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  Sommaire - Livres -  A - F -  Jhereg
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"Jhereg"
Steven Brust

Editeur :
Mnémos
 

"Jhereg"
Steven Brust



10/10

Après l’excellent cycle de Recluce de Modesitt, voilà que les filles de Mnémos nous régalent d’un nouveau cycle de Fantasy. Heu, nouveau, non, pas vraiment, puisque comme dans la plupart du temps, les traductions tardent à venir en France et qu’il faut souvent attendre 10 ou 20 ans pour pouvoir découvrir des oeuvres phares de la Fantasy mondiale. Le cycle de Jhereg date de 1983 et semble avoir été écrit cette année. Brust est un géant aux States et l’un des plus lu, une réputation qui devait travailler en faveur d’une possible traduction en France.
Jhereg est un cycle à part dans l’histoire de la Fantasy, d’une part parce qu’il ne répond pas aux trames classiques du genre souvent enclavé dans le prophétisme et la quête rédemptrice ou réparatrice, d’autre part parce qu’il correspond à un schéma relevant plus d’une intrigue policière. Non, le cycle de Brust est une jouissive alliance entre une espèce de polar à la James Bond et un cadre relevant du fabuleux mais régit par un système de castes.
Adrilankha est une cité, sorte de Las vegas du crime. Les races sont constituées sous la formes de corporations, des Maisons. Très jeune, Vlad Taltos su qu’il serait un assassin. Doué pour les armes et l’art de tuer il est de plus nanti de pouvoirs magiques. On suit au grès des pages son initiation, le don par une femelle Jhereg d’un oeuf sur lequel Taltos devra veiller pour aider à naître un Jhereg qui sera son familier, Loiosh. Mandaté par un conseiller de la Maison du Jhereg pour éliminer un certain Lord Mellar, Taltos va se retrouver à la croisée des chemins, au beau milieu de la guerre millénaire qui oppose la Maison des Dragons à celle des Jhereg. Taltos le sait, de leur incapacité à s’accepter va en découler le chaos pour toute la cité et une aventure dont il ne sait s’il en sortira un jour vivant.

Adrilankha comme une autre Lankhmar ?

On compare souvent la saga de Jhereg au fameux "Cycle des Epées" de Fritz Leiber. Si le fait de découvrir par les mots de l’auteur une ville qui ressemble plus à une mégalopole du crime qu’à une simple cité hyborienne (cf les cités du monde de Conan de Howard) peut justifier la comparaison, elle s’arrête là quand aux autres caractéristiques narratives. La tactique de Leiber reste nettement plus littéraire, avec plus de mise en abîme par rapport à la narration usité par Brust. Par contre, il y a des assimilations intéressantes quand à l’exploration de ce monde, entre Dragaera et sa Citadelle Noire flottant dans les airs comme un mirage, et certaines aventures de Farfhd et le Souricier Gris. On y descelle souvent le même "art du pittoresque", à la limite surréaliste, quand à ces cités tentaculaires où dort un autre monde, tapis dans les méandres des rues, tavernes et demeures silencieuses qui sont autant d’îlots où viennent se terrer des forces, influences et congrégations du crime.
L’imagerie populaire renforce en outre cette vision tout à fait originale conférant à l’écriture de Brust ce réalisme que n’ont pas toujours les pérégrinations plus fantasques entre Shakespeare et les Monty Python caractéristiques de la prose de Leiber.
De plus, le système de castes propre à Brust est nettement plus compartimenté et plus rigide que celui de Leiber où on a l’impression que Lankhmar est un vaste fouillis spatio-temporel comportant en ses entrailles, pêle-mêle, autant de sous-terrains sans issus alloués au crime que de passages en surface vers d’autres dimensions et autres manifestations de la sur-nature. Le système de castes de Brust s’oriente plus vers un rapport de forces où chacun a sa place et où il est difficile de trahir ses engagements et sa fonction, ce que les héros de Leiber ne se gênent pas de faire dès que l’appât du gain, le désir ou la convoitise se montrent plus convainquant que leur docte prudence. Ainsi, au lieu de lire un énième et banal récit de Fantasy avec une quête allouée à un groupe de héros, on découvre un personnage en proie à des engagements difficiles, en un monde où les confrontations physiques et les entretiens avec les forces en présence fait montre d’un arrière plan
socio-cuturel complexe. En un monde où les hommes sont des inférieurs, Taltos va apparaître comme un être exceptionnel et un tueur redoutable dont les meurtres ponctuent des réflexions sur son monde, sa cité. Accoudé à sa fenêtre, il demeure un être qui s’interroge et un homme qui observe le monde nébuleux dans lequel il vit.

Un avatar comme faire valoir

Si la présence d’un petit Jhereg en guise de faire valoir aurait pu apparaître comme risible dans d’autres romans, dans le cas de Brust il en va tout autrement.
Si ce personnage récurrent des jeux de rôles est souvent plus décrié comme une baudruche voir un nounours de service il n’en est rien avec Brust. Nous avons là un être redoutable, anthropophage, mais jouissant d’un lien direct avec celui qu’il nomme "son patron". Brust a établit ce remarquable lien basé sur le respect mutuel, notamment quand aux exécutions que doit réaliser Vlad Taltos. Brust justifie ce lien intime, presque parental, qu’il identifie comme psionique, à savoir un lien mental qui lie de façon indéfectible les deux personnages. Cela nous donne un jeu de rapports qui fait de ce duo un incroyable groupe à lui seul dont les actions sont toujours réussies. Brust nous dresse alors le portrait d’une société puissamment tribale, grégaire, mais néanmoins régie par des règles. Pas de groupes unis autour d’une quête (ce qui ne veut pas dire que les personnages annexes ne soient pas associés à leurs pérégrinations) mais plutôt les déambulations solitaires et les chasses nocturnes d’un duo atypique qui constituera avec le temps des personnages récurrents du genre, inventant à eux seul un nouveau courant de la Fantasy, plus libre de ses contenus, moins conventionnel, et ce même si ce récit date de 20 ans. Enfin, il est à noter que chaque chapitre est agrémenté d’un liminaire, exergue ou note. Ainsi, les lecteurs auront parfois l’impression de lire un traité de l’assassin comme d’un "parfait", à moins que ce ne soit un certain "moralisme" patenté, la leçon de chose précédent l’histoire qui la met en scène en un monde où cette fonction est parfois un véritable sacerdoce. Roman d’apprentissage, rite d’initiation, ce premier volet est une remarquable mise en perspective d’un monde entre clair et obscur où même la fonction d’assassin peut relever d’un long cheminement et d’épreuves. Jhereg constitue un puissant récit de Fantasy où James Bond côtoie les fameuses manigances des Mohicans de Paris de Dumas et les monologues affectés d’un jeune ingénu pseudo Voltairien, en un jeu terrible de rapports de forces et d’influences, de confrontations et de trahisons, de luttes pour l’hégémonie et de parenthèses méditatives, entrecoupées de quelques scènes de "téléportations", de métamorphoses (prendre les traits et l’apparence d’un autre), de rites de sorcellerie et de passes de "téléphathie".

Jhereg, Steven Brust, Mnémos, coll. Icare, couverture de Guillaume Sorel, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Guillaume Le Pennec, 299 pages, 20 €.





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