SF Mag
     
Directeur : Alain Pelosato
Sommaires des anciens Nos
  
       ABONNEMENT
Sfmag No122
118

11
F
é
v
RETOUR à L'ACCUEIL
BD   CINÉ   COUV.   DOSSIERS   DVD   E-BOOKS  
HORS SERIES    INTERVIEWS   JEUX   LIVRES  
NOUVELLES   TV   Zbis   sfm   CINÉ-VIDÉOS
Encyclopédie de l'Imaginaire, 18 000 articles
  Sommaire - Livres -  S - Z -  Le Chevalier-Mage Tome 1 : Le Chevalier
Voir 103 livres sur le cinéma, romans, études, histoire, sociologie...


"Le Chevalier-Mage Tome 1 : Le Chevalier"
Gene Wolfe

Editeur :
Calmann-Lévy
 

"Le Chevalier-Mage Tome 1 : Le Chevalier"
Gene Wolfe



10/10

Il fut une époque, pas si lointaine que ça, où la fantasy des années 80 égrenait tout un ensemble d’oeuvres éparses, publications morcelées, sans autre soucis que de faire découvrir alors à un public jeune fraîchement abreuvé au sein doré de la sf, des histoires empruntées à d’autres temps. C’était alors le temps pour ces lecteurs de téter un autre sein, celui de la dame rousse aux mille chevreaux. Cette fantasy se résumait à des oeuvres phares, des auteurs qu’on dira cultes. Ce furent les temps des Robert E. Howard (Conan) , Michael Moorcock (Elric, Hawkmoon, Corum, Ulrich Von Beck, Jerry Cornélius) , Zelazny (La saga des Princes d’Ambre) , Le Guin (Terremer) , Farmer (La saga des Hommes-Dieux) , Tolkien bien sûr (la mythique série sortie chez Le Livre de Poche) , Leiber (Le cycle des épées) , Saunders (Imaro) , Carl Sherell (Raum) , et tant d’autres.....
Puis, arrivé à la fin des années 80, alors que j’entrais en ma dix-huitième année, il y eut un jour Gene Wolfe. Je ne sais pas si à chaque âge doit correspondre une oeuvre, un livre ou un auteur qui nous aiderait en quelque sorte à franchir des niveaux faits de pertes, de victoires, d’espoirs et de douleurs, mais le fait est qu’il y eut alors un livre précis qui me marqua définitivement, et pas un seul autre. Jeune, j’avais été imbibé par mes lectures de Howard, Moorcock et toutes ces oeuvres sauvages où le géographique et le magique n’étaient plus ressentis par les lecteurs que comme des histoires réelles, presque vécues, ces marques qui font les grandes oeuvres romanesques. J’étais alors plein de ces rêves faits de paysages comme arrachés à des "protohistoires" , tenant à la fois d’une préhistoire parallèle et d’un âge de Bronze barbare épanché quelque peu par la folie tribale et mystique du Moyen-âge sorcier. En ouvrant "L’Ombre du bourreau", premier jalon du cycle de Teur, j’ai eu en quelque sorte le même choc que celui que pouvaient connaître les mystiques de tous temps. Je me trouvais extasié, subjugué par une écriture qui, non contente de provoquer en moi cet onirisme si particulier du lecteur, suscita de nouvelles significations, de nouveaux contenus de sens et, par quelque étrange correspondance, par ce je ne sais quoi qui fait que quelque chose semble être passé, je me suis rendu compte que, quelque part, le jeune homme à la mèche baladeuse, aux yeux rêveurs et à la parole timide avait été perdu à jamais. Severian est un apprenti bourreau qui, confiné entre les quatre murs de la Tour Matachine est rompu à des rituels séculaires semblant avoir été toujours de mise en un monde clôt. Mais une jeune femme menée au supplice, Thécla, et dont il va désespérément tomber amoureux, mais perdra par la justice de son monde cruel, va lui entrouvrir les portes de la grande aventure, à moins que ce ne soit tout simplement celles de sa vie qu’il traînera au grès de ses errances aussi belles que futiles, en un monde où semble étrangement se jouer la mise en scène d’une autre vie, un autre moi où il accomplira une quête bien autre. Une destinée parallèle tissée par quelques Dieux obscures ? Non, une destinée sans instances ni divin, sauf peut-être cet existentiel de "l’être-là au monde" qui, par bribes, brodera la fresque intime, sans autre but qu’un chemin, celui d’une existence conduite par un regard dans lequel l’étrange monde de Teur semble se mouvoir éternellement, perdu et retrouvé. Dire qu’avec ce cycle romanesque de très haute tenue, Gene Wolfe aurait en quelque sorte fondé une nouvelle manière d’écrire de la fiction, serait peut-être un peu fort. Tout au plus pouvons nous dire que cette fondation est plus à rechercher non pas dans un genre mais dans un débit, une élocution retranscrite sur papier avec une telle grâce de tous les instants que cela a définitivement dédouané l’oeuvre de toute dette ou affiliation envers le genre. Trame Proustienne, absolutisme de l’amour, quête de sens, narration éclatée, discontinue, le cycle de Teur ne cessera de fasciner des générations en tant qu’oeuvre totale de la Fantasy mondiale, ou plutôt de la littérature tout court, tellement elle contient en son ventre fécond et triste le condensé de tout le patrimoine culturel humain, et toute sa mortelle entropie. Beau, pathétique, lyrique, cette oeuvre toujours écartelée entre la vie et la mort restera l’un des plus grands opus des années 80, et une voix à part dans le genre, sachant à la fois satisfaire les amateurs du pur épique que les plus doctes.
Vingt-quatre ans plus tard, alors que personne ne s’y attendait vraiment, voilà que le grand Gene Wolfe revient sur le devant de la scène littéraire avec un nouveau cycle, qui, encore une fois, fera date.

