux trains, aux rails, aux réseaux, etc. Ce sont les Aiguilleurs qui sont issus du groupe des Salt. Ensuite, les Sugar ont envoyé, à leur tour, des gens pour contrer les menées des autres. Ce sont les Ragus qui, un beau jour se réveillent à la lucidité, à la réflexion, puis à la rébellion contre ce monde. Voilà !

SP - Quels rôles vouliez-vous donner aux Roux dans cette saga ?

GJA - Ils représentent plusieurs symboles. D’abord, ils sont l’anti-thèse des hommes du Chaud. Alors que ces derniers grelottent sous des coupoles, dans des wagons, les premiers sont libres d’aller et venir et peuvent vivre nus, sur la glace, par moins cinquante degrés. Ils possèdent des capacités physiques que n’ont plus les autres humains. On m’a souvent demandé s’il fallait les comparer à des races opprimées aujourd’hui. Ce n’était pas mon objectif. Ils représentent par contre un élément important dans l’intrigue, pour l’étude des rapports entre des races bien différentes. Cela me permet de développer toute une série de situations.

SP - Au départ, vous présentez les Roux comme des êtres plus proches des animaux que des hommes ?

GJA - C’était volontaire. C’était l’apparence qu’ils donnaient, à des tas de gens qui ne les connaissaient pas vraiment. Puis petit à petit, on les découvre. On découvre leurs capacités, leurs potentialités. Je ne pouvais pas tout de suite dire ce qu’il en était. Ce n’est pas le principe du roman d’action que de dévoiler l’essentiel de l’intrigue.

SP - Mais ce rapprochement entre les deux peuples, par Lien Rag, jusqu’à donner naissance à un enfant qui deviendra un Messie ?

GJA - C’est un peu mystique. Il est possible que la légende soit postérieure à la naissance ou l’inverse. Il y a eu, sans doute, d’autres enfants comme cela, des métis. Lien en rencontrera, par exemple Skoll et Leouan. Mais son enfant bénéficie de dons qui lui viennent de l’héritage génétique de Lien, qui ont leur origine dans le Bulb.

SP - Ce qui est frappant, c’est la place des femmes dans votre saga.

GJA - Ah mais les véritables héros, ce sont elles ! Moi je trouve qu’elles ont une autre carrure que les hommes. Regardez Lady Diana, cette femme ambitieuse, à la tête de la plus puissante compagnie. Il y a également Yeuse...

SP - J’ai trouvé dans un de vos polars ce terme de Yeuse. Ne s’agit-il pas d’un arbre ?

GJA - C’est le nom scientifique du chêne vert. Le chêne vert, c’est un Yeuse. J’ai repris ce nom car j’ai trouvé que c’était un beau nom de femme, mais il y en a bien d’autres : Ann Suba, Floa Sadon, Songe, Farnelle...
Mais Yeuse reste mon personnage préféré que l’on retrouve. Je crois qu’il n’y a pas un volume où elle n’apparaisse pas. Elle persiste d’ailleurs car on la retrouve dans la nouvelle époque, avec d’autres personnages. Il faut bien que j’aie une continuité, une liaison avec le passé. Mais son rôle ne se limite pas à ça, au contraire !
Les femmes, il est vrai, prennent une part importance. Elles en ont toujours eu dans mes romans, que ce soit dans mes polars ou autres... Je ne suis pas un féministe à cent pour cent. J’ai mes côtés macho, mais je sais apprécier la place des femmes, l’intérêt des femmes.

SP - Vous inventez toute une zoologie comme Jelly l’amibe. Pourquoi cette amibe gigantesque ?

GJA - Je ne l’ai pas créée pour une raison particulière. J’avais besoin de rendre une région entière inaccessible. Au point de vue climatique je ne voyais pas ce que je pouvais ajouter de plus. J’ai eu l’idée de forme qui représentait une forme de survivance mythique et basique à la fois. Cette forme de vie réduite à sa plus simple expression, tout en représentant un énorme danger, me plaisait bien.

SP - Il y a aussi une autre catégorie, ce sont les Hommes-Jonas.

