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  Sommaire - Livres -  S - Z -  L’Aube du visiteur
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"L’Aube du visiteur"
Sheri S. Tepper

Editeur :
Mnémos
 

"L’Aube du visiteur"
Sheri S. Tepper



10/10

S’il est une chose certaine en ce qui concerne les Littératures de l’imaginaire, c’est que ce sont les plumes féminines qui font le plus montre d’une écriture audacieuse, ambitieuse, soucieuse de contextes humanistes amenés avec la douceur d’un style sans pour autant sombrer dans cette niaiserie, ou cette prétention à vouloir donner toutes les réponses aux problèmes qu’on peut souvent constater chez mes chers homologues masculins. N’y voyez pas là une excessive et partisane tendance à cette farce souvent décriée sous le terme de féminisme préparée par ces misogynes du genre humain qui pensent qu’en radicalisant chaque partie, ils pourront toujours être dans le jeu et imposer leur société idéale de sauvages, mais plutôt un nécessaire éclaircissement entre le jugement d’une pensée dominante et la réalité des faits, surtout quand on aborde un continent aussi peu balisé que les littératures de l’imaginaire. La preuve en est, une fois de plus, avec cet ovni inclassable offert par la trop peu publiée Sheri Stewart Tepper, qui est aux Etats Unis à l’origine d’une oeuvre qui, tout en ne pouvant pas constituer un monument comparable en quantité à ceux représentés par la trop publiée Bradley ou la grande oubliée, Andre Norton, engendre pourtant le même prodige, le même choc viscérale que purent provoquer en leur temps les oeuvres de Tanith Lee ou Cherryh, voir Cordwainer Smith. Mais là où ces derniers s’arrêtèrent au pur oratoire, au religieux philosophique, à l’intimiste aventurier ou à l’éveil de la sexualité féminine, Tepper impose un style épris d’interrogations politiques pertinentes et d’un humour piquant teinté de ci de là par de belles images sensibles et émouvantes qu’on pourrait taxer, faute de mieux, d’un "à la recherche du temps perdu au pays des relations oubliées". Car, chez Tepper, sentimentalisme va souvent de pair avec justesse d’un style qu’on croirait abreuvé à la source d’une humanité oublieuse de ses origines, si bien qu’en la lisant il nous semble suivre une route fragile, sinueuse, sur laquelle Tepper sème les indices d’une "vie antérieure" qu’il appartiendrait aux lecteurs comme aux acteurs et actrices de l’histoire d’en retrouver la piste heureuse et triste, terrible et belle, par bribes, à la manière d’une enquête métaphysique et héroïque au pays de l’éternel oubli. Avec sensibilité, Tepper nous indique une route marquée par la résurgence ou plutôt la survivance des mythes anciens ou l’apparitions de nouveaux, d’un enfer à la lisière du vivant, et d’un prophétisme sans l’indice du verbe prédicateur.
Les lecteurs avaient pu déjà apprécier son excellence évocatoire dans un livre aussi dense que "Prière à l’Ange Obscure", qui déjà chevauchait sur les mêmes plaines désertiques, mais pourtant fertiles, d’une société post apocalyptique où les techniques d’un passé endormi voisinaient avec une résurgence d’un religieux absurde et des archétypes issus de quelques bestiaires fabuleux remarquablement mis en perspective à l’orée d’une société hésitant entre un "pastoralisme" athée (encore un barbarisme qui va plaire) et un scientisme qui tardait à revenir au devant d’une scène rongée par l’entropie. Avec "L’aube du visiteur", Sheri Tepper persiste dans cette constance à grimer de son audacieux pinceau la trame d’une histoire touchante et drôle, cruelle et mélancolique, sans parures inutiles ou fantaisies narratives. Si Tepper parvient à ce point à émerveiller les lecteurs c’est au moyen d’une prose redoutable dans ses moindres expressions, pertinente dans sa mise en scène de personnages féminins réalistes, mais dans un contexte où le magique se confond avec les spectres d’un passé qu’on devine avoir été très avancé scientifiquement. Pas d’antinomie des genres (magie/science) mais un univers à l’intérieur duquel tout semble mêlé en un "maelstrom" où les individualités comme les époques semblent s’être à jamais perdues. Et c’est, on le devine, à une quête "identitaire" aux multiples connexions que cette remarquable conteuse nous invite........


