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  Sommaire - Livres -  M - R -  Mother London
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"Mother London"
Michael Moorcock

Editeur :
Denoël (11 mars 2002)
 

"Mother London"
Michael Moorcock



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Au commencement, il y avait la Ville. Londres ! Londres ! Londres aux mille facettes, déesse-mère des temps modernes, à la fois dévoratrice et nourricière, jardin et brasier, où l’humanité s’agite comme une armée de pantins, au bout de fils qui tournent en cercles pour le moins hasardeux...


Prenons l’exemple du citoyen Josef Kiss. Ancien héros de la bataille d’Angleterre, où il avait bâti sa réputation en retrouvant des survivants dans les décombres du Blitz et en désamorçant quelques bombes foireuses, ce colosse - derrière la bonhomie trompeuse - n’en mène pas moins une vie de souffrance discrète, mari déchu, père ignoré, tiraillé qu’il est entre sa vocation contrariée d’acteur à oscars, ses penchants pour le boire, le manger, et les parties de jambes en l’air, et sa prodigieuse habileté de télépathe, capable de percer n’importe quel esprit, mais dont la nature même le dessert beaucoup et l’oblige à une constante vigilance, sous peine d’ostracisme total.


L’extravagant Mr Kiss n’est pourtant pas le seul monstre à arpenter les rues de Londres : comme si la Ville, en se transformant ou se déformant sous l’acide de l’Histoire, avait accouché de troublantes singularités, excrétions de ses vices ou modèles d’évolution pour les générations futures.


Tenez, le cas de cette Mary Gasalee mérite qu’on s’y attarde un peu. Miraculée du Blitz, elle cherche à renouer avec les pans d’un passé largement oublié, depuis la mort de son époux lors d’un bombardement ; elle cherche aussi à rattraper le temps perdu, puisque cette affreuse expérience l’a laissée inanimée pendant quinze ans, quinze longues années d’une virée comateuse, dans un Londres onirique peuplé par ailleurs de créatures très prégnantes. Temps perdu ? Oui, mais pas de la manière qu’on pourrait imaginer. Parce que son corps désormais s’est soustrait à l’altérité, parce qu’elle entend des voix de toutes les époques, parce que tout ceci révoque en doute ses anciens repères, parce qu’elle a le sentiment de ne plus s’appartenir ni de se reconnaître, Mary n’aspire en fin de compte qu’à un peu de stabilité, en elle et autour d’elle. Il faut vivre, et doublement, la vie qu’on lui a rendue. Elle n’aura donc de cesse de réaffirmer cette identité menacée, à tout propos, par tous les excès possibles : boulimie de lecture, boulimie de sexe. Ce ne sont pas Mr Kiss et Mr Mummery, ses deux amants attitrés, qui s’en plaindront...


Parlons maintenant de cet autre curieux spécimen de plus-qu’humain qu’est David Mummery. David a des visions. Il a un don pour deviner les choses. Sauf qu’on ne sait jamais chez lui ce qui est réel de ce qu’il a inventé. Littéralement, David habite un monde imaginaire, nourri par la bohème et son enfance qui balance entre une mère foldingue, un oncle politicard, des histoires de famille à n’en plus finir, des cavales à droite à gauche, des amitiés mal placées et d’autres plus réussies, des jeux de vilains, les pulps et la lecture assidue de Dickens. Instable, hyperactif, hypersensible, obsédé par la légende d’un père qu’il n’a pas connu, il ne trouve de repos que dans la tenue d’une sorte de journal intime. Pas étonnant en fin de compte qu’il soit devenu écrivain ; même si c’est pour traquer l’insolite, les récits d’un Londres mythique, jusqu’à ce peuple secret qui, dit-on, hante les égouts et le métro...


Comme on peut s’en douter, la Ville possède bien d’autres figures attachantes ou dérisoires, héros anonymes qui se croisent sans se reconnaître : blancs, noirs, jaunes, athées, protestants, juifs, homos, bohémiens, ruffians, violeurs, voleurs, assassins, as de la finance, touristes, travailleurs, immigrés des campagnes et d’ailleurs, gens qui rient, gens qui pleurent, qui sont pris dans le maelström toujours plus rapide des événements, qui s’aiment, qui se déchirent, qui rêvent, qui perdent leurs illusions avant de s’égarer dans le marigot d’autres utopies, qui vieillissent, et au total qui meurent. Voilà Londres, sa fange et sa gloire, une somme de trajectoires humaines, de destins individuels et collectifs. Mais en définitive, au-delà de ces tranches de vie passées à la loupe, c’est bien la Ville elle-même que le roman met en lumière, Babylone aspirant à devenir Jérusalem, creuset où tout commence (toujours) et où tout doit retourner.