GJA - Cela, c’est la pureté. C’est très écologique. Cela vient de ma période écolo des années 70. Ensuite, j’ai un peu révisé tout ça. Mais c’était l’époque où on allait manifester à Malville.
J’avais besoin de ces gens là qui représentaient le lien le plus abouti avec l’environnement. Parce qu’au fond, La Compagnie, c’est quelque chose d’assez tragique, d’assez difficile, de dur. Alors, ces gens qui vivent dans les baleines, qui partagent avec elles des émotions, des sentiments, alors quelles sont en voie de disparition, compose un volet poétique. De plus existe déjà dans la Bible, Jonas, l’homme qui vit dans une baleine.

SP - Vous placez toute une partie essentielle de l’action au Tibet. Pourquoi choisir ce lieu ?

GJA - J’avais lu qu’il existait des endroits très périlleux pour récolter le lichen nécessaire à lanourrituredes troupeaux. Dans certaines vallées étroites on avait installé des échafaudages avec des échelles, tout un réseau qui couvrait, verticalement, des surfaces importantes. Cette image m’avait bien plu et j’avais envie de l’utiliserdans mon histoire. Le Tibet est une zone que je n’avais pas mise dans l’intrigue, or, sa situation est stratégique entre mes différentes compagnies. Elle pouvait servir de base pour le développement de nouvellespéripéties. Ce sont des endroits difficiles d’accès, avec une vie encore plus rude. C’est aussi l’endroit idéal pour se réfugier, pour se cacher. Cela convenait parfaitement pour mes Rénovateurs du Soleil qui étaient pourchassés sur presque toutes les parties du globe.

SP - Au Fleuve Noir, La Compagnie des Glaces n’est-elle pas la première série à être rééditée ?

GJA - Oui, c’est la première en Anticipation, même en policier cela n’était pas arrivé. Le Fleuve Noir a décidé de rééditer les seize premiers volumes. Elle a été rééditée et non réimprimée. C’est Patrick Siry qui a porté ce projet. Puis il est parti. Furny Garamand l’a remplacé en tant que directrice littéraire. Quand elle est arrivée, elle n’y croyait pas. Puis, elle a découvert tout un volumineux courrier de lecteurs, dans des tiroirs. Elle a compris tout l’intérêt que les gens portaient à La Compagnie. Elle a étudié les tirages, les ventes et elle a vu que c’était un truc qui marchait. Elle a décidé de faire une collection spéciale qui a débuté avec le numéro 37. Elle a crée la collection bleue et elle a tout repris depuis le numéro un. Pour alimenter cette nouvelle collection, je m’étais engagé à en sortir un tous les deux mois.

SP - La Compagnie des Glaces a souvent été rapprochée des œuvres des feuilletonistes du XIXè siècle. Que pensez-vous de cette comparaison ?

GJA - Je suis très flatté qu’on me compare aux feuilletonistes. J’ai toujours apprécié le roman populaire du XIXè Siècle. Mon grand-père était un amateur de littérature populaire. Je n’avais qu’à aller dans son grenier et choisir un roman dans ce fonds fabuleux d’histoires merveilleuses. C’est ainsi que j’ai découvert Les Misérables, Le Comte de Monte-Christo, en passant par La Porteuse de pain ou Les Habits noirs. J’ai le souvenir des grands textes et de textes de moindre notoriété.
Alors je prends vraiment comme un compliment que l’on me compare à un feuilletoniste. Ce genre de publication n’avait plus été faite depuis au moins cinquante ans. Au début de la Compagnie, lorsque j’annonçais que j’avais la matière pour faire vingt volumes, puis cinquante, on me disait : « Personne ne suivra cette histoire d’un bouquin à l’autre, personne n’aura la patience d’attendre, les lecteurs vont perdre le fil, oublier ce qui s’est passé. Ils vont protester, écrire... » Ces prédictions ne se sont pas réalisées. Les lecteurs sont ravis de lire une SF « à épisodes ».

SP - La conception d’une telle saga ne demande-t-elle pas un plan d’ensemble, mais aussi un plan plus détaillé, volume par volume ?

