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"Lurulu "
Jack Vance

Editeur :
Fleuve Noir
 

"Lurulu "
Jack Vance



9/10

Suite du remarquable Escale dans les étoiles, Lurulu cultive la même exigence humaniste comme un même sens du voyage.

Le Glicca est un de ces navires issus des romans de Stevenson. Il passe de planète en planète, négociant des marchandises au meilleur coût et à la débrouille. C’est le stoïque capitaine Maloof qui en tient le gouvernail, un capitaine possédant ses propres limites, si humaines dans le fond. Il traîne avec lui une bande d’amis plus ou moins adaptés ou intégrés à cette vie et aux relations qui s’y nouent. Ainsi, l’accompagnent dans son périple d’homme tranquille un cuisinier (Wingo), grand maître de l’art culinaire et pétri d’un idéalisme qui n’est pas sans rappeler ces poètes de l’enfance éternelle et vagabonde, détaché et fidèle à des principes qui dépassent les simples lois humaines. Schwatzendale, quant à lui, est une espèce d’épicurien, mâtiné d’un cynisme très imprégné des stances d’un Diogène Laerce. Et il y a enfin Myron Tany, jeune aventurier idéaliste à la recherche de son Grand Meaulnes, qui un jour a embarqué sur le fameux quai aux étoiles, Port Tanjee, abandonné par Dame Hester Lajoie.

Comme dans le premier volet de cette fresque, le voyage est prétexte à merveilles et découvertes. Comme dans son cycle de Tschaï, le voyage est la plus belle des raisons pour y découvrir des sociétés, des modes, coutumes et rites les plus étranges, mais qui, prodige de l’imaginaire, se montrent d’une incroyable authenticité, si bien qu’on finit par s’y laisser prendre, on y croit. Peintre et sculpteur, Vance nous ébauche par des teintes subtiles ou criardes des mondes et des paysages où les couleurs imprègnent des pensées de rites exotiques célébrant la vie, la transformation aussi, ainsi qu’un passé doré de mystère. Il nous sculpte des personnages dont il affûte les traits au gré des périples et épreuves, les faisant vieillir d’une douce patine, celle du temps qui passe et qu’on veut sans cesse repousser, en reprenant le navire au long cours vers d’autres planètes, vers cette source de jouvence qui n’existe pas.

Et dans les entrelacs complexes de cet univers où le commerce colonial s’installe également (sans la facture esclavagiste), cet équipage vivra une odyssée pour repartir, avec toujours à son bord un jeune aventurier croyant trouver à chaque port des amis, ne récoltant somme toute qu’une nouvelle leçon sur les solitudes nécessaires.

Mais le grand art de Vance nous fait passer ce difficile récit sur l’apprentissage comme un jeu de rencontres entre les cultures. On y échange ou on s’éprouve sans retenue, on y cultive des croisements d’idéaux, pour ensuite s’en aller éprouver les ramures d’autres planètes. Les parents de Myron sont des faire-valoir, mais aussi le rappel aux sources,...

Vance nous raconte une vie de voyages, dans cette longue saga tranquille et baroque. Il nous parle en gros de son propre idéal, celui d’un colonialisme sans maître et esclave bien établis, évitant de rejouer en le réactualisant le scabreux passé du blanc colon sur les peaux rouges de service. Vance fonde sans le vouloir un colonialisme de principe, sans guerre de conquête ou massacres aveugles perpétrés par une humanité conquérante. Sur un ton mi-poétique, mi-ironique, il nous décrit les voyages d’une troupe en cavale, commerçant avec et jaugeant les mondes sur lesquels ils font escale à l’aune de leur naïve foi de chercheurs sans étiquette.

Et c’est là la plus belle qualité de l’écriture de Vance : il sait grimer des fresques faussement intimistes, faire de ses voyageurs des scientifiques à l’image d’un Darwin dans ses îles, à l’égal d’innocents ingénus, fous possesseurs de l’éphémère, croyants sincères et légers en des amours et amitiés improbables ou impossibles.

Là-bas, ce grand " là-bas " de Vance, est un monde où on boit des bières, discute avec des savants péripatéticiens. Et mine de rien, on joue à éternellement refaire le monde, perdant des êtres chers, faisant rentrer des gains, échouant en des amitiés, engendrant de nouveaux souvenirs d’amours de passages ou d’amours éternels qui sont en même temps des échanges ethnologiques. Car tous les ciels de ces planètes, aussi différents soient-ils, se ressemblent, ce sont des ciels Proustiens, qu’importe s’ils ne sont pas de la même teneur ou de la même texture, si on y meurt à regret. Ils portent avec eux cet ineffable toujours inactuel qui, tels les ciels de jadis, sur les sept mers de notre Terre ou sur les terres sauvages, si bien contés par Stevenson, Conrad et tant d’autres, inspirent les hautes pensées comme les plus basses. C’est un voyage dont on ne revient pas indemne que celui auquel nous convie le grand Jack Vance, mais c’est un voyage qui nous aide peut-être à mieux accepter notre étrangeté à notre propre monde. C’est là sa plus grande vertu...

Emmanuel Collot

Lurulu, Jack Vance, Rendez-vous Ailleurs, Fleuve Noir, traduit de l’Américain par Patrick Dusoulier, Couverture par Alain Brion, 240 pages, 22 €.





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