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  Sommaire - Films -  S - Z -  Sans un bruit (A quiet Place)
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"Sans un bruit (A quiet Place) " de John Krasinski

 

Oui, mais

Scénariste : Bryan Woods, Scott Beck & John Krasinski, d’après une histoire de Bryan Woods & Scott Beck.
Acteurs : Emily Blunt, John Krasinski, Millicent Simmonds, Noah Jupe.
Distribué par Paramount Pictures France
90 mn
Sortie le 20 juin 2018
Note : 7/10

La famille Abbott vit un véritable calvaire. Confinés dans leur maison quelque part dans le Midwest, les Abbott doivent leur survie à un silence absolu et continu. Le danger : une race de créatures, apparemment extra-terrestre, qui aurait décimé la terre entière s’attaque à tout ce qui fait du bruit. Le bruit, leitmotiv d’un drame allant en crescendo, va connaître sa consécration quand, se retrouvant toute seule, Evelyn Abbott perd ses eaux, annonce de l’accouchement de son nouvel enfant. Dès lors, les créatures investissent la maison des Abbott pour un final où père, mère et enfants vont devoir pousser leur instinct de survie jusqu’à ses plus extrêmes retranchements…

Le « Survival » est un incontournable du cinéma de ces quarante dernières années. Que ce soit le péril animal (les rats, etc.), ou celui de la guerre nucléaire dans les années 70/80, ou celui beaucoup plus prégnant des extra-terrestres dans les années 90/2000, le cinéma fut très riche en franchises plus ou moins argentées pour offrir aux spectateurs ce sentiment du total abandon qui mêlé à celui de l’instinct de survie n’a eu de cesse de fasciner des générations. Avec « Sans un bruit » de John Krasinski, il nous semble franchir un nouveau seuil, celui du silence. En effet, lorsque la menace physique se double d’une cause apparemment anodine, à savoir l’émission du moindre son, fatal pour les victimes, il va sans dire qu’on aurait tout à craindre d’un tel pari filmique. Bref, comment survivre dans une espèce de Jurassic parc du futur où là ce n’est plus le mouvement qui est cause de mort, mais bien le son. Car nos créatures sont aussi aveugles qu’elles ont une ouïe développée, une particularité qui entérine le drame paranoïaque dans une fin de non-retour. Car la famille Abbott ne se fait aucune illusion. Comme plongée dans un univers carcéral rappelant les camps de concentration, elle va s’efforcer de survivre, quand bien même tout est foutu. Et c’est là la force principale de ce film, cette belle obstination à vouloir vivre dans un univers dévoré par l’entropie d’un nouvel ordre naturel où tout ce qui vit et produit du bruit est condamné à une sanglante destinée. Le réalisateur l’a lui-même fait remarquer. Il n’a pas réalisé un film horrifique comme le genre l’affectionne. Il a produit une sorte de métaphore sur notre propre existence et sur cette folie d’un monde où nous ne sommes jamais certains de pouvoir préserver notre propre descendance. A quoi bon alors ? C’est ce questionnement qui surgit soudain au détour d’une séquence si pleine de silence qu’elle en devient incroyablement bruyante. La trame philosophique s’exprimera cruellement à travers chacun des personnages, notamment celui de leur fille, Regan (impeccable Millicent Simmonds), qui de plus est sourde et muette. Dès cette prise de conscience, le spectateur se fera son propre examen de conscience devant le courage hors pair de cette famille, et de ce père qui ira jusqu’à son propre sacrifice pour donner ne serait-ce qu’une seule chance à sa descendance. Et c’est à la juste fin du film que l’on découvrira que le sacrifice a porté ses fruits. Car c’est au sein même du bruit que Regan et sa mère vont trouver le moyen de rendre justice à leur famille, et quelque part à cette humanité à l’agonie.