L’histoire

La Terre à une époque indéterminée. Un monde fait de citadelles, des sociétés enclavées, entre univers concentrationnaire et utopie grandiloquente où les rapports humains ont changé, les liens de parenté aussi et la tyrannie triomphante. La science semble avoir définitivement rejoint le ciel des mythes et des superstitions, donnant naissance à un surnaturel nouveau se nourrissant à la fois des anciennes peurs humaines et des artefacts scientistes qui s’y sont greffés ; et ce "grand événement" qui est le terme courant dans la bouche d’une humanité qui a oublié ses racines, s’érige au grès des péripéties comme le point central à partir duquel un nouvel obscurantisme s’est imposé. C’est dans ce Londres parallèle à la Dickens, mais un Londres sur lequel est passé l’onde de la grande catastrophe, que Dismé Latimer est née. Fille de Bastion, la grande cité totalitaire d’un monde devenu le fantôme de lui-même, Dismé est étouffée par une famille qu’elle n’a pas choisit avec un père naturel, un frère aimant qui mourra trop vite, une belle-mère qu’elle doit appeler mère et une soeur persécutrice qui la dépouille de tous ses biens. A la manière d’un David Copperfield, Dismé se met à errer aux frontières de cette cité fantôme où les châtiments sont de mise et la vie de chacun est régit par des règles communautaires strictes. Au cours de l’une de ses promenades, Dismé décide de gravir la tour en ruine sur le mur ouest, vers ce lieu unique, méditatif, où un pan de mur et un fragment de sol formaient la retraite poétique d’une mère qui aimait les mots assemblés en poèmes, les mots qui par leur sonorité donnaient les plus belles des formules magiques. Dismé se verra confrontée tour à tour à un Ting, un artefact magique qui l’interrogera sur un certain livre que son père possède, quelques Kweis et démons affublés à d’obscures tâches mortuaires et un étrange songe, une voix se présentant sous le nom du "Signe des gardiens" au symbole figuré par un huit horizontal, symbole grecque représentant l’infini. Elle ne sait pas encore qu’elle va faire partie d’une quête insensée qui mobilisera toute ses énergies, sa soif de connaître ce mystérieux livre, mais qui suscitera également le réveil d’anciens pouvoirs. De plus, comme le veut la fable traditionnelle, au coeur du monde vient d’apparaître une créature abjecte dont l’unique but semble être de trouver Dismé.

