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  Sommaire - Livres -  M - R -  Furies Déchaînées
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"Furies Déchaînées"
Richard Morgan

Editeur :
Bragelonne
 

"Furies Déchaînées"
Richard Morgan



10/10

Harlan est une planète géante dont 95 % de la surface est couverte par les eaux. Dans ce vaste enfer aqueux soumis à tous les déchaînements d’éléments ne survivent que des terres morcelées, éclatées, des territoires où voisinent eaux et terres en un magmas marécageux (Les Marais Kossuth) . Des plate-formes martiennes édictent une loi impitoyable voulant que tout véhicule doté d’une certaine avancée dans sa technologie et qui surgirait dans l’espace aérien devrait être aussitôt pulvérisé. Richard Morgan nous présente un monde sous la forme d’une large carte postale où tous les lieux communs sont touchés par la même corrosion, le même abandon, voir divisés par la sécession et les corporations d’assassins. New-Hokkaido, sorte de version hallucinée de nos banlieues futures, est grevée par l’invasion des machines. C’est que le monde d’Harlan est un vaste no man’s land technologique et mafieux que les Yakuzas et les premières familles se disputent avec violence. Eveillé à une nouvelle existence dans un nouveau corps de substitution, Takeshi Kovacs est tout de suite mise au parfum. Il doit rempiler pour une nouvelle mission contre un groupement terroriste. Seulement voilà, il a pris un peu de retard pour revenir à la vie et donc pris un peu en âge même si son corps est tout neuf. de plus, cette mission va s’accompagner d’une vengeance toute personnelle, de ces vengeance qu’on pensait ne plus rencontrer que dans les romans noirs. Entre les fantômes de sa culpabilité, de multiples interactions politiques et quelques stupéfiantes nouvelles perspectives ouvertes sur ce monde du futur hyper-technologique, Kovacs va devoir une fois de plus, muni de sa parole désabusée, suivre un long chemin qui le confrontera à la drôle d’histoire de son double qui du coup s’avérera bien incommodant et pas vraiment politiquement correct. C’est la première fois que Kovacs va se faire un devoir de s’éliminer un peu lui-même, une entreprise fondamentale pour son avenir bien qu’un peu illusoire dans un monde où la duplication est aussi simple que l’embouteillage, tout comme il ne sert pas vraiment à grand chose de tenter de renverser le pouvoir dominant (Les Premières Familles) quand c’est pour voir d’autres dominants prendre le pouvoir (Les corpos). La métaphore des moulins à vent de Cervantes n’est pas loin dans cette troisième mouture de l’éternel cloné en mission, traînant vaille que vaille sa mémoire embrumée dans un univers qui, bien que changeant, reste toujours un peu, quelque part, le même long fleuve tranquille. Une vision de philosophe dans un langage à la Philippe Marlowe baignant dans une écriture nerveuse et originale évoquant le meilleurs "hard boiled". Quand à Takeshi Tacacs, sa désinvolture, son charisme renvois à un acteur monolithe et pince sans rire comme Brucce Willis.

Le clonage comme les vies illustres d’un mercenaire dans un univers techno-polar.