Mais la force de ce film est également sa faiblesse. En prenant à bras le corps la thématique du silence comme centre de son histoire, Krasinski en devient fatalement dépendant. Et il manque à lui offrir l’extension formidable à laquelle ce film avait droit, notamment à l’exploration de ce monde tout autour de cette maison, des rencontres, même furtives, qui auraient pu offrir des tribulations plus palpables à cette famille confinée dans le silence absolu. À force de ne vouloir parler que de leur isolement, le réalisateur coupe son film de toute audace scénaristique et l’enferme dans un mutisme schizophrénique qui atrophie toute mise en relief des personnages. Ce manque de « rencontres », de coups de théâtre, de scènes plus variées aussi, nuit à la fonction principale du film qui est de tirer les spectateurs par le haut. L’histoire du cinéma nous a montré combien tout n’était pas qu’une simple question de moyens, mais de mise en scène. Un Spielberg dans son incroyable « Guerre des mondes » (2005) ou un Shyamalan dans son « Signes » (2001) nous ont démontré combien la tension dramatique avait besoin d’éléments les plus divers afin de produire son trauma sur le spectateur. Peu importe ici que le contexte soit le plus dépouillé possible (la fin de l’humanité a déjà eu lieu), le déroulement de l’histoire avait besoin d’indices, de pièces à conviction, de détails, même succincts, qui auraient pu apporter grandement de la force à la dynamique de l’œuvre en son entier. De juxtaposition de séquences nous démontrant par l’absurde ou bien la logique comment et aussi pourquoi cet univers du silence peut produire un quotidien de vie effrayant. Mal exploitée, cette possibilité quant aux angoisses individuelles connectées à cet univers effroyable aurait pu renforcer cette faconde paranoïaque. Voilà pourquoi on y croit presque, sans y croire tout à fait… Les personnages en souffrent parfois, comme un manque à faire transpirer le sentiment de la perte. Nous prendrons ici pour exemple la scène dramatique du jouet qui cause la mort de l’un des enfants. A ce niveau, c’est Regan qui semble la plus convaincante, le père s’efforçant de marquer la chose en brûlant son effigie, comme un indien le souvenir d’un membre de sa tribu, sans la sincérité de ce dernier. En même temps, sachant ici que ce n’est plus le milieu qui a changé, mais bien tout un univers du langage, et donc du sens, il semble naturel que les protagonistes manquent à traduire les sentiments qui les animent, car ils sont comme transfigurés par un état d’urgence permanent leur interdisant toute fioriture sentimentale, toute expression affectée. Mais certains y verront cependant un manque. La séquence de la cascade d’eau est en cela frappante puisqu’elle ouvrait à des options plus riches afin de mieux étaler des affrontements qu’on aurait espérés plus ingénieux, quand bien même les prédateurs étaient trop puissants pour permettre de telles subversions quant aux règles du silence.

L’autre point faible de ce film pourtant réussi se situe dans la conception même des créatures. L’ingéniosité d’en avoir fait de véritables machines à tuer presque automatisées nous renvoie à un film fort peu souvent cité, mais qui en est une inspiration certaine : Planète Hurlante (1995, Christian Duguay). En effet, la manière dont John Krasinski met en scène ses extra-terrestres rappelle indéniablement les fameux « screamers » où machines hurlantes de Duguay sur sa planète lointaine où deux consortiums financiers s’affrontent. C’est la même tactique, furtive et abrasive, la même furia aussi. Le mode vibratoire du film de Duguay étant à ce stade une sorte de palier à ce totalitarisme du son dans le film de Krasinski. Nous retrouvons la même chose dans la saga « Tremors » des années 80 où là c’était des Vers géants provenant du plus lointain passé, et qui investissaient toute une région américaine. Le danger ne vient dès lors plus que de nous même. Un peu comme une métaphore de l’existence où chacun de nos pas peut nous conduire à une fatalité, ou à une sauvegarde provisoire. La noirceur symbolique fait ici relais à un contexte où l’homme a perdu son rand dans le règne animal, il a été comme supplanté par plus fort que lui. Ou a-t-il perdu tout simplement sa centralité sur un monde devenu de plus en plus hostile sous le verni du « tout civilisationnel » ? Un monde où l’on peut perdre ses enfants sans jamais les retrouver, un monde où dans le fond on peut devenir un esclave sous diverses méthodes, même les plus insoupçonnées. C’est de ce monde dont nous parle Krasinski, le notre, celui que nous nous sommes forgé et que nous imposons à des enfants qui eux-mêmes l’imposeront à d’autres. Il n’en demeure pas moins que ces créatures extra-terrestres sont mal conçues. Le syndrome de la franchise « Alien » semble être une fois de plus passé par là. Là où Christian Duguay avait eu la sublime ingéniosité de concevoir des prédateurs mécaniques, sortes de drones des sables capables de s’incorporer dans des corps humains dont ils devenaient les hôtes, John Krasinski se limite à des variantes sur un même modèle. Comme si du film « Alien » de 1979 à ce dernier, en passant par ceux de la saga « Independance Day » le cinéma serait devenu incapable de produire autre chose de plus convaincant. Dès la première confrontation directe, le spectateur se lasse devant une impression de déjà vu là où on se serait attendu à une surprise comme dans le film fascinant de Christian Duguay.