Histoire

Un jeune adolescent se perd un jour dans une vaste forêt. En empruntant le sentier qu’il ne fallait pas emprunter, en brisant la blanche branche d’orépine sacrée pour s’en faire un bâton de pèlerin, il ne sait pas encore qu’il a fauté et va pénétrer par une porte spatio-temporelle en un monde plus vieux que le sien, le Mythgarthr. Vaste et sombre univers médiéval, Mythgarthr est un peu le royaume féerique des contes. En violant malgré lui les frontières entre faerie et monde réel, ce jeune adolescent va se retrouver en des lieux où cohabitent humains, dragons, elfes, ogres, bref toutes les créatures du panthéon de la Faerie. Alors, comme dans toute fable de fantasy, l’enfant sera élevé à l’égal d’un Dieu, ou du moins, un chevalier. Ainsi, Disiri, la Reine des AElfes, transférera l’esprit de l’enfant dans le corps puissant et vaillant d’un adulte, et le baptisera "Able du Grand Coeur". Nanti de ce nouveau corps, l’enfant fait homme commencera sa légende personnelle. Il partira en quête d’une épée mythique et devra gagner les honneurs pour se dire "Chevalier".

Sur les pas de Frank L. Baum et Clive Staple Lewis ou comment une fantasy empreinte de didactique peut engendrer des contenus de sens.