GJA - Au début, j’avais un plan assez général, on en a parlé, pour quelques volumes. Mais à partir du moment où j’ai compris que j’allais écrire de nombreux romans, j’ai dressé un petit plan d’ensemble. Mais, c’est très difficile de m’y tenir. Mes personnages sont imprévisibles. Ils vivent, pensent, parlent, agissent, presque en autonomie. Ils peuvent ainsi donner un sens à leur vie. S’ils expriment un sentiment, s’ils ont un coup de colère, s’ils tombent amoureux, je ne peux pas m’y opposer. Par contre, s’ils éprouvent de la joie, de la tristesse, de la peur, par exemple, ils vont faire telle ou telle chose qui engage l’avenir. C’est comme cela que ça se passe dans le roman. Et je suis bien obligé d‘en tenir compte. Ce n’est pas toujours facile. Il m’arrive quelquefois de vouloir tout remettre en ordre, par rapport à un plan initial idéal. Mais je sais que c’est impossible.
Mes personnages arrivent à une certaine indépendance. De plus, je vis leurs aventures en même temps qu’eux. J’essaie de les contraindre dans le cadre général. Ainsi, Lien Rag, mon personnage clé, a vécu une existence ordinaire de glaciologue de seconde classe. Brusquement, il prend conscience du monde dans lequel il vit, un monde où des injustices et des excès se produisent. Pourquoi cet éveil soudain ? Pourquoi ce brusque intérêt pour les Roux, ce Peuple du Froid, considérés par les uns comme des animaux, par d’autres comme des humains à part entière. Il me fallait donc expliquer pourquoi. Pour ma part je considère que tout provient de Yeuse, de leur première rencontre où un gêne a été activé, transformant Lien Rag en redresseur de torts. Elle prend alors une dimension inattendue puis qu’elle devient la principale héroïne. C’est sur elle que repose une grande part de l’organisation de la série.

SP - À la lecture de vos romans, on a le sentiment que vous mixez, pour votre anticipation, passé et modernisme, que vous puisez dans les racines du passé et en même temps vous semblez très intéressé par les nouvelles technologies.

GJA - C’est certain. Mais je ne suis pas attaché au passé. Je cherche à retrouver, à faire revivre une certaine atmosphère des chemins de fer anciens. Je cherche à faire partager ce que je ressens quand je lis certains romans de la fin du XIXè ou du début du XXè siècle. Lorsque Sherlock Holmes allait prendre le train à Victoria Station, c’était tout une affaire, presque tout un cérémonial. J’aime la mer, les bateaux, surtout les voiliers, mais le train, c’est quand même autre chose...
Par contre, je suis aussi attiré par la technologie, par tout ce qui est ordinateurs, systèmes électroniques. D’ailleurs, je m’amuse à pousser des extrapolations à l’extrême. Je fais des combinaisons génétiques. Avec le Bulb, particulièrement, je pars avec des possibilités infinies, ou presque. Tout est ouvert et je peux faire ce que je veux. Je marie la technologie et la matière vivante, l’adaptation de la robotique à une entité vivante.
Ma SF est souvent à base de rétro. Les machines que j’utilise sont souvent exhumées des musées pour être remises en route. L’homme, dans ce domaine, a aussi fait preuve d’imagination. Par exemple, je me souviens avoir lu qu’il y avait une motrice qu’on appelait le dromadaire. Cette locomotive destinée à circuler dans le Nord avait son habitacle construit au dessus de la chaudière, ce qui permettait une bonne protection contre le froid et aux chauffeurs d’avoir chaud. C’est ce genre de détails que j’aime, car ils permettent de se lancer dans des hypothèses qui peuvent paraître folles.
J’ai aussi inventé des machines qui n’existent pas, qui n’existeront jamais. J’ai eu le projet d’aller encore plus loin en imaginant une machine vivante, construite à partir de cellules et qui obéirait à la pensée humaine. J’ai été dans ce sens avec la Locomotive de Kurts, qui au fil des volumes prend de plus en plus d’autonomie et devient une entité à part entière.

