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"Aztechs"
Lucius Shepard

Editeur :
Le Bélial
 

"Aztechs"
Lucius Shepard



10/10

La collection Lunes d’Encre fait sensation en publiant un recueil aussi remarquable qu’intelligent, voilà que les éditions Le Bélial répondent avec un livre consacrant un auteur et quel auteur, Lucius Shepard. Cette plume fine, tortueuse, impertinente, tant dans ses visées que par les brillantes thématiques qu’elle mettait en scène, nous revient sous le patronage d’Olivier Girard, dont on ne saura jamais assez saluer sa contribution au genre. Ayant déjà pris l’initiative de ressusciter un géant comme Poul Anderson, voilà qu’ils nous servent un recueil énormes gonflés de cette écriture porteuse de cette métaphore vive qui fait d’un récit plus que ce que les genres et cloisonnements accordent à l’écrivain. Car qui d’autre que Lucius Shepard sait à ce point manier les mots et les noms, les lieux, les regards et les dialogues, qui de la première ligne au dernier mot d’une histoire tracent un parcours. C’est ce parcours qui permet de parler même de Dieu sans cette scission, sans cette rupture et cette absence qui feront toujours des études religieuses des paroles sur rien et du verbe de Shepard une parole suspendue sur les gouffres du néant mais dont les protagonistes vivent, transmettent et transcendent d’une manière pleine et accomplie. Il y a une quadrature du cercle dans chaque histoire de Shepard qui fait que, justement, ses nouvelles échappent à toute classification à toute étiquette.

" L’éternité et après " est en cela un brillant exemple de cette écriture des profondeurs. Un jeune voyou bien en vue dans une société moscovite tenue par la mafia, tombe un beau jour amoureux d’une prostituée de toute beauté. Entraîné par son désire de racheter la belle à la bête, ce jeune homme, en tant que personnage de fiction, va entraîner les lecteurs sans qu’ils ne s’en aperçoivent vraiment dans un maelström dont il semblerait que personne n’a la véritable solution. Le récit chez Shepard sert une métaphore dont les archétypes participatifs dépassent largement le simple niveau d’une lecture basique. C’est à un véritable rituel initiatique, une mise à l’épreuve des identités qui se cherchent, se rencontrent et s’unissent même dans la séparation, que nous convie une plume qui n’en aura jamais fini de fasciner ses adorateurs comme ses pires détracteurs avides de commercial et de fast-food littéraire. Ce qu’il y a de plus extraordinaire dans cette nouvelle c’est cette fausse interrogation qui survole l’ensemble narratif. Ainsi, en nous posant la question de savoir qui ou quoi se cache derrière cette boîte mafieuse qui se nomme " L’éternité ", nous mettons le doigt sur un double rapport : les processus d’élaboration qui confèrent à une histoire sa force persuasive et notre propre part de mystère, celle qui fait être et interagir un microcosme encore plus dépendant de nous, de notre regard qu’on pourrait le penser de prime abord. Un chef d’oeuvre et un voyage à la puissante symbolique aux tréfonds qui font notre horreur quotidienne, celle dont on se surprend parfois à en extirper du sacré ou de l’amour, tout simplement.......

Dans " Le rocher aux crocodiles ", Lucius reste fidèle à ses régionalismes cosmiques, où c’est dans l’abject et le sordide, le noir qu’émergent des merveilles romanesque. Mais ces " romanesques " doivent toujours s’entendre à la fois comme des mises à l’épreuve de l’écriture dans ses prétentions traditionnelles, et un véritable rituel masochiste pour tout lecteur tentant ces voyages vers des continents enclavés, des continents qui sont mémoires en même temps que phénomènes cloisonnés dans un archaïsme ethnologique. Le Zaïre, humidité, magie noire, sorcellerie, hybridations d’hommes et de crocodiles. En employant là tous les lieux communs du roman fantastique géographique, et toutes les pacotilles qu’on est en droit d’y accoler pour susciter le pittoresque, Shepard nous distille un puissant sortilège sur les apparentes illusions du magique et de leurs implications logiques dans notre vie même. Encore une fois, l’auteur ne sombre pas dans le sensationnel de ces récit et nous dépeint un personnage profondément enraciné dans ses contradictions, ce qui nous le rend terriblement familier. La fin achève le récit en une boucle et nous décrit un homme définitivement hanté par un magique qui, bien loin de l’avoir détourné du monde et de ses repère, n’a fait que de lui en parler sous un regard différent et ainsi relativiser la distance qui sépare croyance et vérité pour nous les montrer comme des intensité différenciées de notre propre rapport à l’existence, qui n’est souvent qu’un regard qui évalue. Il y a dans cette histoire un retournement du regard que le héros porte sur le monde et sa vie qui fait de lui un autre comme nous. C’est cette incroyable relativité de la fonction du héros dans ses conclusions qui inscrit ce récit dans une entreprise comparable à un récit comme le " Nomads " de Chelsea Quinn Yarbo, où l’incroyable parvient à vous sauter dessus et à vous transformer définitivement, sans possibilité de retour. Shepard y surajoute le raisonnement, et la philosophie. Si le héros de Shepard renonce à lutter, ce n’est pas comme chez Yarbo parce qu’il est transformé de manière ethnologique par un esprit de groupe, celui d’un peuple nomade aux pouvoirs terrifiants inscrits dans notre propre urbanité. Si le héros de Shepard renonce, c’est bien parce que son contact avec l’inquiétante étrangeté est une ouverture totale sur l’altérité de notre être, et ce sentiment définitif de la séparation dans un devenir malgré tout commun, qu’on croit ou non. Concilier esprit laïc et scientiste, mystique et croyance populaire est chose rare dans le genre. Shepard en est l’apôtre indirect. D’ailleurs, lui reconnaître cela est encore échouer à se saisir de son projet littéraire, si projet il y a......
Remarquable en tout point.