Richard Morgan est un Arioste de l’écriture, et savez vous pourquoi ? Tout simplement parce qu’il parvient au travers de ses trois romans à donner non pas des suites téléphonées comme le veut la tradition du serial moderne de la surenchère, mais plutôt des épisodes d’une tranche de vie s’étalant sur des siècles. Ainsi, le temps écoulé entre ses morts successives sert de faire valoir à l’auteur pour faire de son héros un étrange promeneur solitaire à la façon d’un personnage de Rousseau, mais un personnage dont les rêveries seraient celles d’un Philip Marlow ou d’un Nick Carter. Sans véritable fatalisme mais avec un mode de réflexion qui lui donne une grande profondeur et une certaine idée d’un humanisme perdu dans les rets du tout politique, Takeshi Kovacs incarne probablement l’un des personnages de science-fiction les plus charismatiques du genre. Le coup de maître de Morgan est de ne pas s’être vulgairement arrêté à une psychologie minimale, à un personnage somme toute réduit à sa propre fonctionnalité de "héros" à tout faire et vainqueur à tout prix. Non, Morgan parvient au moyen d’un instrument de vocabulaire élaboré ainsi qu’une grammaire fort justement restituée par la traduction de Cedric Perdereau à construire un personnage véritablement autonome. Sans artifices ou ficelles faciles, l’auteur s’est risqué à s’aventurer sur les plates bandes de la fiction littéraire. On penserait presque à un "pacte autobiographique" s’il n’y avait ce jeu supplémentaire de la fiction (un récit de sf) sur cette autre fiction purement autobiographique, classique qui elle est plus fondée sur la crédulité du lecteur. Ainsi, même si le lecteur ne peux pas être dupe, il discernera cette torsion qui s’établit au travers de la fiction entre l’auteur et son personnage. C’est là la marque d’une certaine maturité dans l’expression et d’un soucis de démontrer, par-delà les genres, de la pérennité et de la fécondité des "astuces littéraires" qui savent perdurer quelque soit le cadre où s’articule une histoire. Takeshi Kovacs est un ancien Corps-diplomatique réincorporé dans un corps parfait et performant. Il est un mercenaire rompu à tout combat tactique, un as du combat, une taupe. Mais cet agent secret parachuté en un monde complexe et diversifié dans ses expressions les plus perverses est également un simple policier qui consigne minutieusement aux lecteurs ses sentiments, certains états d’âmes, ses doutes sur son devoir et sa fonction, en une succession d’époques au grès de ses proto-réincarnations". Récit d’une Mémoire "malade d’éternité", fuite du temps, mais également questionnement sur l’immortalité (l’âme comme une conscience qui dure, qui ne s’éteint pas, qui ne s’en va pas vers ailleurs) , ce troisième opus des pérégrinations de Takeshi est une brillante mise en perspective de nos sociétés futures. Vous vous attendez probablement à ce que je finisse ma réflexion par le bon vieux "sociétés déshumanisées" ? Et bien non, pas avec Morgan, du moins pas en l’état des choses. Le monde de Morgan est somme toute un monde qui va vers son bout, vers sa fin. Mais le héros ne s’en soucie guère au final. Non, ce qui préoccupe plus le personnage de Takeshi c’est plus son rapport aux autres et à sa fonction, mais également et surtout la possibilité de changer le futur, du moins ce que le futur lui a enlevé. Car toute la thématique de Richard Morgan tient en cet axiome : et si vous aviez la possibilité de vous tenir en face d’Adolf Hitler, le tueriez vous d’un coup de revolver, au risque ne jamais exister vous-même ? On pourrait s’appuyer sur l’infime espoir de le faire en toute connaissance de cause, avec la certitude d’avoir bien agis et au bout, nourrir le maigre espoir sous-jacent voulant que notre acte puisse nous permettre quand même d’exister, s’accorder la chance de pouvoir s’en sortir. Et c’est là tout l’enjeu de Takeshi Kovacs, de sa révolte et de sa sainte espérance : renverser les familles, se dire que c’est possible, dépasser la culpabilité des systèmes substitutifs et remporter la victoire, la victoire sur l’inéluctabilité du pouvoir dominant et la victoire sur la cruelle absence de l’être aimé et absent, cet autre qui n’est plus. Le clonage de Morgan est un clonage porteur d’espérance, un clonage providentiel qui s’est depuis longtemps annexé des règles de la biologie terrestre pour devenir le point nodal d’une certaine idée de l’éternité. Sublime, subtile, violent et sexuel, le monde de Morgan est un peu comme l’esprit de Takeshi Kovacs. Il est la boîte de Pandore pleine de courants d’énergies chaotiques et contradictoires mais terriblement fécondes, des forces antagonistes qui font de Harlan un monde très familier au final, avec son propre langage (Blade Runner n’est pas loin) , son argot, ses putes, ses tueurs, ses clonés, ses amours fantômes, ses tueurs pragmatiques mais sceptiques et son système fait de systèmes. Avec son fatalisme discret, son côté un peu perdu, Takeshi est un héros profondément humain, un personnage qui se plaît à y croire malgré les murs et les interdits, malgré les dominants et le terrorisme de cette bonne vieille image du chevalier Don Quijote qui va à l’assaut des moulins à vent, ce terrorisme qui vous balance cette image dévaluante pour vous dire "ta gueule", ce terrorisme qui affirme qu’il vaut mieux renoncer, se soumettre. Takeshi s’efforce d’y croire, et c’est là bien tout son panache qui ferait de lui tout à coup un Cyrano de Bergerac pris d’une grande et saine détermination.
Parfaitement illusoire dans notre réalité, cette fable sur la subversion d’un ordre est rendue réalisable dans ce cadre fictif terriblement réaliste. Mais doit on exiger de la fiction qu’elle soit toujours conforme au réel ? Croire, mieux, poser des jalons de croyances nouvelles est là sa profession de foi, sans le dogme de la conformité à la "vraie littérature"
Richard Morgan fait montre d’un réel talent d’écrivain et est l’inventeur d’un monde très imagé, très vivant. En trois romans il égale les plus grands spécialistes des cycles à rallonges et nous prouve qu’il existe encore une science-fiction qui a su s’annexer de ses pairs pour imprimer sa marque propre au genre. De la très grande littérature touchant à tous les thèmes majeurs du genre mais avec cette "invisible touch" qui se nomme génie de la narration, permutation des langages et traité technologico-politique sur la permanence de la conscience aux dépends de celle de l’âme. Il y a un Dieu de la technologie qui se profile derrière l’entreprise de rébellion de Takeshi, un Dieu qui pourraît également répondre au vieil axiome "croissez et multipliez", mais en des modes bien plus concrets, intimes, des artefacts réalisant ce nouveau rêve de l’homme caméléon, l’homme reptile pour lequel mourir est changer de peau et demeurer ainsi "même comme autre". On y croirait presque, mon Diable...............
Un grand bravo à Cédric Perdereau pour sa traduction qui, par rapport à l’original, a procédé à un excellent travail de retranscription du ton usité par l’auteur ainsi que de cette vision hallucinante des techno-politiques futures qui transparaît aussi bien dans la langue française.

Furies Déchaînées, Richard Morgan, Bragelonne, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Cédric Perdereau, 469 pages, couverture de Sarry Long (superbe !) , 20 €.

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