SP - Ne faites-vous pas, tout au long de votre cycle la dénonciation sociale de notre société, des abus des nantis ?

GJA - Certainement, surtout au début du cycle, avec les descriptions des sociétés ferroviaires. J’ai poussé à outrance ce que pourrait donner une telle structure entre les mains de personnes qui voudraient en profiter au maximum. Par exemple, les actionnaires des compagnies vivent superbement par rapport au reste des populations. Ils disposent d’endroits fabuleux qui leur permettent d’avoir chaud, de cultiver des vignes, de vivre dans l’abondance, alors que le reste de l’humanité grelotte dans des vieux wagons ou dans des trains d’intérimaires. Ces nantis ont a leur disposition des moyens de déplacements, des cartes qui leur donnent des priorités. Ils utilisent des motrices à vapeur pour s’affranchir des contraintes de l’électricité, alors que les autres doivent voyager sur des lignes électrifiées dont ils ne peuvent sortir.
J’ai toujours, dans tous mes romans, (Polars, Espionnage) mis en garde contre les abus, les restrictions de la liberté de mouvement et de pensée. Je suis contre tout dogmatisme. Il est vrai que La Compagnie offre nombre d’occasions de dénoncer, à travers la fiction, les comportements outranciers, injustes de l’État, de sociétés, de la religion...

SP - Dans La Compagnie des Glaces, ne retrouve-t-on pas votre fascination pour les mondes clos ?

GJA - C’est exact. J’aime les mondes clos. Je ne sais pas d’où me vient cet attrait. On retrouve souvent cette hantise dans mes polars car, en général, j’utilise des maisons, des appartements, des immeubles ... Dans La Compagnie, j’ai à ma disposition toute une panoplie de lieux fermés étant donné que les hommes, pour se protéger du froid, s’enferment dans des wagons, sous des coupoles... J’aime bien lorsque l’action se déroule dans une voiture en mouvement (Il est difficile de la quitter) ou dans des stations un peu oubliées. Je me suis régalé avec le cadre de Station fantôme. Je trouve que ces univers clos sont fascinants. Ils sont à la fois connus et inconnus. Ils peuvent receler des dangers qui sont d’autant plus surprenants qu’ils sont inattendus dans un cadre familier.

SP - Vous avez créé plus de deux cents personnages et cela continue. En exagérant, on pourrait dire qu’il y en de nouveaux, presque tous les jours. Comment les construisez-vous ?

GJA - La littérature permet une chose que l’image ne permet pas : démarrer avec une sorte de silhouette. On n’est pas obligé de décrire tout de suite un personnage. On peut attendre quelques pages pour lui donner quelques caractéristiques physiques. Je commence presque toujours par une silhouette qui s’affine peu à peu. J’ai horreur des descriptions qui posent dès le départ un cadre rigide. Je préfère faire émerger mon personnage. Cela fait peut-être partie des techniques du suspense ; Si c’est le cas, je l’applique jusque dans ce genre de détail. Et puis, je vous le disais, on n’est pas souvent maître de ses personnages. Ils viennent ainsi, peu à peu, se construisant selon le besoin de l’action. D’où sortent-ils ? Sans aucun doute de rencontres avec des personnes, de films, d’émissions de télévision... Mon subconscient doit capter ainsi des traits, des caractères et me les restituent le moment venu.

SP - Pendant plus de douze ans, vous avez vécu « Compagnie », à raison d’une moyenne de mille pages par an. En 1992, vous arrêtez cet univers où vous aviez plaisir à entrer et à évoluer. Comment avez-vous vécu cette rupture ?

GJA - D’abord, pendant quelques jours, avec soulagement, me disant que je pourrais me consacrer à d’autres projets. Mais très vite, j’ai ressenti comme un vide dans mon existence. J’avais pris l’habitude de vivre avec mes personnages pendant presque six mois par an. C’était nombre d’émotions qui disparaissaient. En écrivant, j’avais le sentiment d’inventer un monde qui pourrait être en devenir, d’être presque visionnaire. Je me sentais parfois comme porté par une volonté extérieure, comme si je racontais des souvenirs qu’on me dictait.