" Ariel " est probablement le récit le plus étonnant de Shepard, parce que tout en prenant une trame relativement classique de la science-fiction, les êtres différents, la sur-nature, les êtres supérieurs et leurs luttes intestines, l’auteur nous conte la biographie d’un homme cherchant l’amour. Jeune dandy auteur d’un roman, le héros de cette histoire fait un jour la connaissance d’une jolie fille, Ariel, qui se révélera être un voyageur transmulltiversels. Ariel, tout comme Isha, sont deux pôles d’un même nexus, la trame, et sont des tueuses potentielles destinées à s’entre-tuer. Notre héros tombera éperdument amoureux de ce exemplaire d’Ariel et la suivra pour ainsi dire, jusqu’au bout de la vie......
Quand Shepard reprend une thématique de cyberpunk, il le fait avec la force d’un littéraire, mais aussi avec la même exigence de mise à l’épreuve et du lecteur et de ses personnages, les deux axes suivent le même processus de dépouillement. Ainsi, en se racontant, le héros raconte son histoire qui du révolté va la conduire à celui d’apôtre d’un nouveau temps, ou comment mourir non pas pour l’idée d’un Dieu ou d’une genèse mais simplement mourir pour celle envers laquelle nos choix nous poussent irrémédiablement à les suivre, pour peu qu’elle fassent notre bien. Rahul est le troisième élément de cette trinité faite de clones et dont les deux parties en guerre sont les Akashel et les Akhitaï. Toile de fond complexe qui prendra ce héros justement pour ce qu’il n’était pas. Entre deux chemins comme devenir le propre prédateur d’un être dupliqué à l’infini et poursuivre le chemin d’un amour, le héros fera un choix, pas le meilleur, uniquement son choix. Une excellente mise en fiction du libre arbitre par le truchement des mondes gigognes, et de la possibilité des mondes possibles par le truchement de la création littéraire.
Ainsi, en reprenant à son loisir la trame d’un Orphé et Eurydice et la conclusion fatale mais amoureuse qui en résulte, Shepard nous sert une stupéfiante mise en scène de ces " biblismes " avec lesquels on s’interdit de suivre un libre arbitre qu’on croit toujours dépendant d’un ordre des choses, sans se demander un seul instant si cet " ordre des choses " ne serait pas simplement des histoires entremêlant des êtres à l’éthique exceptionnelle ou un simple homme et des rapports de forces, ces Akashel et Akhitaï, mimant les mises en scènes anciennes. Le héros ne choisit pas la croix pourtant, mais un sentiment. S’il se trompe, il répond à la même authenticité du sentiment qui sait dépasser les contingences, ce sentiment lien qui le lie à cette Ariel. Dès lors, son geste annule la malédiction d’un clonage pour ne plus qu’inscrire deux être dans une unicité.
Fort, beau, ce récit se déroule en un processus ascensionnel dont la chute n’est ni plus ni moins un oui à la vie.

Dans " La présence ", Bobby est un jeune pompier qui travaille au déblaiement et aux fouilles qui s’en sont suivies à la suite des attaques assassines contre le World Trade Center. Il croise un jour le regard d’une jeune femme qui reste toujours assise à un bar. Elle est chargée de servir à manger aux équipes qui participent jour et nuit aux recherches désespérées. Alicia qu’elle se nomme. Et de suite, il est bouleversé par un parfum, une chaleur, une odeur, rien de ce qui pourrait suggérer la mort, et pourtant.....
Beau et fort, ce récit semblerait traiter du thème de la grâce ou lorsqu’une âme s’étant oubliée à la vie pour emprunter le chemin de lumière se plaît à aimer un mortel pour à travers lui retrouver la beauté d’un envol vers l’au-delà, après l’horreur. Parabole christique, métaphore lévinasienne sur le visage, cette nouvelle est une belle déclaration d’universalité au travers d’un drame où sous l’excuse ignoble d’avoir voulu s’attaquer à une hégémonie économique, des fous désespérés ont tout simplement assassinés leurs semblables. Bouleversant et fort, le plus beau texte sur l’amour pour soigner le deuil et l’amour pour se souvenir qu’on a été, qu’on a fait partie pour s’en aller vers un ailleurs......

