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Sommaire - BD -  Chroniques de l’ère Xénozoïque


"Chroniques de l’ère Xénozoïque " de Mark Schult


Sur une Terre transfigurée, quelque part au 26 ème siècle, une humanité commence à peine à remonter à la surface d’un monde qu’elle a du quitter devant la montée irrépressible de la pollution. C’est dans ce New-York là que Jake « Cadillac » Tenrec nous fait partager son quotidien. As de la mécanique et personnage charismatique, Jake, issu des tribus des mers, va soudain devoir donner le change à la mystérieuse émissaire envoyée par une cité rivale des tribus des plaines : la belle et scientifique Hannah Dundee. Lancés dans une équipée sans commune mesure au sein d’un écosystème retourné à la préhistoire, dans le but de trouver les mystérieuses mines de Calhoon, Jake Cadillac et Hannah vont vivre une odyssée barbare sans commune mesure dans un univers où la vieille race des dinosaures a repris son règne, tandis que se devine en filigrane de leurs périples l’existence d’une autre espèce intelligente aux motivations inconnues...

Mark Schultz est-il vraiment encore à présenter ?

Prodigieux artiste issu de l’école Frazetta des années 80, Schultz a fait sensation quand, en 1986/1987, il publia cette fresque restée inachevée. Inconnu alors, il avait durablement marqué les esprits pour son crayonné presque aérien, ses teintes « aérographiques », le tout dans un style évolutif égrené avec la parcimonie nécessaire pour conférer à cette fresque à épisodes son cachet magique et monumentale. Ce jeu des noirs et blanc sur des gris presque nébuleux, gommés, voir délavés, ce trait fait d’ombres anguleuses signifiant des profondeurs, et d’encres saturées soulignant des contrastes servant à signifier, là des impressions dramatiques imprimées dans les regards, ailleurs des pauses outrées ou des dynamiques brisant la structure du récit linéaire, toute cette conflagration artistique finit par inventer un véritable style à part entière.
Brisant les règles du dessin, commuant le récit Fumetti façon « Allan Ford » et ses hypertrophies des proportions et tailles en une symbiose graphique, presque lacunaire par moment, frôlant le tableau de maitre, façon David Bernini au moyen de lignes et de formes propres à produire la tension et l’action, à d’autres, Schultz nous enivre, nous subjugue, nous bouleverse. Doué d’un « art élastique » où l’on suit l’évolution des traits d’un visage comme celui d’Hannah, à la manière d’une véritable ligne temporelle, Schultz nous déchire presque un pan de cet univers dantesque dans lequel l’anodin intimiste côtoie le prodige monumental en des plans séquences presque cinématiques. Ceci pour nous en refermer l’accès à l’ultime case, quand on est prêt à basculer, pris que nous sommes dans le sortilège de son trait abrasif et sa verve presque proverbiale.
Par petites touches, dans de petites histoires alimentant chaque fois un peu plus un vaste tableau sauvage et baroque, Schultz nous dévoile les décors et saynètes d’une fresque qui demeurera dans les mémoires comme la plus belle sans doute. Quant on se souvient de l’excellence de son travail sur la réédition Conan parue sous les mains très compétentes de Patrice Louinet chez Bragelonne, on reste rêveur sur ce qu’il aurait pu en faire si un temps seulement il avait eu envie de nous entraîner sur les rivages Hyboriens de Robert Howard.
Belle et sombre, inachevée, sensualiste et épurée au fil des cases, cette échappée picturale révèle avant tout un talent vitaliste et évolutionniste ne se contentant jamais d’une forme primitive qu’on se bornerait à reconduire au fil des pages et des fascicules. Mais bien d’un symbiote qui change, se transforme, mute, au fil d’une rencontre qui ne se fera pas puisque l’histoire s’arrête là, sans commentaire ni effet d’annonce autre qu’un visage soudain embrasé de lumière révélant « l’autre ». Un effet d’annonce à la manière d’un Conan Doyle dans « le monde perdu » propre à susciter une fascination ultime, un non dit soudain capturé par le flash furtif et voleur d’un appareil photo logé dans l’invisible de l’atelier de l’artiste/conteur. Conférant de fait aux ultimes planches de ce chef d’œuvre une texture presque cosmologique, entre évolutionnisme Darwinien et récurrences subtiles reptiliennes.
Située quelque part entre Mike Hoffmann et Frank Frazetta, on peut dire que cette bande-dessinée est une sorte de retour à ce qu’aurait pu être le premier s’il ne s’était pas consacré au cliché populaire publiciste, sans ligne directrice ni projet d’ensemble. Comme elle pourrait être un clin d’œil au second, s’il ne s’était pas cantonné dans la statuaire d’une peinture à laquelle il préféra lui enlever sa dynamique mobile pour lui préférer une cinétique de la fixité. Prenant donc des deux artistes, l’art de Schultz possède cette belle impertinence qui est de se jeter dans la structure même du récit pour enfin intimer au trait ce pouvoir évolutionniste accompagnant l’expansion de son univers comme d’une chose presque naturaliste. Ludique, esthétique, puissant et parfait. Le seul défaut de Mark Schultz c’est qu’il n’est pas assez productif pour nous offrir plus souvent ce genre de miracle pictural. Et à la lecture de cette réédition fascinante autant qu’essentielle, on ne pourra que lui reprocher un manque d’ambition, voir une mauvaise volonté artistique, qui fruste le lecteur d’un talent aussi inégalable que fut celui d’un certain Frazetta en son temps. Et là, on est soudain déçu.

Emmanuel Collot

Chroniques de l’ère Xénozoïque, Mark Schultz, traduit de l’américain par Janine Bharucha et Achille, revue et corrigée par Dominique Gervais, 347 pages, 28 Euros.




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