SP - Vous avez évoqué, tout à l’heure, Dargaud et la version BD de La Compagnie. Il y a toujours eu beaucoup de projets d’adaptation autour de votre cycle et, à part un jeu de rôles, aucun n’avait abouti. Mais Dargaud et le studio Jotim lancent un vrai défi, à l’ampleur du cycle. Quel effet cela vous fait-il de voir votre œuvre adaptée ?

GJA - Ce n’est pas la première fois que cela m’arrive. J’ai eu de nombreux polars qui ont servi de scénario pour des films et des téléfilms. Pour la BD, dans les années 80, les Éditions Artima avaient lancé une collection de BD en petit format, à partir des romans d’espionnage du Fleuve Noir. Ainsi, une dizaine des aventures du Commander avaient fait l’objet d’une adaptation. Mais La Compagnie, c’est encore autre chose. J’ai été invité, à l’automne 2002, à Audincourt, pour une présentation du projet, quelque chose de grandiose. C’est une belle réalisation, avec des moyens et des techniques modernes. Philippe Bonifay a fait « éclater » les modes traditionnels de réalisations d’albums BD. Ils sont toute une équipe et ils projettent d’en publier trois par an. Ce n’est pas rien.
Ce que j’ai vu, ce qui m’a été présenté m’a bien plu. Ils ont réalisé un gros travail sur les couleurs et ils ont des idées graphiques intéressantes. Mais il ne faut pas qu’ils se retiennent.


L’interview qui suit a été réalisée lors de la publication des deux premiers tomes de La Nouvelle Époque, en janvier 2001. Parue dans SF Mag, elle avait dû subir les contraintes du « signage ». Nous vous la proposons dans son intégralité.

SP - Cette suite tant attendue de La Compagnie des glaces s’intitule Nouvelle Époque et commence 15 ans après. Pourquoi cette appellation et ce décalage ?

GJA - Ni l’éditeur, ni François Ducos, ni moi ne voulions d’une « Compagnie-suite, d’une Compagnie n°2 ». C’est la directrice littéraire qui a trouvé Nouvelle Époque. Il s’agit, en effet, d’un autre cadre, d’autres personnages en un autre temps. Quinze ans après a été retenu pour que le bouleversement climatique soit un fait accepté par les acteurs de l’histoire. Je n’avais pas envie de refaire un roman catastrophe et les descriptions du cataclysme.

SP - La « Compagnie » que vous écrivez actuellement est-elle celle que vous auriez faite sans l’interruption ?

GJA - Je ne sais pas répondre à cette question. Quand j’ai terminé la série précédente, je croyais faire ouf ! Mais quelques temps après je me languissais de ce monde et de ses personnages. Sans doute que les choses ont un peu évolué et que je donne aujourd’hui un nouvel éclairage. Maîtrise-t-on totalement son inspiration ?

SP - Vous aviez crée les Roux, ce Peuple du Froid, parce que les conditions de la glaciation le nécessitaient. Maintenant que la Terre se réchauffe, que l’Équateur est en feu, pensez-vous créer un Peuple du Chaud ?

GJA - Les Roux se cantonnent dans l’Antarctique et également au Pôle Nord. Vous verrez que de grandes mutations s’effectuent entre les deux régions.

SP - Les glaces fondent. Il n’y a plus de trains. La caste des Aiguilleurs va-t-elle l’accepter ?

GJA - Il y a effectivement un nouveau mode de locomotion. Je vous en réserve la lecture. Mais n’oubliez jamais que la Terrible Caste ne rêve que d’un retour à la situation antérieure. L’attachement au pouvoir d’ex-dirigeants est très fort. Et l’attachement des gens pour leurs conditions de vie, même si elles sont très inconfortables, est un frein puissant à l’évolution. Regardez ce qui se passe dans certains pays, actuellement, où la peur du changement, de l’inconnu amène des situations ubuesques.