" Azetchs " nous parle d’un Mexique encré dans un futur mal défini. Ultra violence de groupements s’affrontant pour le pouvoir mondiale, mais aussi d’individus cherchant constamment des apartés d’amour, des gens qui cherchent tout simplement à aimer et à boire le temps qui leur est imparti. Car sous les manoeuvres et les rixes, la sale guerre, ce n’est ni plus ni moins le portrait d’un amour vaillant tentant de rompre les barrières de la contingence dont l’auteur se fait le maître d’oeuvre. Les dialogues faussement simplistes nous parlent tout simplement du temps que ces êtres cherchent à sauver, un temps qu’ils espèrent leur appartenir en un monde où tout le reste est duplicité et interchangeabilité des pouvoirs. Un récit franc et sincère, l’une de ces histoires qui font beaucoup plus comprendre l’urgence qu’il y a à aimer, même s’il nous faut parfois aimer autre chose pour remplacer celui ou celle qui ne sont pas là, près de nous. Dans cette nouvelle, les héros le sont parce qu’ils sont plus possédés par les événements qui les font agir plutôt que par un quelconque dessein particulier ou divin.Alors, quand l’amour vient à paraître, même s’ils s’estiment interdits même de ça, ils tentent de s’y accrocher, par delà leur conditionnement qui est leur malédiction. Une nouvelle d’une incroyable actualité, à moins que ce ne soit une nouvelle éternellement actuelle......

Dans " Le dernier testament ", David le Gary est un homme à qui la gloire a souri, il est devenu un maître de la domotique et plus particulièrement de cette domotique qui s’occupe de la sécurité des biens et des personnes. Mais il manque à David une pièce dans laquelle y mettre l’élément qui manque à sa vie, une mystique, une religion, un je ne sais quoi qui lui permettrait de se dire homme comblé et total. C’est dans cette idée qu’il ira faire " ses courses " dans une boutique " Emerlad Street Station ", ou une bien énigmatique femme répondant du nom d’Armoise, va être en devoir de satisfaire à son caprice. Peu à peu, David va s’annexer à un univers où il deviendra en quelque sorte le sujet de son propre souhait. Amorise se fera sa maîtresse, son initiatrice qui en toute une série d’initiations, se fera un devoir de faire de lui ce " poète maudit " qui dort en chacun de nous. Rites Sadien, rite de passage, la cérémonie prendra les allures d’une véritable séquestration où un détenu contera ses mémoires en quelques souterrains d’une existence entravée pour engendrer de l’art et ainsi s’accorder une éternité, un dépassement, cher payé. Peut-on être prêt à tout pour s’accorder sa propre éternité et ainsi dépasser le triviale du monde ? Alors, David va subir l’enfermement et le chantage. Quelque soit son choix, c’est la mort qui l’attend au bout. Emprisonné, il vivra son voeu comme un maléfice, mais au bout trouvera....... la lumière des mots. Impeccable métaphore sur la création et ses tourments, cette nouvelle n’est somme toute qu’un prétexte pour raconter le lent et douloureux accouchement qui demeure en nous en puissance et dont l’activation reste un jeu avec l’amour et la mort, Eros et Thanatos. Amorise pourrait très bien s’appeler " harmonie " ou " Armoise ", cette plante aromatique à usage médicale. Elle se présente à la fois comme une initiatrice sexuelle que comme un processus totalitaire de confinement et d’interdit. Tel est le prix, tel est le processus intérieur pour créer. Dès lors, les noms ne sont là que pour servir un témoignage profondément humain du créateur et de sa création, des moyens et chemins que celui-ci emprunte pour arriver au bout du chemin (prostituées, enfermement, amour, masochisme et sadisme mentale, apitoiement, rejet, dégoût, sublimation) , bref tous ces maux de l’homme face à sa machine, l’écrivain face à sa machine, le charpentier devant son maître d’oeuvre. Cette nouvelle n’en est pas une leçon, juste un processus implacable de confinement pour expliquer une mécanique de germination du génie, voulue ou non, celle de tous ces artistes maudits qui dorment et meurent en nous à tout moment de notre vie, et que parfois nous parvenons à interpeller pour qu’ils nous donnent ce don obscure et ingrat. L’une des plus passionnantes histoires sur l’homme et l’oeuvre, l’homme et le désire, l’être et le néant. A la fin, on devient ce
" je " du poème qui raconte...
Avec Shepard, il semblerait qu’il nous faille parler de littérature de science-fiction au sens littéral du terme.

Aztechs, Lucius Shepard, sous la direction d’Olivier Gerard, traduit de l’anglais par Jean-Daniel Brèque, couverture par Nicolas Fructus, 414 pages, 22 €.





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