Dickens au pays de l’entropie

En commençant la lecture de "L’Aube du visiteur" on est frappé par une voix singulière, une voix scandant un univers aux dimensions presque hallucinatoires. Dès l’ouverture de son livre l’auteur procède à une évocation et nous présente son univers dans un style oratoire, déclamatoire, presque une psalmodie. Pour se faire, il prend les lecteurs à témoins et fait oeuvre de scribe ou d’artiste visionnaire qui s’amuserait à nous présenter une époque coupée de ce qu’on nomme si communément "L’histoire" par le médium de véritables tableaux successifs, l’onirisme reléguant une urbanité ayant brisé les normes communément admises. Il se place ainsi en quelque sorte derrière son oeuvre et indique par ce ton distancié une perspective décriant une architecture disproportionnée, marquée par une espèce de pathos propre aux sociétés utopiques ou à des mondes baignant dans un climat à la manière d’un Ballard, mais sans la présence des éléments relevant d’une météorologie subversive comme toile de fond ou acteurs du récit. Tepper nous brode la texture d’un monde presque irréel au départ, mais qui, peu à peu, s’étoffe puis s’impose comme une réalité unique où chaque personnage est porteur d’une histoire personnelle. Avec un sens de l’effet et une gestion parfaite de l’intrigue, Tepper nous dresse au fil des pages le portrait d’une société régie par des règles de comportements (les rapports ont été réinventés comme pour mieux signifier cette société naufragée reconstruite sur les cendres d’un cataclysme) , des frontières bien déterminées (une Citadelle) en un monde où le temps semble s’être lui-même échoué sur les rives d’un univers amorphe, cassé dans son lien avec son passé. Allier le ton dépressif mais plein d’entrain propre à Dickens à un contexte propre à la Science-Fantasy aurait pu relever de l’entreprise impossible s’il n’y avait eu ce talent unique, cette écriture parfaitement rythmée alternant entre scènes intimistes, relevant d’une quotidienneté difficile, et de purs moments poétiques, où un lieu abandonné, une parcelle d’urbanité à la dérive
(un mur brisé) , se trouve soudain porteur de phénomènes annonçant un magique sans véritable chaînes de cause à effet (le magicien et ses sorts) mais relevant d’un continuum échappant à la temporalité du monde de Dismé. Le prophétisme de l’histoire fait que Dismé se voit choisit sans pour autant manifester une surn-ature, si ce n’est certaines aptitudes qui en font un être différent propre à susciter le rejet et la haine de ses condisciples un peu comme le fit Théodore Sturgeon pour les personnages de ses romans (Les Plus qu’humains).
Le monde de Tepper est tiré entre un univers "d’après la grande catastrophe" et une société dont les rapports arbitraires entre les protagonistes relèvent des contextes "Dickensiens". Cette Science-Fantasy extraite de la pure science-fiction et des archétypes figés de la Fantasy se distingue évidemment du fantastique. Le "c’est déjà arrivé" surpasse l’incertitude entre les deux hypothèses que sont l’incident préludant à un retour à la normale et l’incident en tant que signe du basculement de la scène dans un monde autre. Dès lors, les éléments de la sur-nature arrivent comme des événements à part entière, sans l’affect du sacré et de la superstition. Ce qui relève plutôt de la superstition dans le monde de Tepper ce sont d’une part cette difficile opposition entre les nouveaux rapports imposés et d’autre part cette survivance d’une mémoire propre à un lien originel, celle de la famille naturelle. Avec cette Science-Fantasy nous ne sommes plus dans ce fractionnement du rapport au même ou à l’autre. Uniformité d’un monde, "néantissement" des rapports et des topos, Tepper est parvenue à pallier les carences classiques de cette Science-Fantasy souvent éprise de péripéties par des préoccupations purement humaines, existentielles. Par delà les contextes aventureux on peut dénoter un "paratexte" qui viserait, lui, à une exploration des méandres de l’âme féminine en un monde fortement inspiré de la trame propre à Dickens. Ainsi, Dismé, à la manière d’un David Copperfield, naît en un monde qu’elle ne comprend ni n’accepte dans ses rapports imposés et sauvages. Elle campe ainsi une autre orpheline, perdue dans sa cité, ce Londres parallèle, un monde où elle va se sentir appelée à une quête personnelle. Roman d’apprentissage, "L’Aube du visiteur" ne pourra laisser indifférents celles et ceux qui se seront laissés séduire par ce ton décalé, en un univers où le scientisme ancien et des référents de la sur-nature jouent un incroyable jeu de faux semblants, si bien qu’on en arrive à douter de pouvoir en dénouer le vrai du faux. Une histoire où le sacré, la divinité sont acceptés et désignés comme tels, un peu comme le juste milieu aristotélicien, sans les détrôner de leur normativité et des processus de croyances qui y sont attachés. Au delà de la fresque de fantasy, ce livre est une remarquable étude sur le "croire" et sur la maturation, mais également, et c’est là une bifurcation totalement aboutit par l’auteur, des faillites inhérentes de ces systèmes. Ainsi, de l’acceptation du don de guérir il en est de même de l’acceptation des sacrifices qu’il encontre, sauver une vie pour des milliers d’autres perdues, oubliées. En sortant de ce livre, cruel parfois, on ne pourra qu’être subjugué et écraser une larme devant ce tableau des faillites de le divinité si elle venait à naître en notre réalité. Divinité née sur le limon d’un monde détruit par "L’Evénement", la "petite déesse"est un peu le Dieu de l’ancien Testament. Comme si, cette humanité, étant arrivée à la fin d’un cycle, recommencerait un peu une nouvelle genèse. Faut-il l’écrire pour s’en souvenir ou tout simplement apprendre soi-même et apprendre aux autres pour ne pas refaire les même erreurs. Subtile interrogation d’une survivante qui eu derrière elle un monde où on confondait trop souvent le célèbre "voir c’est croire", palimpseste maudit de nos sociétés modernes, fabrique de monstres intelligents mais sans cervelle. Sauver un pour en laisser mourir des milliers d’autres demeure un peu cette "diagonale du fou" d’un monde où il est difficile de parvenir à rassembler les contingences. Beau et triste, ce récit est un réquisitoire sur nos préjugés, les normes et les valeurs qui y sont attachées, mais aussi et surtout sur les rapports que nous nourrissons sur ce dieu qui n’est pas là, ce Dieu qui est à venir mais qui ne vient pas. On pense un peu au "En attendant Godot" de Beckett, le tragique en moins, le sage silence en plus, verbe féminin, plus du tout le verbe masculin des grands commencement. Une certaine idée de l’éternel retour, par delà la fiction, et une victoire sur l’histoire qui se répète. Ecrire ou ne pas écrire ? Ces Dieux et ces hommes ont ils encore besoin de cette relation en un monde de la contingence ?
Il est fort à parier que Sheri Tepper deviennent un jour le Cordwainer Smith féminin, par les superbes touches humanistes qui parsèment son oeuvre et qui touchent toujours là où il se doit. Du grand art !

L’Aube du visiteur, Sheri S. Tepper, Mnémos, collection Icare, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sandra Kazourian, couverture de Julien Delval, 535 pages, 24 €.


Tout comme la grande Andre Norton, Sheri Tepper est sous traduite en France, et à la lecture de ce texte vous vous rendrez compte combien c’est dommageable pour le genre....




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