Depuis sa parution en 1988, aucun éditeur français ne s’était proposé pour la traduction de cette fresque monumentale, considérée comme le chef-d’œuvre de Michael Moorcock. L’oubli est réparé, grâce au courage des éditions Denoël, dont le catalogue ne cesse de gagner en qualité et en sérieux.


Avec un tel pavé (632 pages tout de même), il est vrai que l’auteur en aura sans doute effrayé plus d’un ; mais l’ampleur du développement ne peut se mesurer ici qu’à la difficulté du pari, rien moins qu’une tentative de conciliation entre deux termes que seule la curiosité intellectuelle fait se rejoindre. Pari difficile donc, car en plus du traditionnel exercice de redéfinition / redéploiement du genre SF, de la démonstration de sa modernité et de sa capacité à fusionner avec d’autres littératures (mainstream ; naturalisme ; nouveau roman), faut-il voir dans cette autopsie au scalpel, dans cette intimité mise à nu, la volonté par Moorcock de rendre un vibrant hommage littéraire à la métropole qui l’a vu naître. Mais à force de cartographies et de vues en coupe, on pourra regretter que Mother London s’enferme un peu trop dans l’analyse critique, dans une forme de militantisme nombriliste et généreux en faveur de l’interlope société londonienne, au détriment de ce qui constitue le sel de toute fiction classique : une intrigue et des personnages solidement campés.


Soyons justes : si Moorcock n’oublie pas d’illustrer ses engagements et savants propos par une bonne dose d’exemples vivants (et combien !), il n’évite pas toujours le piège du jeu intertextuel. Le cœur de l’ouvrage oscille entre visions iconoclastes, paraboles éclairées (se reporter à la scène du manège...), et puissante psychothérapie de groupe, sous la forme d’une construction résolument chaotique, éclatant la narration, recourant à l’inclusion de pensées éparses, de digressions multiples sur des détails de géographie ou d’histoire, de chassés-croisés, de retours et de détours incessants dans la mémoire de ces trois caractères majeurs que sont Josef, Mary et David (dont on notera au passage le patronyme et la stature quasi biblique...).


Les intentions de l’auteur peuvent alors échapper. Et pourtant, ce parasitage en règle de la mise en scène s’avère en fin de compte l’unique manière de restituer la complexité d’un tel microcosme. À la fragmentation du contexte, répond une fragmentation du récit, comme dans un miroir. Si l’étrange parti pris stylistique de Moorcock n’est pas exempt de difficulté, s’il complique singulièrement la tâche d’un lecteur habitué à une confortable linéarité spatiale et temporelle, il est obligatoire pour créer une impression de profondeur et de vitalité suffisamment réaliste. Londres ne s’est pas faite en un jour, Moorcock sait bien qu’un seul livre ne suffirait pas à en exposer tous les replis. Aussi se contente-t-il de proposer des pistes, une sorte de mode d’emploi à l’usage des explorateurs impénitents que nous sommes. Non pas en vue de trouver quelque cohérence miraculeuse à un puzzle impossible, mais simplement pour mieux appréhender une vérité parmi d’autres ; le sens ici ne réside nullement dans l’hypothétique raccord d’une ligne rompue, dans le rassemblement de morceaux dispersés, mais dans la rupture et la dispersion même. D’ailleurs, y a-t-il vraiment quelque chose à comprendre ? N’est-ce pas la fonction des labyrinthes que de laisser l’explorateur désorienté ?


Mother London n’est pas de ces romans qu’on apprivoise facilement. Certains inconditionnels de l’auteur (période Elric) jugeront sans doute l’ensemble trop décousu pour y trouver leur compte. C’est le risque de la démesure. N’en reste pas moins un texte parfaitement abouti et marquant, œuvre d’un écrivain parvenu à maturité et dont l’ambition repousse sans cesse les limites du genre. Rendons grâce encore une fois à Denoël d’alimenter le paysage de la SF française en mets si précieux, même si le coût prohibitif de l’ouvrage et son côté expérimental, éminemment cérébral, risquent de le couper du large public qu’il mériterait pourtant. Tant pis pour ceux qui manqueront le rendez-vous. Il serait dommage et triste (voire suicidaire) que la SF se réduise au cadre strict des best-sellers estampillés Star Trek ou Star Wars, n’en déplaise aux habitués des rayonnages de supermarché...


Mother London, Michael Moorcock, éditions Denoël, traduction : Jean-Pierre Pugi, 632 p.


Ramsès





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