Les Protocoles des Sages de Sion est un ouvrage bien connu des chantres et propagandistes de l’antisémitisme. Si leur origine est entourée d’une aura de mystère, ils sont présentés comme la révélation, de nature prophétique, d’une conjuration juive mondiale. On les trouve parfois cités dans des romans de fantastique, d’angoisse et de terreur, parmi les textes sulfureux laissant supposer des secrets profonds et dangereux...
Mais la nature du contenu, ainsi que le processus de création de ces Protocoles restent trop souvent ignorés.

Will Eisner, a travaillé, épisodiquement, pendant plus de vingt ans, à reconstituer l’histoire de ces textes, de leur conception et de leur diffusion. Paradoxalement, bien que de nombreuses preuves démontrent qu’il s’agit de faux, ces textes continuent d’être régulièrement réédités dans le monde entier. Will Eisner restitue, avec une précision d’entomologiste, les motivations et les phases de création de ces Protocoles et livre ses conclusions dans une brillante démonstration.

Gorymikine et Ratchkovski veulent reprendre leur influence sur le tsar Nicolas II. Ils pensent qu’un texte qui apporterait la preuve incontestable d’une menace contre la monarchie permettrait d’éliminer Serge Witte, le libéral. Ratchkovski fait alors en 1898, un voyage à Paris pour rencontrer un faussaire fameux de la police secrète, envoyé en exil lors d’un changement de politique du tsar. Il confie donc la rédaction à Golovinski, qui dispose d’un délai de trente jours pour l’écrire. Celui-ci recopiera presque mot à mot : « Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu », un brûlot de 1864 dans lequel Maurice Joly, un pamphlétaire, dénonce le côté dictatorial du gouvernement de Napoléon III.
Le résultat est présenté comme un texte élaboré dans le plus grand secret (et pour cause !) par des responsables lors du congrès national juif réuni à Bale, l’année précédente. En 1905, il est publié en Russie, sous la plume du mystique Sergius Nilus, qui révèle la conspiration à partir d’extraits d’un document secret d’une réunion de juifs : les Sages de Sion.
Les Protocoles commencent alors une carrière d’édition peu commune. Ils servent de caution aux pogroms de Russie au début du XXè siècle, de base au nazisme allemand, au Ku Klux Klan, ils sont encore aujourd’hui largement diffusés dans les pays arabes.

Will Eisner est reconnu comme l’un des fondateurs de la BD moderne. Il est le créateur, entre autres, du Spirit et du roman graphique. Le Complot en est la forme la plus aboutie. L’auteur, qui réalise un travail passionnant d’historien avec une argumentation sans faille, s’est surpassé pour le découpage, pour la mise en scène, avec des dessins d’une grande qualité graphique, des crayonnés d’une puissance narrative encore peu atteinte. Il offre une présentation novatrice aux cadrages audacieux, qui font regretter d’autant plus la mort de cet auteur qui, à presque quatre-vingt-dix ans, pouvait encore innover et créer de cette façon. Avec cette disparition, de quoi le destin nous a-t-il privés ?
Le Complot est publié chez Grasset, l’éditeur qui en 1921, proposait Les Protocoles traduit pour la première fois en France.

Serge Perraud

Le Complot, L’Histoire secrète des Protocoles des Sages de Sion, Will Eisner, traduit de l’anglais des USA par Pierre-Emmanuel Dauzat, novembre 2005, 144 pages, 19 €