SP - L’univers clos vous fascine. On le retrouve dans vos polars et, bien sûr, dans La Compagnie des glaces. Aujourd’hui, vous ouvrez largement l’accès à presque toute la planète. Est-ce un profond changement ?

GJA - Durant les années consacrées à la Compagnie, j’ai quelque peu négligé mes romans criminels où, comme vous le dites, l’univers clos qui me fascine pouvait me donner le cadre, l’atmosphère, exaspérer les passions. Comme je reprends, pour Le Masque 1, ce type de romans, thriller et polar, je vais pouvoir me délecter de ces lieux d’enfermement. Ce qui me laissera la liberté d’extérioriser dans la Nouvelle Époque de la Compagnie, les actes de mes personnages.

SP - Seuls les Simone ne souffrent pas, avec leur réacteur nucléaire, de la crise endémique de l’énergie. Est-ce une allégorie, un pied de nez ?

GJA - Oui, les Simone utilisent un moteur à fusion contrôlée. C’était déjà bien connu des lecteurs depuis Les oubliés de Chimère. C’est un pied de nez car, du temps où je fréquentais le milieu « écolo », on nous terrorisait avec la future explosion catastrophique des centrales. A l’époque, nombreux furent ceux qui construisirent des abris. Et quelques entreprises se lancèrent sur ce marché. Des tas de gens se gelèrent avec du solaire bricolé et manquèrent sauter en branchant le méthane de leur compost sur leur cuisinière. Cette écologie française n’est qu’une écologie-sanction-punition avec la méfiance et le mépris des possibilités humaines. Une idéologie janséniste.

SP - Quel est votre personnage fétiche ? Votre préféré ? Celui que vous abhorrez particulièrement ?

GJA - J’aime presque tous mes personnages et j’ai même, vous le verrez, réhabilité Charlster, le pépère pervers. Ma femme préfère Jdriège, le fils de Jdrien le Messie. Moi, le réalisme amer de Yeuse me touche. Liensun, avec son culot et son immoralité ne me déplait pas. De nouveaux personnages, plus jeunes, viendront peu à peu satisfaire mon affectif.

SP - Lien Rag est grand-père. Avez-vous envie de parler, de raconter les émotions liées à ce « grade » ?

GJA - Je n’ai pas l’impression que Lien Rag soit conscient de son état de grand-père avec Jdriège. Les deux peuples du chaud et du froid sont si différents, question affectivité, sensibilité, que la tendresse y est assez difficile à exprimer. De plus, Jdriège est un gaillard taillé en athlète alors que Lien Rag a surtout cultivé son intelligence et son adaptation au milieu. Jdriège a du mal à établir la nomenclature d’une famille telle que nous la connaissons. La mère d’accord, le père est une notion plus vague avec la liberté sexuelle de son peuple. Il sait que son père est ce Messie mort, car il a eu la révélation qu’il était son fils. D’ailleurs, il n’aura désormais que ce culte du père. Cela ressemblera plus à une forme obscure de religiosité spirite qu’à une véritable croyance. Je voudrais ajouter que même chez les Hommes du Chaud, la famille traditionnelle a éclaté comme vous vous en êtes rendu compte dans les 63 volumes précédents. Il n’y a pas de place dans les wagons-habitations pour plusieurs générations.

SP - De combien de tomes avez-vous actuellement esquissé le synopsis ? Combien en prévoyez-vous ?

GJA - Top secret ! Six bouquins par an, un tous les deux mois, cela à un âge où tout peut s’interrompre sans prévenir. Pas de projet à long terme donc.

SP - Avez-vous, malgré cela, des projets pour d’autres cycles de science-fiction ?

GJA - Non, pas de projet d’autres séries de SF. J’ai retrouvé ma Compagnie, que voulez-vous que je souhaite d’autre ? N’oubliez pas, ces six romans annuels vont m’occuper pas mal. Comment trouverais-je le temps de voyager dans un autre univers ? Par ailleurs j’ai toujours la série d’enquêtes policières des frères Roquebère à L’Atalante.

1- L’étameur des morts. Parution février 2001


Retour au sommaire des dossiers