Ce premier volet du Chevalier-Mage commence sur les mêmes prémisses que ses première oeuvres, à savoir le récit du souvenir, le récit de la mémoire qui est une quête de l’identité avant tout. L’auteur nous prend à partie dès le début, par le truchement du dialogue avec son frère par delà les distances, par delà le fossé spatio-temporel qui semble les séparer. En prenant comme ouverture un lieu symbolique symptomatique (La Cabane) , Wolfe instille une trame relative aux contes anciens. Ainsi, le prétexte d’une partie de pêche, l’égarement en quittant le chemin tracé dans le bois, tous ces signes égrenés avec talent au fil des lignes préparent et installent une trame féerique. Nous sommes dans la réalité de tous les jours, mais un chemin dépassé, le bris d’une branche, deux ruptures symboliques vont faire que les données spatio-temporelles vont être affectées d’une corruption. La réalité se dédoublant, le jeune héros va alors subir la sanction magique de son acte. En usant des astuces classiques et maintes fois rebattues du genre relevant de la "Child-Fantasy", Gene Wolfe va en malmener les tenants et aboutissants traditionnels. Son tour de force c’est d’avoir su insérer dans un récit de prime abord réservé aux jeunes lecteurs, de remarquables réflexions humanistes et éthiques. Ainsi, en endossant les fonctions mais aussi le corps de Chevalier, le jeune adolescent va devoir également en assumer les responsabilités que cela implique. Au roman de la mémoire, une récurrence stylistique chez l’auteur, Wolfe parvient à y superposer de très intéressantes enclaves philosophiques et existentialistes. Ce qui, du coup, ouvrira à des interprétations et niveaux de lectures multiples. Tout comme les personnages de l’oeuvre de Frank Baum (Le Magicien d’Oz) , cet enfant, dont l’auteur a volontairement occulté le nom, est tiraillé entre la nostalgie de son foyer perdu et une terre nouvelle où il endosse un rôle de héros et dialogue avec des animaux doués de la parole. Wolfe doit en outre à Lewis, cette douce magie qui transpire au travers de tous les protagonistes mais également au travers d’un climat, des saisons. Ajoutons à cela les traditionnels conflits pour sauver ce monde et on obtient un récit totalement assumé de bout en bout. Seul bémol, les scènes de combats sur lesquelles l’auteur n’aime pas insister (ce qui ne l’empêche pas de disserter longuement sur l’art du combat à l’épée, tel un maître d’arme) , n’hésitant pas pour demeurer dans son optique à en éluder toute une cinétique qui fera toute la renommée d’un Robert Howard et de ses fils respectifs que sont Charles Saunders, Gemmell, Karl edward Wagner, Carl Sherell, John Jakes, et l’excellent James Silke (Death Dealer) . En outre, au fil du récit, les lecteurs se rendront compte que Wolfe narre son histoire sur plusieurs registres à la fois. Ainsi, en dépassant le registre classique du conte onirique propre au rêve, il se permet d’y surajouter de terrifiants cauchemars. Dans le monde de Mythgarth on fait des rêves mais aussi des cauchemars. La rythmique du récit se fait sur l’initiation. Bon nombre de personnages vont ainsi apprendre à l’enfant fait chevalier l’acquisition de qualités non pas seulement magiques ou basées sur les exploits guerriers, mais aussi et surtout d’un point de vue moral et éthique, les deux instaurant un jeu d’apprentissage/acquisition qui dépasse largement les thématique manichéennes traditionnelles du conte de fantasy moderne ou ancien. Ainsi, dans cet univers féerique on meurt aussi, pas d’échappée rêveuse donc, mais un existentialisme qui se devine tout le long du récit, et c’est là la marque de l’auteur. Au conflit avec un univers onirique va s’ajouter un conflit plus intérieur. Le jeune homme est encore un adolescent dans le corps d’un homme, et là, l’enseignement des principes de la chevalerie n’en seront que plus enrichissants pour jouer un rôle dans lequel il se sentait comme écrasé. L’amour est plutôt vécu comme un rite où sens de l’honneur, sentiments purs prévaudront sur pouvoir, position et argent. Quand au nom donné à cette Faerie réinventée, Mythgarth, elle est un peu une autre Angleterre, magique celle-là. Comme dans tout conte, viendra également l’affrontement avec le Dragon, encore un autre rite de passage pour consacrer un peu plus le rôle qui lui est échu. Ce qui singularise encore plus l’univers que Gene Wolfe met en action c’est bien ce compartimentage de ce monde organisé selon une hiérarchie de 7 réalités, trois se tenant au-dessus de Mythgarth, trois autres en-dessous. Faussement naïf, cette première mouture d’une geste, d’une Odyssée qui s’adresse autant aux adolescents par ses rites de passages qu’aux adultes pour ce côté volontairement sombre, s’inscrit directement au panthéon des plus grands récits de la fantasy mondiale. Ainsi, cette prose labyrinthique qui peut se lire comme un vaste puzzle à multiples énigmes, confère au récit une valeur fondée et invite certainement au métalangage. Quand au personnage décalé, un peu perdu dans cet univers, on pourra y dénoter par un certain humour sous-jacent qu’il fait bigrement écho au récit de Mark Twain, "Un Américain à la cour du roi Arthur". C’est cette didactique soulevée par le roman de Twain qu’on retrouve chez Wolfe. Bref, pour parler avec les mots de l’interprète, en nous disant américains, nous nous pensons toujours supérieur à l’Europe, mais Wolfe nous rappelle à la mémoire que l’héritage des chevaliers est européen, et que sans cette filiation, on ne peut au fond être un américain se revendiquant comme tel. Au bout du compte, bien loin des gestes juvénile fonctionnant sur le tout épique, Wolfe nous donne une leçon de littérature et un véritable traité d’éthique moderne à l’usage de l’américain moyen. A chaque foi que Wolfe s’empare de thématiques classiques ressortant d’un univers de Fantasy, il brode de remarquables contenus de sens et des trames nouvelles, si bien qu’au bout du compte, tout lecteur aura l’impression d’avoir subit une véritable leçon de littérature. Et par le truchement de l’imaginaire, en évitant de tomber dans la plupart des pièges, on peut appeler ça du grand art. Chapeaux bas, cher Maître, et je me permets de vous dire à bientôt, tellement on a également l’impression que la leçon n’est jamais finie avec vous.....
Un grand merci donc au directeur de collection, Sébastien Guillot pour nous avoir fait l’immense honneur d’un retour en force, celui du plus grand prosateur de l’histoire de la Fantasy, cet incroyable proustien, Gene Wolfe. Quand à la couverture de Benjamin Carré, elle est probablement l’une des plus belles de l’année 2005, quelque part entre Frazetta et Sweet. Un grand peintre dont on espère voir plus souvent les oeuvres dans un proche avenir. La France compte de nombreux talents en illustration, Benjamin Carré , Graffet, Sorel, Camprubi, Gestin, Beet, Pineau, Manchu, Formosa, Martinière, Eikasia, Gady, l’excellent Michel Borderie (dont on aimerait bien voir quelques couvertures de livres) , tous méritent d’être cités, tous méritent d’être remerciés pour tout ce don de leur art à un genre qui, sans leur coup de pinceau ou de palette n’aurait jamais eu le visage qu’il présente à présent. Un grand merci donc également à ces génies de la peinture "inactuelle"......

Le Chevalier, le Chevalier-Mage Tome 1, Gene Wolfe, Calmann-Lévy, traduit de l’anglais par Pierre-Paul Durastanti, Couverture par Benjamin Carré, 429 pages, 22.50 €.





Retour au sommaire