Le final de « Sans un bruit » pourra peut-être lui aussi poser problème. En effet, ce coup de théâtre, qui évoque bigrement celui du « Signes » de Shyamalan et son eau salvatrice, échoue pourtant à produire son délicieux trauma sur le spectateur. Parce que trop vite amené, et peut-être pas avec la rigueur nécessaire, la séquence fait un peu trop vite retomber la tension dramatique. Encore une fois trop confinés sur eux-mêmes, trop réduits à un langage que le réalisateur aurait gagné à approfondir, les protagonistes manquent à transmettre cette émotion ultime du renversement des forces. Bien loin de nous rassurer quant à la signification du sacrifice, la scène nous frustre d’une émotion qui alors aurait pu dépasser le fil silencieux qui avait tenu tout le film. Des dires ou des paroles de la part de la mère voir un brusque retour de la parole chez la fille muette aurait pu alors peut-être produire ce contraste saisissant avec tout ce qui avait précédé. On se dit qu’à ce niveau un Shyamalan et ses petites touches magiques auraient su y faire. Et c’est là un autre petit regret. Il ressortira de ce visionnage comme une impression d’inachevé. De pas abouti. Comme si, dans la jouissive aventure d’une famille interdite de parole il avait manqué de quelque chose pour qu’encore une fois cette humanité triomphe malgré tout. C’est cette ambition-là, à la toute fin du film, qui manque. Comme d’un outrage ultime. Certains y verront peut-être bien au contraire une qualité, surtout dans un monde aussi infériorisé par la prolifération de ces prédateurs. D’autres se désoleront de ce manque d’un coup de nerf à bœufs. Comme d’un poing levé face au totalitarisme d’un monde qui se rapproche du nôtre, d’une bien curieuse manière. Comme si John Krasinski n’avait fait que nous mettre un voile devant les yeux pour que nous ayons au moins le courage de l’ôter par nous-mêmes et nous rendre compte combien ces « Abbott » c’est nous.

Non, ce film est loin d’être condamnable, car il est ingénieux. Il est juste maladroit dans la mise en œuvre de ce monde du silence trop souvent réduit au confinement schizophrène de ses protagonistes. Des protagonistes qui jamais n’explorent, mais intériorisent, peut-être trop d’ailleurs. D’où cette fin en forme de boutade, limitée et autosuffisante, sans cette arrogance humaine qu’il aurait été de bon ton de faire passer. De par les qualités indéniables de son réalisateur « « Sans un bruit » est à marquer d’une pierre blanche. Premièrement parce qu’il génère un sentiment de totalitaire et de concentrationnaire sur l’esprit des spectateurs, et qui n’est pas sans rappeler notre passé immédiat. Ensuite, par cette manière qu’il a de nous présenter une autre forme d’oppression qui, elle, évoque directement le communisme de récente facture. Mais ce qui demeure le plus lancinant dans cet « Alamo » post-apocalyptique c’est bien cette impression qui nous prend soudain d’être déçus par une humanité qui semble perdre pied dans la fiction. Nous sommes là bien loin du vitalisme de « La planète des singes » de Franklin Schaffner (1968). Comme si le cinéma correspondrait à un situationnisme nouveau où, en définitive, nous serions soudain sortis de l’effervescence post soixante-huitarde pour nous confiner, pour ne pas dire nous vautrer, dans cet immobilisme d’un temps où il ne faudrait plus nous révolter, nous affirmer et nous battre, mais bien nous soumettre à une tyrannie qui à force de se dissimuler sous les traits les plus anodins en serait venue à frapper comme ces « screamers », sans que nous puissions y faire grand-chose. Et bien pire, nous tenir par cette ultra violence dans la prohibition d’une parole critique dont nous serions privés de manière arbitraire. Telle est l’angoissante pensée qui ressurgira dans l’esprit de certains au sortir d’un tel visionnage. Animaux-machines et humains porteurs de torques ne seront ici que les formes extrapolées des horreurs déjà préparées dans nos sociétés, même au sein des plus rassurantes et protectrices d’entre elles. Ce film aura en outre l’immense vertu de nous démontrer que l’issue ici ce n’est pas forcément Dieu, mais bien nous-mêmes. Et est-ce que ce ne serait pas là que se situerait vraiment Dieu…

Inabouti, mais réussi.

Emmanuel Collot

Interviews du réalisateur et des acteurs et autre chronique du film par Marc Sessego dans le Sfmag No 101 en kiosques à la mi-juillet

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